Georges de La Tour: La femme de Job
Pierre Assouline: Vies de Job, roman, Gallimard, 2011, 491pp.
A l’heure où meurt une figure de Job à travers la révolte des habitants de Deraa et des alentours qui mettent ainsi fin à des décades de soumission à la tyrannie et à l’iniquité humaines, Pierre Assouline repère, décrit et invente les vies universelles du même personnage plus familier, il est vrai, de l’injustice divine. Le Hauran serait, vu la multitude des chroniqueurs qui l’évoquent et les lieux de culte qui s’y perpétuent (Ayoub y a ses Makam, Aïn, Sakrat, Qaryat, Deir…), la patrie originaire du personnage biblique après qu’on l’a longtemps pensé Iduméen (ou Édomite). La souffrance scandaleuse du juste est un vieux mythe mésopotamien attesté dans les diverses littératures du Proche-Orient. Voltaire et Victor Hugo avaient déjà affirmé l’arabité du héros. Assouline, insiste, toutefois, après d’autres dont Renan, sur la récupération par un auteur juif du Cheikh dont l’histoire, dans La Bible, est «profondément marquée non seulement par la langue des Psaumes, mais par les recherches spirituelles des hommes de l’Alliance ».
Job, c’est d’abord un livre, « l’un des sommets de la poésie de tous les temps », tombé comme un « aérolithe » dans la Bible (et dans l’histoire littéraire). De ce Livre où s’emmêlent prose et poésie, rien n’est sûr, ni la date, ni l’attribution, ni même la signification exacte malgré le nombre incalculable des gloses qui lui sont consacrées : « D’un problème il fait un mystère. » Son héros est l’incarnation de l’homme juste sur lequel s’abattent les malheurs. Vertueux, sans ruse ni malice, il commence son histoire comblé par la vie : femme, nombreux enfants, riche cheptel d’ovins, de bovins et d’ânesses. Puis les biens et la progéniture lui sont retirés un à un sans raison apparente. Satan a parié avec Dieu, et contre lui, que la vertu était due à la prospérité et que la perte de l’une entrainerait celle de l’autre. Mais Job résiste dans le malheur et ne cesse de bénir son Dieu. Satan obtient de toucher alors l’homme dans sa chair même et il n’est plus qu’une plaie vivante sur un tas de fumier, plus précisément une « mazbala », tapis de cendre et de poussière. Envahi par l’inquiétude de ne pas comprendre le sens de ce qu’il subit, il se rebelle. Trois amis cherchent à justifier par un vice caché le châtiment divin. Le quatrième lui reproche le blasphème de demander au Tout-Puissant des comptes. Un homme pieux peut-il accepter l’injustice divine, frappé d’une double peine, ce qu’il vit et la honte qu’il en conçoit. Mais Dieu n’a nullement à répondre de ses actes : « L’Éternel avait donné, l’Éternel a repris, que le nom de l’Éternel soit béni ! »
En choisissant Job pour « victime » (« comme disent entre eux les biographes »), Assouline cherche-t-il à rajouter au travail de Satan et de Dieu, ou en est-il la proie nommée, comme l’attestent son affirmation de « l’impossible biographie » et sa crainte de commettre « un dernier livre » ? Car on ne peut trancher si Job est un homme historique ou une parabole de la condition humaine ou croyante. On sait encore moins si ce dont il parle est un personnage, un livre ou un auteur. Et s’il ne s’agissait que de cela ! Trois religions, principalement le judaïsme et le christianisme, leurs sectes et leurs écoles ne cessent de se l’approprier par des exégèses souvent interminables. Les traducteurs, depuis l’antiquité, donnent du texte hébreu, mais infiltré de toutes les langues et dialectes du voisinage et imprégné de formes hellénistiques, des versions différentes et Assouline se plaît à sélectionner ses nombreuses citations dans les variantes françaises échelonnées sur plusieurs siècles.
Le propos du biographe de Simenon n’est pas de s’ajouter au bas de la liste des « jobologues », bien qu’il ait mené une enquête sérieuse sur les divers aspects de la question et excelle dans la description des chapelles consacrées à l’étude du Livre sacré en Terre Sainte comme en Europe. Tour à tour Pascal (le croyant), Descartes (le savant) et Montaigne (le sceptique) dans son approche, mais pas toujours dans l’ordre et le plus souvent sans exclusive d’attitude, Assouline cherche à repérer les vies infinies et continuelles de Job dans toute œuvre confrontée à l’iniquité du Destin, chez tout créateur, presque tout homme, victime d’une souffrance injuste et injustifiée. Il ne se contente pas des situations où le personnage est nommé, il quête les « correspondances » ou même les « correspondances subliminales » entre l’œuvre initiale et des poèmes, des récits, des destins de toutes les époques.
Chemin faisant, « Vies de Job » n’est plus un livre appliqué à son seul sujet, mais tout autant un livre sur le livre se faisant, d’où ces balades dans les rues de Paris, ces portraits saisissants de contemporains rencontrés, cette fête étourdissante de citations et de définitions, ces notes de lecture bien enlevées, ces razzias dans le domaine des arts plastiques et de la musique, ce mélange d’ancien et de moderne dans les expressions et le style. D’où aussi la prise de parole du biographe-critique-romancier qui nous révèle que ses deux poètes de chevet sont Celan et Darwich, que ses conversations « avec un vieux compatriote marocain » commencent en hébreu, se poursuivent en arabe et s’achèvent en français...
L’attrait du livre d’Assouline est dans la poursuite de la figure de Job comme dans son ambiance festive et créative. Mais ce dernier aspect nous semble l’emporter sur le premier au détriment de nos inquiétudes et au bénéfice de nos plaisirs. Un exercice d’innovation.