Friday 6 March 2020

UN NOUVEAU PARADIGME POUR LE CORAN





un des plus anciens manuscrits du Coran maintenant en Grande Bretagne


M. A. Amir-Moezzi et Guillaume Dye (dir.) : Le Coran des historiens, T. 1, Etudes sur le contexte et la genèse du Coran, T. 2 (en 2 volumes) Commentaire et analyse du texte coranique,  1022 & 2390 pp, Cerf, 2019.

          L’ampleur de ce Coran des historiens dont les pages imprimées dépassent les 3500 (suivies d’un 3ème volume à paraître sous forme électronique pour la liste des nouvelles études en perpétuel accroissement depuis 1990 et 2000) ainsi que « la rigueur, la précision et l’érudition scientifiques » de ce docte corpus ne doivent pas détourner le lecteur cultivé de ce livre encyclopédique. D’abord il cherche à mettre, au prix d’efforts louables, la synthèse des études passées et le résultat des recherches actuelles sur le Coran à la disposition du plus large public. Ensuite, la lecture des textes introductifs est aussi passionnante que celle d’un roman policier dont on cherche à résoudre l’énigme mais dont les indices s’évaporent soit pour être des preuves insuffisantes soit pour s’intégrer dans des scenarii plausibles et contradictoires. Constructions  scientifiques et antiroman mêlés, pourrait-on risquer, sans porter atteinte aux apports de l’entreprise et en reconnaissant son extrême richesse et son sérieux.
          Le Dictionnaire du Coran, dont nous avons dit tant de bien ici même (avril 2008) et qui a été dirigé par l’un des codirecteurs du présent ouvrage s’appuyait principalement sur les sources musulmanes, faisant une place nette aux sources chiites. Celui-ci ne le fait que très secondairement, s’occupe du livre saint de l’islam comme « document historique, littéraire, linguistique et religieux du VIIe siècle » et cherche à l’installer dans « les traditions bibliques vivantes de l’antiquité tardive ». Il se fonde exclusivement sur des recherches historiques et philologiques indépendantes du registre de la foi et principalement entreprises par les cercles académiques scientifiques des 2 derniers siècles.
          Le premier volume est une substantielle introduction à l’univers qui a vu naître le Coran : il cherche à présenter ce qui se passe en Arabie et dans ses voisinages lors de l’avènement de Muhammad. Il se subdivise en 3 parties. La première est consacrée aux contextes historique et  géographique : l’Arabie préislamique, les relations entre Arabes et Persans, ce qu’on peut savoir « ou ne pas savoir » de Muhammad, des grandes conquêtes et de la naissance de l’empire arabe (4 chapitres). La deuxième étudie le Coran comme « carrefour » de traditions et de religions de l’Antiquité tardive : judaïsme, christianismes divers, judéo-christianisme, manichéisme, sources dites « apocryphes » ou apocalypses notamment syriaques, juives et zoroastriennes, et, nouveauté, l’environnement juridique (10 chapitres). La troisième aborde le Coran par l’histoire de l’étude de ses manuscrits en Occident, par les approches codicologique[1] et épigraphique, l’étude de son contexte, de sa composition et de sa canonisation, enfin la perception shî‘ite de son histoire (6 chapitres). Une trentaine de remarquables chercheurs de diverses nationalités et académies participent à l’entreprise et font état des plus récentes découvertes archéologiques et autres.
          Le deuxième volume commente une à une les sourates et versets du Coran. Il présente la synthèse des résultats des recherches historico-critiques et philologiques depuis le début du XIXème siècle jusqu’à nos jours augmentés parfois de nouvelles pistes d’investigations proposées par les auteurs. Il comporte lui-même 2 tomes, le premier allant de la Fâtiha à la sourate 26, le second de la sourate 27 à la sourate 114.
          Dans un article central (pp. 733-846), le codirecteur Guillaume Dye fixe les objectifs : non pas faire la synthèse des recherches existantes, mais comprendre la trajectoire des études coraniques en Occident, déterminer les problèmes méthodologiques les plus aigus actuellement posés, et esquisser des pistes de réflexion prometteuses ; un objectif triple « historiographique, analytique et prospectif ».
          Le Coran est un texte énigmatique, profondément anhistorique, polémique, « fonctionnant par slogans ». Il regroupe des genres littéraires très divers : sermons, récits dialogués, controverses et polémiques, proclamations oraculaires, versets juridiques, prescriptions rituelles, hymnes et prières… La tradition musulmane n’a pas nié « un caractère décousu, désordonné, déconcertant et obscur » du Livre, mais elle a fourni un « récit-cadre » pour mettre en ordre inspiration et prédication.
          Le grand philologue allemand Theodor Nôldeke (1836-1930), dont l’influence persiste, a « naturalisé » ou «laïcisé » les récits d’une tradition principalement sunnite : Muhammad est l’auteur du Coran, tous ses morceaux sont authentiques, sa collecte/édition a été réalisée sous l’initiative du calife ‘Uthman (m.656)…Sous l’impact de multiples critiques et en se fiant au texte sans évidemment ignorer les sources islamiques (devenues elles mêmes objet d’examen), les chercheurs ont changé de  paradigme [2], passant à un nouveau cadre définissant les problèmes et méthodes légitimes de leur discipline : rassembler autant d’indices que possible dans le texte même du Coran sans présupposer le modèle traditionnel de sa genèse.
          Le contexte comme la composition du Livre[3] saint posent des problèmes qu’on peut regrouper sous des rubriques abstraites : de quoi parle le texte et de quelle manière ? Comment cet ouvrage hétérogène a-t-il été composé ? Mais les tentatives et esquisses de réponse auxquelles donnent lieu ces questions sont captivantes. Pour ne retenir qu’un exemple, prenons celui du christianisme dans le Coran. D’abord il s’avère que l’arrière-plan chrétien y dépasse le background juif (personnages, traditions, angéologie, démonologie…) Or la présence de chrétiens en Arabie occidentale n’est avérée ni par les sources islamiques ni par d’autres. D’où 4 options pour répondre à la question, dont aucune ne le fait totalement : 1. Le Hedjaz connaissait au VIIe siècle une présence et une culture chrétiennes comparable au reste de la péninsule arabique et à la Syrie et Palestine proches ; 2. Les thèmes chrétiens seraient parvenus au prophète par le biais de voyageurs, marchands, missionnaires…venus à la Mecque ou rencontrés ailleurs ; 3. La carrière de Muhammad s’est déroulée ailleurs qu’en Arabie occidentale ; 4. Une partie du Coran a été rédigée après la mort du prophète. « Ces différentes options sont d’ailleurs, dans certains cas, plus complémentaires qu’exclusives », conclut Dye.
          Près d’un demi-siècle après sa critique par Edward Saïd (1979), l’orientalisme montre sa vivacité. Il a gagné à lui des chercheurs de l’autre rive sans leur faire renoncer à leur croyance. Il étend son champ et renouvelle ses méthodes. N’a-t-il tiré aucune leçon de sa critique ou celle-ci était-elle hors de propos ? La rigueur désormais apportée à la discipline, la disparition d’une certaine hargne, la grande ouverture aux autres sciences de l’homme font état d’un nouveau climat. La critique des sources islamiques  ne fait que les aligner sur les autres sources religieuses. Non seulement elle est en quête de vérité, mais elle « cherche à remplir son rôle civique, aussi modeste soit-il » (M.A. Amir-Moezzi).         



[1] La codicologie est l’étude des livres en tant qu’objets matériels.
[2] Le concept est utilisé au sens que lui donne Thomas Kuhn in : La Structure des révolutions scientifiques, 1970, Flammarion, coll. Champs.
[3] Il semble que pour la vulgate coranique, le rôle important revienne au califat omeyyade de ‘Abd-al-Malik bin Marwan : «  Les symboles suprêmes de l’instauration de la nouvelle religion arabe sont, d’une part, la construction ou l’achèvement du dôme du Rocher à Jérusalem, l’officialisation d’un Coran officiel, appelé la Vulgate de ‘Uthmân, et, d’autre part, la sacralisation des villes arabes de La Mecque et Médine… » M.A. Amir-Moezzi, Le shi’isme et le Coran, T.I, p. 956)  

JOSEPH SAYEGH DANS UNE ŒUVRE ECLATEE





Joseph Sayegh: Journal sans jours (Yawmiyyâtt bilâ ’ayyâm), Dar Nelson, 2019, 418 pp.

Joseph Sayegh est né en 1929, année du jeudi noir, ce qui a alimenté sa tendance naturelle au pessimisme. A son récent livre publié à l’âge de 91 ans,  il est impossible de trouver un sujet, un pôle, un plan. Il passe des souvenirs aux réflexions,  de l’esquisse sociologique à l’écrit autobiographique,  de l’autocritique sévère à l’épanchement lyrique, du fond à la forme, des acquis de la science contemporaine à l’ontologie…Il questionne l’écrit tout en le mettant en accusation : « Toute écriture manque de pudeur », affirme-t-il. « Nous comprenons sur un fond de malentendus».
Des croquis astucieusement dessinés de la vie de naguère à Zahlé, la ville natale, sont parsemés sans ordre ni choix justifiables ; ils viennent directement de la souvenance, investis d’affection,  riches de leçons sociales et psychologiques. Vécus dans la frayeur et l’émotion, les souvenirs sont relatés avec finesse : les premiers amours, la cruauté et l’obscurantisme des responsables religieux, la fantaisie des enseignants dont Saïd Akl, la lutte de parents pauvres et leur sévérité  pour assurer une vie éminente  à leur progéniture, la voix douce de la mère et son chant mélodieux …Ils réapparaissent pour évoquer des villes, des rencontres, des souvenirs estudiantins ou littéraires.
Joseph Sayegh réussit à évoquer son ingratitude envers les personnes qui l’ont chéri, puis à leur rendre justice sans se perdre dans les larmoiements du pardon. « La vie m’a aimé et choyé mais j’ai passé mon existence à l’injurier pour des raisons que j’ignore. » Et de se demander : « Pourquoi la lumière aveugle-t-elle au lieu d’éclairer ? »
Sa vie, il l’a sacrifiée à l’amour si on peut appeler cela un sacrifice. Très tôt il a éprouvé l’extase de la beauté où qu’elle apparaisse et éminemment en la femme, un être investi d’émotions inconscientes et désincarné ; mais un peu plus loin le philosophe en lui proclame : « l’âme, c’est le corps ». Il ne cesse d’écrire, de prendre des risques, maniant une plume arabe de plus en plus alerte et interrogeant l’écriture comme accomplissement miné et la création comme activité vitale.


        

          Journal sans jours nous semble réunir les traits du « style tardif » dégagés par  Theodor W. Adorno (1903-1969), philosophe et musicologue, de la troisième période de Beethoven (« Spätsil Beethovens »), celle de la Missa solemnis,  des derniers quatuors et sonates. Edward Saïd[1] a étendus ces aspects à un plus large éventail de créations artistiques.  Le style tardif se distingue du style dernier ou ultime; celui-ci couronne une œuvre dans un renouveau d’énergie et la pleine harmonie des éléments comme le font les opéras finaux de Verdi, Otello et Falstaff.
Le style tardif implique une tension d’où sont absentes « toute harmonie et toute sérénité », une coupure avec l’ordre social et esthétique dominant, un « exil » né de « l’intransigeance » et prenant le parti pris de l’art « par une combinaison particulière de subjectivité et de convention » ; il s’oppose à l’abdication devant la réalité. Il est l’affirmation de la «totalité perdue » et de la synthèse impossible, le triomphe de l’épisode, du fragment et de la fissure; en lui, cohabitent un retour aux archaïsmes et l’annonce de langages futurs.
         L’âge est endurant, mais longue vie à Joseph !


         



[1] Cf. mon compte rendu (7/12/2012) dans ce blog sur l’ouvrage de Edward Said : Du style tardif, Musique et littérature à contre-courant, (On Late Style),  essai traduit de l’américain par M.-V.  Tran Van Khai, Actes sud, 2012.