Wednesday, 4 May 2016

UNITÉ ET RUPTURES DE SALIBA DOUAIHY









P. Jean Sader A.M.O. : The Art of Saliba Douaihy (Edited by Abb. Antoine Daou A.M.O.) Anglais/arabe, 213+107pp, Fine Arts publishing, 2015.
          Ce n’est pas une invitation au ravissement, mais un vrai ravissement que procurent les toiles de Saliba Douaihy (1910-1994) dans ce livre consacré à son art et si bien illustré. Ce sont particulièrement les pages 73-210 de la partie anglaise (l’ouvrage est en deux langues, ce qui veut dire que les parties arabe et anglaise ne correspondent pas exactement) où se donnent à voir des tableaux de la période abstraite, près de 200 œuvres, qui forment un vrai musée imaginaire. On ne cesse de les parcourir dans les deux sens, on n’arrête pas d’en découvrir l’unité et la richesse. Les tableaux différent peu en variant beaucoup. Ils rivalisent dans l’éblouissement et le renouvellement, imposent cette époque dans l’ensemble de l’œuvre et cette œuvre dans l’histoire de la peinture.
          La période abstraite commence en 1950 avec le départ de l’artiste aux Etats-Unis, peut être en parallèle avec la destinée de Gibran, peut être sur le conseil de Georges Schehadé qui lui « murmura » un soir dans son atelier : « Saliba, le monde nous a dépassés de beaucoup, et nous, nous nous contentions de raconter des histoires. » Pourtant à quarante ans, le peintre né à Ehden, qui a fréquenté l’atelier de Habib Srour (1928-1932) avant d’aller en France parfaire sa formation à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts à Paris (1932-1936) et de Paul Albert Laurens, s’est déjà taillé une place de choix aux premiers rangs  de l’art pictural au Liban. Outre sa maîtrise des conventions de la représentation classique, de la couleur comme du dessin, il fait preuve d’une originalité certaine dans la saisie de l’homme (particulièrement le paysan) et du paysage libanais comme l’attestent ses huiles d’alors. Une grande opportunité lui est donnée dès son retour au pays, celle de peindre le plafond et les hautes parois de l’église patriarcale de Dimane. La commande le conduit à voir grand, le replonge dans ses sources montagnardes et pieuses, l’oblige à se confronter, pour chaque scène religieuse, aux maîtres de la peinture occidentale, classiques ou baroques. A l’intérieur d’un grand fer à cheval qui redouble le paysage de la vallée de la Qadicha dans laquelle l’église est située et dont les couleurs ont retenu les leçons du fauvisme, les grands moments évangéliques se retrouvent avec des personnages surdimensionnés en drapés somptueux. Douaihy donne à la plupart des traits libanais et les habille selon les coutumes locales. La synthèse est puissante même quand elle n’est pas toujours originale. Elle confirme le peintre dans la voie de la peinture religieuse ; il ne cesse de recevoir des commandes : St Jean Baptiste de Zghorta (1955-1956), St Charbel de Annaya (1977), Notre Dame des Cèdres à Brooklyn (1978), Eglise maronite de Youngstone (Ohio). Pour les réaliser, il cherche continuellement à approfondir et étendre ses sources (art byzantin, enluminures de manuscrits syriaques, arts antiques mésopotamien et perse…), à renouveler l’art ecclésial maronite en « l’intégrant » dans une « synthèse libanaise en général et proche orientale byzantino-arabo-asiatique en particulier ». Sa quête le conduit, d’une part à apprivoiser l’architecture de la lumière dans le vitrail (si les bombardements guerriers nous ont fait perdre les réalisations de Annaya, celles d’Amérique restent sauves), d’autre part à donner une place visuelle importante à la calligraphie syriaque et coufique ; elle devient un élément essentiel au carrefour de la tradition, de la rhétorique, du mysticisme et de la modernité figurative et abstraite.





          De la période libanaise à la période new-yorkaise (1950-1975), y a-t-il rupture ? Toute référence à l’objet est abandonnée. La coupure est forte, indéniable, évidente. Son ampleur lui a souvent été reprochée sous le prétexte qu’il n’a cherché qu’à satisfaire un public différent. Mais lui-même a toujours affirmé que de nombreuses personnes qui ignoraient tout de ses travaux antérieurs repéraient, en voyant ses toiles, un apprentissage dans l’art sacral et que les critiques qu’il recevait dans son atelier parlaient d’une œuvre singulière « apportée par un artiste d’orient ». En cela, Saliba Douaihy ne diffère pas des grands peintres abstraits qui ont cherché à affirmer la présence du spirituel en leur art et à rattacher leur travail à une vision religieuse ou métaphysique plus vaste.
          Une approche plus profane demeure permise et elle prend appui sur des propos du peintre réunis en cet ouvrage. Ces toiles, toutes à l’acrylique, peintes en touches larges à la brosse et parfois à la main, sans titres parce que sans sujets, forment, dans leur unité et leur foisonnement, un triomphe de la surface, un hommage à la couleur, une célébration de la vue, un éloge de la vie. Si l’on peut parler de miracle séculier, c’est pour caractériser la facilité (toute d’apparence) avec laquelle Douaihy a pu construire un style abstrait, entre Mondrian et Rothko, mais indépendant de chacun d’eux et bien plus génial que le Hard-edge painting. Il ne se restreint pas à certaines couleurs et n’exclut pas les courbes. S’il « répète une unique forme abstraite », il ne cesse de la casser dans la joie de couleurs audacieuses, harmonieuses ou contrastées,  et de produire les possibilités infinies de ses configurations. Comme il l’affirme lui-même, « la précision n’est pas réellement une question de géométrie, mais une question de lumière, d’équilibre entre différentes intensités de lumière qui crée un mouvement interne en lequel les surfaces semblent définies avec précision. »





          Outre la période abstraite, à côté d’elle, on trouve des tableaux revisitant les paysages libanais, particulièrement Ehden et la vallée sainte. On gagnerait à les voir rassemblés, à les confronter à ceux qui ont précédé le long séjour américain. Ils réinvestissent l’abstraction dans le naturalisme et font un usage nouveau des volumes et des surfaces sans perdre la couleur locale. Curieusement, ils sont parfois préfigurés dans ceux de la fin des années 1940. Un grand artiste ne cesse de bousculer les lignes, de se perdre et de se retrouver.                       

DEUX POEMES DE MOHAMMAD AL ABDALLAH (1946-2016)

Né à Khyam (Sud Liban) en 1946, auteur depuis 1979 de nombreux recueils, de poèmes en arabe classique et parlé, de nouvelles, Mohammad al Abdallah, récemment disparu, a su dans le tragique d’un vécu frénétique, avoir une familiarité ludique avec les mots et les images les plus dénués. « S’il était, d’entre nous, le plus sincère dans sa témérité (tahawwourihi), c’est parce qu’il était le plus téméraire dans sa sincérité », écrit Jawdat Fakhreddine en poète et ami.
De son dernier livre « Actes d’écriture » (A‘mâl al kitaba)(Nadî likouli annass, 2016), nous traduisons ces deux poèmes chantés par Oumaima al Khalil et mis en musique le premier par Hani Siblini, le second par Paul Salem. 



Peinture de Pioch



Cette tête

Cette tête me tuera certainement
Elle ne cesse de penser
Des milliers de fois je lui ai expliqué l'absurdité de le faire
Je lui ai montré les raisons du désespoir
Et elle ne cesse de penser
Je lui dis : convenons
Nous penserons jusqu'à épuiser toute pensée !
Elle dort à contrecœur.
Mais de bon matin elle se lève
Allume sa cigarette, verse avant moi son café
Puis répète récits d'hier et pensées d'hier
Je la lave alors qu'elle pense
Je la peigne alors qu'elle pense
Je l'envoie chez le coiffeur et elle pense
Mais quand je veux penser à un problème qui me harcèle
Ou à une chose qui me touche de près
Elle crie de douleur comme si je la frappais avec une hache
Cette tête me tuera.









Détail d'une peinture de Francis Bacon


L'air en saucisses

Dans la boucherie de l'air
L'air est abattu comme un taureau
Dans la boucherie de l'air
L'air est pelé comme un taureau
Dans la boucherie de l'air
L'air est coupé en deux par la scie
Comme un taureau est coupé en deux par la scie
Dans la boucherie de l'air
L'air est pendu en deux moitiés aux penderies
Comme les deux moitiés du taureau sont pendues aux penderies
Dans la boucherie de l'air
Un boucher vend l'air au poids, des morceaux d'air
Alors que le garçon du boucher, celui de l'air
Remplit dans des boyaux d'air des déchets d'air
Et fabrique des saucisses d'air.









 


Friday, 8 April 2016

TRADUCTION DE OUNSI EL HAGE : « A LEILA »

A Leila

          Il est des morts qui libèrent leurs propriétaires, et je ne te pense pas de ceux-là. L’ange gardien ne retourne que soucieux à ses paroissiens.
          Ta mort, par sa pudeur même, présentait des excuses car tu ne voulais, en dépit des douleurs et de la peur, importuner personne. Et ainsi fut ta vie entière. Tu as continué à incarner le sacrifice jusqu’à ma peur de sa grandeur en toi, et je l’ai haï tant il m’a montré l’infamie de mon égoïsme.
          O ma seconde mère ! Ma face errante était entre tes mains à ton agonie quand tu posas les doigts avec une grâce infinie sur ma tête et  prononças ces seules paroles d’une voix accueillante et consolatrice : « Pourquoi es-tu abattu ? » J’ai pensé alors que tu ne savais pas, ou que tu étais déjà dans un univers de plein ravissement. Maintenant je sais que tu m’as oint la tête de pardon.
          Je me dis pour alléger ma peine: peut être t’ai-je mérité un jour par l’amour. Mais quel allégement est-ce quand ma pratique de cet amour échouait à me rendre digne de toi? J’ai été injuste pour toi comme nul ne le fut avec moi.
          Adieu ma compagne, il n’est de plus belle appellation ! Une compagne qui, par sa générosité,  a fait croire à son compagnon qu’il est des deux le plus fort alors qu’en réalité il est le faible le plus faible, et rien ne révèle le vrai comme le retrait du Bien emportant sa couverture.
          Mes yeux ne quitteront pas ton image à l’heure de la séparation : ton visage était serein comme l’est l’âme du créateur au moment où il sacrifie sa vie pour ses créatures.


Texte de Juillet 2004

Traduction : Avril 2016 

OUNSI EL HAGE: UNE POÉSIE DE « LA CRUAUTÉ »





Delacroix: La lutte de Jacob avec l'ange 



Ounsi El Hage: kana haza sahwan (Ce fut par mégarde), 250pp, Nawfal, 2016.
« Ce fut par mégarde/Je n’ai pas écrit ces lettres et ces articles, et je n’ai que peu été dans les journées où je fus./L’homme a le droit de renier sa vie si elle ne ressemble pas à ses vœux, et de ne reconnaître en l’absence de cette ample mer derrière lui que des grains de sel et quelques points de buée. » On retrouve dans le texte qui donne son titre au recueil posthume d’Ounsi El Hage (1937-2014) bien des thèmes du poète : la dénégation, le travail vigoureux de l’involontaire, la singularité des images pour traduire le combat de la présence et de l’absence, du réel et du personnel, de l’idéal et du concret…Ils donnent un avant goût de l’ouvrage mais ne font que peu soupçonner la tension majeure de ses thèmes.
Dans sa présentation, Nada El Hage, sa fille, affirme que le « brouillon des écrits » lui a été remis par le poète et qu’elle a gardé telle quelle la division des parties (on regrette l’absence d’une table des matières) : Métaphysique et religion ; Soi ; Conduite ; Littérature ; Art ; Amour ; Nuages. A l’exception du dernier poème paru précédemment mais publié ici dans sa forme définitive, les textes sont inédits. Ce sont les derniers de l’auteur, un homme miné en ces moments par le mal même qui a emporté sa mère et sa femme Leila : le cancer. A la fin des années 1980, Ounsi El Hage, qui fut à l’aube des années 1960 le pionnier du poème en prose arabe, a commencé à écrire des Khawatim (sceaux) ; par ce vocable, il cherchait à désigner une écriture aphoristique qui joigne « le fin mot et l’essence » et qui, sous couvert de délaisser la poésie, n’en est qu’un approfondissement, comme l’écrit Abdo Wazen dans sa postface avant d’ajouter : on trouve ici « les derniers sceaux, les sceaux des sceaux ».
Ce qui frappe dans ces textes, c’est, outre leur densité, leur extrême tension. D’où vient-elle ? De l’équivalence des antagonismes qu’elle met sur la scène et en scène, d’une poésie qu’on pourrait dire, à la semblance du théâtre d’Artaud, longtemps référence affichée d’El Hage, de « la cruauté », de « la souffrance d’exister ». Nous sommes en présence d’intensités également puissantes dont la confrontation ne saurait aboutir à une victoire ou avoir de fin : « Etre un ange t’innocente/ Etre un démon t’innocente aussi ». Que sont ces intensités ? L’angélique et le démoniaque, le destin et la liberté, l’innocence et la faute, la fatalité et la grâce, le chaos et l’ordre, l’impiété et la foi, la mysticité et la concupiscence, voire la force et la faiblesse…Bref des valeurs morales, des catégories religieuses, des concepts métaphysiques, des états physiologiques et des affects, ce qui forme le tissu de la vie et épouse toujours des formes concrètes. Le combat de Jacob avec l’ange (si bien représenté par Delacroix et commenté par P. J. Jouve) est la scène originelle et permanente. La sympathie de l’auteur va même à « la personnalité ‘contradictoire’ et ambiguë » de Raspoutine qui a joint l’impétuosité de la foi à celle du désir sexuel.
Le combat est sans issue tant les forces sont égales, tant les faiblesses le sont aussi : « le désir est l’appel de la proie à la proie/l’appel du chasseur au chasseur/l’appel du bourreau au bourreau ». D’où la gratuité du témoignage : « Je ne questionne pas pour qu’on me réponde, mais pour crier dans la prison du savoir. » La lutte est sans répit ; nul pardon, nulle rédemption, nulle catharsis (Exit Artaud) ne sont profitables ou possibles. Le vocabulaire et la thématique baignent dans La Bible et surtout l’Ancien Testament, mais le statut de la religion n’est pas fiable. Même les Nuages à qui il demande : « Bénissez le maudit qui marche vers sa fin/…Apprenez moi la joie de disparaître », et qui servent d’exutoire aux poètes depuis Baudelaire, ne peuvent rien promettre.
Ce qui aggrave l’état agonistique de ce monde, c’est que nulle essence (ou protagoniste) n’y est stable, chacune cachant son contraire : le matérialisme peut renfermer la foi et les ténèbres la lumière : « J’ai levé mon poing contre le ciel/ J’ai maudit et dénié la grâce/ Mais dis moi comment me débarrasser/De l’enfer du ciel que j’ai dans la poitrine ? » Deux actions prennent ici une importance : « gratter » et « creuser ». Ils peuvent mener au caché, même si le pari est risqué : « Creuse dans l’obsession/Continue de creuser/Jusqu’à ce qu’apparaisse au bout le noyau/soit un bijou soit la vacance du vide » ; même si « l’inconnu demande à l’inconnu de se donner et de demeurer inconnu ».
Cette vision métaphysico-poétique renversante se fait d’autant plus dense et puissante qu’elle cherche à s’exprimer dans un style ferme et concis qui ne veut pas lâcher les rênes de la poésie, cœur battant du projet hagien quelles que soient les intentions.

     Dans les premiers recueils d’Ounsi El Hage prédomine, sans exclusive, la dénégation esthétique. Dans les recueils ultérieurs, un épanchement lyrique adoucit les tensions au point de les voiler. Dans ces écrits posthumes « la cruauté », à l’approche de la mort et dans les affres de la maladie, est à son paroxysme esthétique et existentiel. 

POUR GHASSAN SALAMÉ A LA DIRECTION GÉNÉRALE DE L’UNESCO






            A l’heure où une opportunité est donnée à une personne originaire du Liban ou de l’un des pays de la collectivité arabe d’occuper pour la première fois le poste de directeur général de  l’UNESCO en 2017 et de montrer ce qu’un représentant de cet ensemble peut apporter à l’Education, la Science et la culture une fois qu’il en aura assumé la conduite sur la scène internationale, le collectif de L’Orient littéraire  et nombre d’intellectuels libanais, trouvent que M. Ghassan Salamé est le plus apte, parmi d’autres méritants, à être choisi pour cette candidature, à gagner dans ce but la confiance et l’appui des pays de la région, et surtout à remplir la mission au cas où il est élu.
          Nous sommes dans la conjoncture actuelle devant un monde menacé de se retrouver « hors de ses gonds ». Les crises économiques, les flux migratoires, les poussées démographiques, les guerres internes et externes, la montée des intégrismes, de la violence, de la tyrannie, du terrorisme, les menaces écologiques…font craindre les pires catastrophes et les pires replis identitaires ; cela à l’heure où les progrès des sciences, des techniques et de l’information ne connaissent pas de limites. Il est donc capital que l’UNESCO, parmi d’autres organisations internationales et à leur tête,   refasse jouer à la culture un rôle pionnier dans la reconnaissance de la diversité et dans les vertus du dialogue. Il est capital aussi qu’elle fasse retrouver ce que les civilisations, dans leurs variétés et le pluralisme de chacune d’elles, ont de valeurs convergentes, communes et universelles.
          La tâche est difficile, énorme au milieu de tant de flux complémentaires et contradictoires. On peut cependant dessiner quelques uns des aspects du profil de la personne à choisir. Une connaissance approfondie du monde actuel et de ses équilibres ; un attachement indéfectible aux  normes universelles du droit des individus, des peuples et des Etats ; la loyauté envers les libertés et la démocratie ; une expérience solide des instances internationales ; l’art de dialoguer et la force de construire une vision cohérente ; l’habileté prouvée de diriger des équipes et l’énergie de l’initiative et de la poursuite des tâches.
          Issu d’un Liban qui reste, sur de nombreux points, un modèle du vivre ensemble, fruit de cette République plurielle résiliente, arabe et multilingue, aux institutions pédagogiques bien enracinées, Ghassan Salamé connaît  de près les failles d’un système de plus en plus embourbé dans son incapacité : il y a exercé des responsabilités ministérielles mais y a pu mener à bien la tenue du sommet international de la francophonie en 2002. Il n’est ni ne saurait être le candidat d’un parti ou d’une faction et la majorité de ses concitoyens suivent avec la plus grande attention ses interventions télévisées et se hâtent de lire ses livres et articles.
          Ghassan Salamé jouit par ailleurs d’une excellente réputation dans le monde arabe du Golfe au Maghreb ; il y est lu en plusieurs langues et ses anciens étudiants lui sont reconnaissants. Ses avis sont souvent sollicités par les cercles gouvernementaux. Sa carrière de conseiller principal  à l’ONU (2003-2006) n’y est pas étrangère. 
          Si ses études de science politique et ses contributions dans ce domaine  lui ont tracé une carrière académique internationale et l’ont promu à la tête d’instituts réputés (directeur de l'École des affaires internationales de Sciences-Po Paris de 2010 à 2015), les préoccupations culturelles ne l’ont jamais quitté. Il y a consacré ses premiers écrits et sa vision du politique donne une large place à la culture et à l’éducation. Sa présidence du projet AFAC (Fonds arabe pour l'art et la culture) pour développer les jeunes talents dans divers domaines créatifs depuis 2007 est un modèle de réussite. De là cette « éthique de la responsabilité » qui le qualifie bien : il saura être visionnaire tout en dilatant au mieux les limites du possible.
          Nous appuyons donc la candidature de Ghassan Salamé au poste de Directeur général non seulement pour ses qualités intellectuelles et morales et son expérience étendue de l’administration académique, politique et culturelle, mais surtout pour 3 raisons principales :
1.     Libanaise car elle re-dégage, pour les Libanais comme pour le monde,  cette figure culturelle propre à notre pays, qui a prévalu parfois, mais que le confessionnalisme étriqué et les violences ont souvent occultée : urbanité, richesse culturelle et compétence. Le message libanais dans ce qu’il a de plus noble et de plus profond.
2.     Arabe car elle est l’occasion pour les habitants des divers pays, plus ou moins empêtrés dans des conflits et des impasses, de se reconnaître dans un candidat qui allie presque naturellement l’appartenance et l’ouverture, et qui permette aux arabes de renouer avec leur générosité historique dont ils sont sevrés depuis de longues  décennies.

3.     Internationale car elle permet de parier sur l’importance de la culture, de la science et de l’éducation pour réconcilier un monde complexe engagé dans des conflits intenses et au bord d’éclatements désastreux pour le pluralisme, l’humanisme et le dialogue. 

Saturday, 12 March 2016

HIND DARWISH DÉCORÉE






Excellences,
Monsieur le Conseiller,
Chers amis,
Chère Hind

          J'ai cherché à résister à un vers arabe ancien qui s'imposait à moi, mais ce fut vain. Le voici en guise de commencement: 

ليست كمن يكره الجيرانُ طلعتَها     ولا تراها لسرّ الجارٍ تختتلُ
[Elle n'est pas de celles dont les voisins détestent l'allure et aux aguets de leurs secrets tu ne la vois pas. (Al A'châ Maymûn b. Qays)] 
Je ne le cite pas pour mettre à l'épreuve l'arabe timide des diplomates français ici présents. Je ne le fais pas seulement pour évoquer les qualités les plus patentes de Hind, le charme, l'élégance et la discrétion, je le fais principalement pour attirer l'attention sur l'un des points de rencontre des cultures arabe et française, cet art de la litote qu'on a dit si caractéristique du classicisme français et que je trouve ici consommé dans le vers de cette ode antique. Car il s'agit de 2 cultures ce soir et il s'agit d'une personne qui essaie de les joindre tout en étant en harmonie avec leurs aspirations profondes et en les incarnant avec un naturel distingué. 
  
       Avec Hind, c'est toujours la même chose: on commence par en tomber amoureux et on finit par être pourchassé pour un nombre de signes, un point virgule, un titre hermétique, une date butoir...       
       J'ai connu Hind en 2004 quand elle s'affairait, cavalier seul, à Francfort pour l'année du livre arabe avec les qualités qu'on lui connaît et où elle était littéralement persécutée par des responsables du ministère de la culture libanais en raison probablement de sa probité et autres vertus. La voici aujourd'hui 12 ans plus tard, un des points de passage obligés de toute francophonie voire de toute activité culturelle à Beyrouth & plus loin. Du cavalier seul au Chevalier des Arts et des lettres, c'est un peu le même territoire, le même profil, la même course, mais quel chemin parcouru, quelle destinée dirais-je ! Il faut en ce point savoir gré à Alexandre Najjar qui a permis à Hind d'être elle même et ajouter, en éloge aux 2, d'être devenu partiellement elle. 

       Hind s'active aujourd'hui dans la francophonie en passionaria nomade  jamais anonyme toujours combattante passant d'une ville à l'autre et d'un pays au suivant. Elle contribue par des touches discrètes à tel ou tel ou tel salon du livre,  telle compétition sportive, telle manifestation culturelle...

        Elle coordonne le comité de rédaction de L'Orient littéraire avec nous, Alexandre, Charif, Jabbour, Georgia, Ritta, moi même ...le gros lui incombe et elle réussit à force de travail et de tact au milieu de buissons d'égocentrismes médiatiques et culturels, de mers de procrastination...Son pouvoir s'est étendu avec son acharnement à la tâche, sa présence continue, l'affermissement de son jugement et cette modestie qui ne lui fait pas craindre conseils et collaboration. Et quand la décision est prise, c'est dans le gant de velours la main  de fer.





         Elle anime à l'ombre d'un Alexandre Najjar aux préoccupations multiples -mais dont la confiance et la générosité sont inouïes- une maison d'édition, L'Orient des livres, nouvellement créée pour mieux faire connaître les auteurs libanais en France et même pour repérer de nouveaux talents et continuer à consacrer d'autres. L'association avec Actes Sud, Sindbad et notre ami Farouk Mardam Bey dont nul n'égale les efforts pour faire connaître en France le plus beau et le plus varié des échantillons littéraires arabe est un choix sûr et la meilleure des garanties. 
            D'une fidélité à toute épreuve (on peut poser la question aux Samir Frangieh), sa profonde réussite reste de conjuguer, dans la vie comme dans ses diverses activités une libanité ferme, sourcilleuse quant à la souveraineté et aux libertés, un arabisme sûr de ses valeurs et ouvert, un appui aux peuples en lutte pour leurs droits, et une appartenance méditerranéenne où la francophonie tient sa juste place et son éminente valeur. 


            Et croyez moi, ce n'est pas une mince affaire.

* A l'occasion de la nomination de Hind Darwish au grade de Chevalier des Arts et des Lettres, le 11 mars 2016 à l'Institut francais du Liban, Beyrouth.  

Friday, 4 March 2016

HARET EL YAHOUD DU CAIRE A DÉSORMAIS SON CHAGALL








Tobie Nathan: Ce pays qui te ressemble, roman, Stock, 2015, 540pp.
          En prenant pour titre de son dixième roman un vers de Baudelaire, Tobie Nathan, universitaire français, psychologue et ethnopsychiatre à l’école de Georges Devereux, né au Caire en 1948 et l’ayant quitté en 1957 dans la foulée de dizaines de milliers de juifs d’Egypte, répond à une invitation au voyage dans un temps qu’il a peu  connu mais qui ne l’a jamais quitté, sa fiction allant d’avant 1925 à la révolution de juillet en 1952. Mais de quel pays s’agit-il ? de Haret el Yahoud, scène primordiale, antique et inchangée jusqu’à sa disparition ? d’une de ses venelles ? du Caire où ce quartier s’imbrique avec d’autres aux échelons des croyances et pratiques? de l’Egypte pré nassérienne où pullulent chanteurs et danseuses, qui aime son roi malgré ses travers scandaleux et dont le peuple a un sens aigu de la dignité nationale? de l’Egypte multiséculaire où le peuple entier est « cannibale » en mangeant ces fèves qui s’apparentent à des fœtus et les mijote de façon succulente, les mélangeant à l’huile et aux épices ? La réponse ne saurait être exclusive. Mais Le Caire est au carrefour des cercles et les condense. La ressemblance (du vers baudelairien) est encore chose essentielle et on la devine dans ce propos où l’auteur affirme que contrairement à Paris, ville où domine la raison, au Caire triomphe la vie : Al Qahira, la victorieuse, ne l’est que de l’ordre.
          Si Nathan réussit un portrait aussi vivant du quartier juif du Caire, c’est qu’il le saisit à travers des personnages atypiques, hauts en couleurs mais aux marges de la normalité : Esther belle mais tenue pour folle et habitée par un ‘afrît pour être tombée à 5 ans d’une terrasse et avoir perdu connaissance ; son mari et cousin Motty, son aîné de 14 ans,  beau et « immense dans sa galabeya immaculée », aveugle dès la tendre enfance, presque autiste et tenant dans sa mémoire les comptes des artisans juifs du souk des gawharjî (joailliers) . Le couple s’aime et est heureux en ménage, ce qui est une exception, un don de Dieu peut être, dans la Haret où on se mariait parce qu’on respirait, marchait, mangeait…Il reste 7 ans sans enfants, ce qui explique le recours à Khadouja, la sorcière, qui connait « les plantes, les pierres et les paroles qui font venir les enfants » et dont le théâtre d’opération est la vieille ville où elle déambule et dort sous les porches. D’un quartier l’autre : Esther et ses tantes passent à la hara musulmane de Bab el Zouweila pour participer à un rite conduit par la Kudiya aux seigneurs, les « zars », rite composé de danse, de transe, de présences…et un fils, Zohar « la fumée »de naître, principal héros du roman. Pour le lait maternel et la circoncision, il en faudra des stratagèmes, des recours dont le récit ne cesse d’étonner et de captiver. A l’instar de la logique narrative de notre ami Jabbour Douaihi, celle de Tobie Nathan a l’art d’intercaler entre 2 détails insolites un développement encore plus inopiné. D’où notre ensorcellement par des récits qui ne cessent d’émerveiller comme des contes.
          Les singularités pittoresques de Haret el Yahoud, dont on ne saurait dire si elles sont réelles ou sorties de la seule imagination, enrichissent leur épaisseur du cadre social où elles vivent : familial bourré d’oncles et de tantes aux avis partagés, économique plein de petits métiers, de misère et de désœuvrement, topique avec les synagogues et les tombeaux de saints, religieux avec des rabbins qui cherchent à traquer  les superstitions tout en s’accommodant avec elles par des amulettes et des prières étranges, philosophique avec la nokta (blague) comme expression fondamentale…Le quartier lui-même n’isole ses juifs ni des autres juifs sortis d’ici ou venus d’ailleurs et qui enrichis (les Cattaoui, Cicurel, Curiel, Mosseri, Menasce…) cherchent à faire bénéficier leurs frères dans le besoin de leur bienfaisance ; ni des autres Egyptiens auxquels les lient une langue arabe pleine de saveur, un patrimoine aux aspects innombrables fait de coutumes, de sagesse et de poncifs.
          La communauté de la Hara menait une vie quotidienne de routine, de misère et de bonheur. Mais elle se pensait hors du temps, présente avec Moïse avant l’exode, rappelée à la foi par Maïmonide 3000 ans plus tard, ayant survécu à tous les envahisseurs des Perses aux Ottomans ; elle croyait appartenir au paysage « comme les ibis, comme les bufflons, comme les milans ». C’était sans prévoir les affres du colonialisme, du nationalisme et de l’intégrisme.
          De fait, le roman de Tobie Nathan en cache deux. Le premier dont on a esquissé les principaux traits et un second consacré aux secousses du XXème siècle. On les suit à travers trois amis juifs, deux de la hara et l’un d’origine italienne. Nino Cohen Nino Cohen se convertit à l’islam et épouse la cause des Frères prenant le nom d’Abou l’Harb, Joe di Reggio  lorgne le sionisme par le biais du Maccabi du Caire ; Zohar ne cherche qu’à s’enrichir. Ils finiront respectivement dans la solitude, la mort,  l’exil. Ce deuxième roman est moins original,  néanmoins indispensable pour l’approche du cataclysme et la clôture du récit. Mais les dizaines de pages consacrées aux frasques et érections du roi Farouk, sans manquer de détails piquants et de notes analytiques justes, nuisent à l’économie de l’œuvre.
          Le texte gagne à baigner dans toutes les saveurs, celles de la bouche, de l’érotisme[1], de la parole qui ne manque pas de glisser d’une langue à l’autre[2]. Il approche vivement l’identité : les juifs sont affirmés des Egyptiens comme les coptes et les musulmans, mais la dualité est partout.  Zohar Zohar a pour nom arabe Gohar ibn Gohar et le nom est déjà double. La Kudiya lui dit : « Rappelle-toi, enfant de la nuit, tu n’es pas un mais deux ! Et si un jour tu crois savoir avec qui tu fais un, pense que tu n’es pas deux, mais trois… »      
Si l’on peut dire que la communauté juive d’Egypte  a eu en Edmond Jabès (1912-1991) l’auteur du Livre des questions son Rothko, il est possible d’ajouter qu’il n’est pas loin d’avoir en le livre de Tobie Nathan son Chagall, un Chagall moins poétique mais plus sensuel. 



[1] Le roman de Nathan a été rapproché de ceux de Mahfouz et je crois que les chapitres qui portent des noms de lieux sont un hommage discret au grand romancier égyptien dont les œuvres portent le plus souvent des noms de quartiers cairotes ; pour le désœuvrement et la misère on l’a rapproché d’Albert Cossery…Pour l’érotisme, les rencontres de Zohar et Masreya, et les abondantes citations du Cantique des cantiques, je lui trouve des points communs avec un roman qui se passe en Egypte (mais à Alexandrie) à l’époque hellénistique, l’Aphrodite (1896) de Pierre Louÿs. Je l’ai toujours trouvé en éditions bibliophiliques illustrées chez les libraires de livres anciens au Caire.     
[2] Certaines traductions de l’arabe sont toutefois risquées voire erronées : le prénom Nassrî ne renvoie pas à nisr (aigle) mais à nassr (victoire) ; 3alameyn ne signifie pas « deux mondes » (3âlameyn), mais deux étendards ; l’expression Kân yâ mâ kân qui débute les contes, mais qu’on ne trouve ni dans le Coran  ni dans la poésie ancienne, signifie le plus probablement : « Il a été parmi les (nombreuses) choses qui ont été » et non : il a été il n’a pas été…

Wednesday, 3 February 2016

FOUAD BOUTROS, UN PATRIOTE LUCIDE ET RIGOUREUX






La disparition de Fouad Boutros, presque centenaire (1917-2016) le 4 janvier a montré, à travers les hommages brillants et les regrets sincères et unanimes, l’ample place qu’il a occupée dans la vie politique libanaise au long de plus de 5 décennies, tantôt sur le devant de la scène, tantôt par son opinion pointue, alertée et alarmante, parfois dans l’exercice du pouvoir, souvent dans des traversées du désert et des missions médiatrices. L’homme ne fut jamais un nostalgique ; ses combats furent constamment durs, et il a toujours affirmé que les générations se renouvellent et qu’aucune ne détient le monopole des vertus ou des manques[1]. Mais au milieu de crises renouvelées et d’une classe dirigeante libanaise en faillite continuelle, le sentiment d’une hauteur de vue et d’action en voie d’effacement se fait sentir.        
          Passé par la magistrature (1942-1947) puis à la tête d’une étude d’avocat renommée, Boutros, remarqué précédemment par Fouad Chéhab pour son légalisme courageux, devient ministre de l’éducation nationale et du plan en 1959 sous le mandat présidentiel de ce dernier (1958-1964). Comme il n’appartient pas à la classe politique dont le nouveau maître se méfie, son intégrité, sa fermeté et son intelligence le mettent au premier rang de la nouvelle équipe, celle qui cherche à affermir l’Etat au dessus des notabilités et souvent contre elles, à asseoir l’administration sur des bases modernes et rationnelles, à donner au pacte national une dimension sociale qui vise à intégrer toutes les classes, communautés et régions ; tout cela dans le cadre d’une politique étrangère qui tente de ménager sa neutralité entre le nassérisme et l’Occident tout en sauvegardant les principes de l’unité et de la souveraineté du pays. Elu représentant de Beyrouth et animateur du Front Parlementaire Indépendant qui regroupe 10 à 12 députés entre 1961-1968, il est ministre de la justice de 1961 à 1964, époque difficile puisqu’elle accompagne les suites d’un putsch raté, les arrestations et les procès ; les réformes ayant toutes un aspect juridique, il est associé à la plupart des réunions et ses avis écoutés et appréciés le rapprochent beaucoup du Prince. Celui-ci, en affinité avec lui et admiratif de sa rectitude, lui demanda plaisamment la veille même de son décès de cesser de « tenir l’échelle en largueur et de la porter en longueur »[2] pour mieux traverser les aléas de l’existence. 
          Fouad Boutros est de ceux qui ont appuyé Charles Hélou « esprit subtil aux facettes multiples, tempérament à la fois souple et résilient »[3] pour la présidence de ce qu’il appelle dans ses Mémoires[4] « le second mandat chéhabiste ». Il y est ministre et assiste à la montée du Hilf tripartite maronite où il voit quelques uns des germes de la guerre qui se déclare au Liban en 1975, suite à la défaite arabe de 1967 et à l’accord du Caire passé avec les organisations armées palestiniennes (novembre 1969). De cette période riche, retenons un combat et un texte. La mission à l’ONU pour  faire condamner Israël suite à son attaque contre l’aéroport de Beyrouth (résolution 262, 31/12/1968)[5] ; son sens du plaidoyer et sa formation juridique donnent  un avant goût de ses capacités de diplomate. La « proclamation »[6] courte et concise qu’il rédige pour le renoncement de Chéhab à la candidature présidentielle en 1970, un des documents les plus pointus et les plus sévères sur l’arène politique libanaise, notables et peuple confondus, conjoint avec un programme d’une haute teneur ; conclusion : « le pays n’est pas encore prêt à admettre ces solutions de fond que je ne saurais d’ailleurs envisager que dans le respect de la légalité et des libertés fondamentales… »
          Le rôle politique de Fouad Boutros durant le mandat présidentiel de son ami et collègue chéhabiste Elias Sarkis (1976-1982) est si capital qu’il est difficile de séparer leurs positions. Il est inconcevable sans la confiance absolue du président en son ministre, confiance en sa fidélité comme en son « intuition »[7], communauté de vues «dans une politique ouverte, raisonnable et intelligente pour le Liban en tant qu’unité »[8]. La « réserve » de Sarkis, sa « quasi timidité »[9] devant la presse trouve dans la propension de Boutros à prendre des initiatives et à les argumenter un complément indispensable.
          De Gaulle a défini les 3 leviers de la politique étrangère : « la diplomatie qui l'exprime, l'armée qui la soutient, la police qui la couvre. »[10] D’emblée, Boutros se voit chargé des ministères des affaires étrangères et de la défense nationale. Mais dans un contexte toujours plus difficile où les parties, peut être devons-nous dire les belligérants, internes et extérieures, amies et ennemies, cherchent à accaparer l’Etat libanais, à l’abolir ou le neutraliser, avec les moyens armés propices à le bafouer sur le terrain. Le renversement d’alliances dû à la visite de Sadate à Jérusalem (novembre 1977), 2 invasions israéliennes (1978, 1982), maint événement intérieur couvrent la scène de malheurs et de sang. Sans conseillers[11], avec des aides et des amis, Fouad Boutros déploie, au milieu des critiques[12] et des menaces (2 attentats finissent par lui faire abandonner le ministère de la défense en janvier 1978) un aplomb, une énergie, une imagination, une perspicacité féconds pour garder entiers les droits d’un Etat souverain, un Etat au dessus des parties composantes, mais veillant à leurs intérêts propres comme à leur unité et à l’intérêt commun. Ses initiatives, rapides et lucides, cherchent à discerner un point d’équilibre et une position médiane qui ne peuvent satisfaire tous les adversaires.
Un des aboutissements de cette politique est la résolution 425 du conseil de sécurité de l’ONU (19/3/1978). Elle associe le retrait d’Israël au déploiement de l’armée et de la FINUL à la frontière[13] et sépare la question libanaise du problème des territoires arabes occupés en 1967. Elle sert encore de pilier à la politique étrangère et doit le jour à une collaboration[14]. Boutros écrit : « Certains se sont interrogés, à l’époque, sur le secret de la coordination réussie entre le ministère des affaires étrangères, avec Fouad Boutros à sa tête, et la délégation à l’ONU, avec Ghassan Tuéni à sa tête, alors que ne s’étaient pas encore dissipées les marques de l’adversité politique née entre eux dans les années soixante. La nature des dangers cernant le pays et le poids de la mission qui nous incombait nous ont naturellement poussés à nous élever au dessus de toute autre considération, ce qui nous a permis, à travers dépêches[15] et contacts permanents, à nous accoutumer l’un à l’autre dans nos humeurs et pensées et à nous rapprocher dans un parcours qui n’excluait pas parfois les embûches, vu la différence des tempéraments, mais que nous avons facilement surmontées prenant conscience, grâce à l’expérience, de la complémentarité comme forme de l’harmonie. »[16] Pour sa part, Ghassan Tuéni me confiait un jour : « Chaque fois que les Américains, ou plus généralement les occidentaux, prenaient une initiative de paix au Liban, je cherchais à lui donner suite et à la traduire dans les faits. Fouad Boutros me disait : ne t'emballe pas, ils prennent position, ne font rien, reculent  et c'est nous seuls qui avons droit à une raclée ». Il poursuivait: « toutes les fois, c'est lui qui avait raison! »

A l’époque où circulait dans les coulisses du pouvoir libanais l’échange suivant, plus ou moins imaginaire : « -Pourquoi on ne demande pas aux Syriens ce qu’ils veulent au Liban ? – Et si les Syriens nous le disaient, que ferions-nous ? », Fouad Boutros dut affronter des dizaines de fois Hafez al Assad et ses ministres, décrypter les messages qu’ils ne  clarifiaient pas[17], trouver les solutions satisfaisantes, rester ferme sur les principes et ne jamais perdre sa crédibilité d’interlocuteur.
 Après 1982, il ne cesse de s’intéresser à la chose publique éclairant de ses avis critiques les gouvernants comme les opposants, toujours ferme sur les principes du Bien commun et avec ce don d’analyser les situations et d’alarmer sur les périls inhérents et rampants. Commandeur solitaire,  influent sur l’opinion publique, dédaigneux des postes et de l’intérêt personnel, ce qu’on appela son pessimisme n’était que la mauvaise conscience qu’il incorpora chez les divers détenteurs du pouvoir. Ses articles de la période 1992-2005[18] font preuve de ce « courage de la vérité »[19] indispensable à toute démocratie. Fouad Boutros ne renonce pas toutefois à l’action; il soutient ses candidats à la magistrature suprême lors des échéances. Sa stature reconnue en fait un recours inévitable toutes les fois qu’un consensus ou une loi sont à l’ordre du jour. Il répond à l’appel mais certaines de ses contributions prêtent le flanc à la critique[20]. Jusqu’au bout, pas très robuste sur ses jambes, il refuse la fatalité et le désespoir.
Un chéhabiste ? un homme politique intègre et lucide ? un grand diplomate[21] ? un commis de l’Etat ? un homme d’Etat ? un beyrouthin grec orthodoxe urbain et rassembleur ? un analyste politique à l’expression élégante en arabe et en français[22] ? Fouad Boutros fut, au-delà, un homme d’envergure répondant immanquablement à l’appel de la République et du Liban. 

Une version allégée de cet article paraît dans L'Orient littéraire du jeudi 4 février 2016.         




[1]  FB in Ghassan Charbel: Lubnân Dafâtir alru’assâ’, Ryad al Rayess, 2014, p. 64.
[2] Fouad Boutros: Préface à Nicolas Nâssîf: Jumhûryatt Fû’âd Chihâb, Dar annahar, 2008, p.14. 
[3] Fouad Boutros: Écrits politiques, Dar annahar, 1997, p. 179.
[4] Publiées d’abord en arabe, Dar annahar, 2009, et traduites ensuite en français par Jana Tamer aux éditions L'Orient Le Jour, Al Muzakkirâtt (Mémoires) édités par Antoine Saad sont une source inépuisable sur tous les points rapportés et ce jusqu’en 1982.
[5] Roger Geahchan : Le jour où Fouad Boutros a fait condamner Israël…in L’Orient-Le Jour, 5/1/2016. 
[6] Un fac-similé de la « proclamation » (appelée par FB in EP, p. 33 « Manifeste ») in Nassif, op. cité, pp 564-565. Le texte, d’une page et demie, pourrait tout entier être cité. 
[7] “intuition politique” Fouad Boutros, Mûzakkirâtt, p. 278. Tous les 2 ont commencé leur vie comme magistrats, Sarkis à la cour des comptes.
[8] In Charbel, op. cite, p.118.
[9] In G. Charbei, op. cité, p. 51-52. Le trait du « repliement sur soi », il le partageait avec Fouad Chéhab.
[10] Mémoires de guerre.
[11] Ibidem, p. 159 : « Je n’avais pas de conseillers permanents au sens propre. »
[12] Cf. Salim Hoss : Zaman al’amal wal Khaiba, Tajârib al hukm ma bayna 1976 wa 1980, Dar al’ilm lil malayin, 1992. Hoss défend plutôt ses « convictions », qu’il cherche à dégager des pressions qu’il a pu subir de son milieu, que sa politique.
[13] Des pressions palestiniennes et arabes essayaient de dissocier le retrait d’Israël du déploiement des forces de l’ONU à la frontière internationale. Al Muzakkirâtt, p. 280 et suivantes.
[14] Sur les détails quotidiens de cette collaboration, cf. les ouvrages cités dans la note suivante (15).
[15] J’ai édité 2 volumes de ces dépêches sous le titre général Min mahfûzâtt Ghassan Tuéni : Al Qarâr 425, Al muqaddimât, al khalfiyyât, al waqâ’i’, al’ab’âd (1996) et 1982 ‘âm al’ijtiyâh, Lubnân wal Quds wal Jûlân fî majliss al’amn, Al qarâr 508 wal Qarâr 520 (1998). C’est à l’occasion de la publication du 2ème volume que j’ai eu de longues discussions avec Fouad Boutros à son étude à Hazmieh. J’en eus d’autres à l’occasion de la parution des Mémoires en 2008 à son domicile à Achrafieh, mais elles concernèrent surtout la forme.   
[16] In Fouad Boutros: Kitabâtt fil siyâsa, Dar annahar, p. 1997, p.277. Traduction personnelle.
   
[17] Assad « se maîtrise au plus haut point, vous pouvez converser avec lui 2 ou 3 heures et ne savoir ce qu’il pense que dans les 5 dernières minutes. Et s’il le veut, il peut ne vous laisser jamais savoir ce qu’il pense, sans le moins se contraindre ». in Charbel, op. cité, p.126.  
[18] Parus dans An Nahar et L’Orient-Le jour et repris, avec les conférences, les discours et des articles anciens dans les 2 ouvrages français et arabes en 1997.
[19] Michel Foucault: Le Courage de la vérité, cours au Collège de France, 1984, Seuil-Gallimard, 2009. Foucault dégage ce concept de Thucydide essentiellement et de l’ère de Périclès. 
[20] Furent principalement discutées et critiquées sa présence à l’accord tripartite de Damas en 1985 et sa rencontre avec le président Bachar ai Assad en novembre 2000. Par contre, sa présidence de la commission chargée de proposer une loi électorale en 2005-2006 fut très appréciée. En furent choisis membres les personnes les plus aptes à discuter la question.   
[21] S’il est légitime de citer Fouad Boutros dans la lignée de grands ministres des affaires étrangères au Liban tels que Sélim et Philippe Takla ou Hamid Frangieh, il ne faut pas y inclure Charles Malek, remarquable comme participant à la rédaction universelle des droits de l’homme de l’ONU (Paris, 1948), mais néfaste dans sa politique étrangère trop alignée sur l’Occident sous le mandat Camille Chamoun (1952-1958).  
[22] Lecteur de Valéry souvent cité dans sa première conférence, Boutros admirait Georges Naccache pour sa maîtrise de l’expression et le rang où il mettait la langue française comme « le véhicule le plus adéquat, le plus malléable de toutes les analyses, et de toutes les polémiques » Écrits politiques, p. 27.