Wednesday, 1 February 2012

LE TOTALITARISME ET L’INTÉGRISME COMME CAUSES MEURTRIÈRES


Hazem Saghieh: Qadâyâ qâtila (Causes meurtrières), 287pp, Dar al Jadîd, 2012.

Qu’est-ce qui réunit ce quintette d’études, ou d’articles longs, rassemblés dans cet ouvrage et dont les sujets et même les approches varient ? Dans sa brève présentation, Hazem Saghieh, brillant journaliste d’Al Hayat, auteur de quelques ouvrages pointus sur des questions libanaises et régionales et dont les contributions laissent rarement leur lecteur indifférent, note l’importance pour notre culture et nos conduites individuelles et collectives des causes évoquées dans ces pages et des morts qui en ont découlé. D’où l’intérêt à en saisir le sens et à en tirer les leçons. La quatrième de couverture va, sur un mode presque parodique, plus loin dans la même direction. Mais sans nullement négliger le sérieux des études et le coté atroce et sanguinaire de certains phénomènes passés en revue, il nous est loisible d’envisager l’ouvrage comme une ronde ludique menée par la volonté de transcender l’actualité quotidienne, de faire profiter le commun de lectures individuelles importantes, de combiner plusieurs disciplines, le théorique et le politique, l’événement et la longue durée, la mondialité et la singularité locale…

Le point de départ est un diptyque irakien. Partant du concept de totalitarisme essentiellement forgé par Hannah Arendt et dénominateur commun aux régimes stalinien et nazi, malgré leurs différences, (le fascisme italien étant plutôt un autoritarisme), l’auteur s’applique à montrer en quoi le régime de Saddam s’en écarte investissant le pouvoir par une clientèle parentale issue du « triangle » géographique sunnite situé à l’écart des trois grands foyers de la pensée traditionnelle de l’Irak moderne : Najaf, pour les chiites, Bagdad, pour les sunnites, et le parti communiste irakien laïciste et moderniste. Comment et pourquoi en est-on arrivé à la concentration des appareils du parti et de l’État dans les mains d’un ensemble de localités proches et d’une même allégeance communautaire, d’une famille et d’un seul homme, et comment aux dernières années le parti lui-même s’effaça devant les tribus, l’auteur l’explique avec une grande maîtrise du matériel historique et une grande finesse. La conclusion selon laquelle il faut associer au concept de totalitarisme la théorie khaldounienne de la ‘assabiyya (et même la vision marxiste du mode de production asiatique) pour comprendre le régime de Saddam est un peu moins originale. Le second volet (écrit en 2004) se penche sur ce qu’on a appelé le « uprooting », et qu’on a traduit en arabe par « Ijtithath », du parti Baas.

Saghieh y confronte l’expérience irakienne à celles plus souples de l’Allemagne, de l’Autriche et du Japon après la victoire des Alliés au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il pointe le doigt sur le rôle des néoconservateurs américains et britanniques mais insiste aussi sur les vindictes internes qui ont tant nui à la stabilité du pays.

La deuxième étude dresse un vaste panorama, nourri aux meilleures sources bibliographiques, de l’état des mouvements intégristes et du terrorisme islamiste à la veille du 11 septembre 2001 et ce de l’Algérie jusqu’aux républiques ex soviétiques d’Asie centrale en passant évidemment par l’Égypte, la Turquie, l’Iran, le Yémen, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Indonésie…Rétablissant quelques vérités historiques sur la progression de l’Islam et associant sa grandeur passée à son ouverture, il montre la misère intellectuelle et psychologique de l’intégrisme ainsi que ses impasses politiques et sociales. S’opposant à Gilles Kepel qui voit dans l’action contre le World Trade Center la mort du Jihad, Saghieh écrit : « Cette annonce de décès ne vaut que dans les limites de la non possibilité de prendre le pouvoir et de la singularité de l’intégrisme iranien à l’avoir fait. » Propos à réviser à la lumière des événements récents.

Le cœur du livre, en tous les sens du terme, est une analyse, où se retrouvent la sémiotique et l’anthropologie mais qui ne néglige aucun registre social ou financier, du Bourj Khalifa de Dubaï. L’auteur part du symbolisme de la Tour dans l’histoire de l’humanité, des religions et mythologies jusqu’aux tyrannies modernes et au capitalisme contemporain. Initialement pensée comme un défi de l’homme terrestre aux divinités célestes, la Tour est mal vue des dieux qui la punissent comme le montre l’exemple de Babel. Mais elle est aussi un signe de hiérarchie sociale, ceux du haut contrôlant ceux du bas. Avec ses 828 mètres de haut et tant d’autres records battus, le Bourj de Dubaï s’inscrit dans le kitsch (ou le « collage ») absolu en voulant tout à la fois faire reconnaître sa primauté (« premier » comme « international », « mondial » et « Exposition »sont des termes clés dans l’émirat) et affirmer son appartenance à un patrimoine (la plus haute mosquée du monde, les formes architecturales arabes…) Les analyses et les conclusions politiques de Saghieh sont ici pertinentes et rafraichissantes.

La quatrième partie tente, à partir du livre de l’historien britannique Tony Judt Postwar: A History of Europe Since 1945, paru en 2005, de retracer les rapports des intellectuels européens avec le communisme.

Enfin, l’ouvrage se termine comme il a commencé par un diptyque reliant un historique du romantisme dans son rapport aux Lumières (fondé essentiellement sur l’ouvrage de Sir Isaiah Berlin sur les origines du romantisme) à une réflexion sur la vie culturelle au Liban dans sa bipolarité universelle et rurale. Le premier volet pose une question spéculative capitale et commence à la déblayer. Le second, par son regard critique, pourrait contribuer à rénover nos mœurs littéraires.

L’Orient littéraire, 2/2/2012

UNITE ET DIVERSITE DE L’ŒUVRE DE SAÏKALI


Saikali, bilingue français- anglais, Somogy Éditions d’art, Paris, 2011, Poème de Pierre Oster, textes de G. Xuriguera, Etel Adnan, J-M Tasset, J-J Lévèque, J. Tarrab, Nadia Saïkali, 120pp.


L’ouvrage est de peu d’épaisseur et de format pudique et élégant, mais il est d’extrême importance non seulement pour illustrer l’œuvre de Nadia Saïkali et la faire mieux connaître, mais pour aider à la mieux insérer dans l’histoire de la peinture libanaise. Disons d’emblée que les reproductions sont de belle qualité même quand il arrive que des œuvres (surtout quelques unes des années 1980) résistent à livrer intégralement leur originalité chromatique, et que la mise en page est remarquable pour un livre regroupant des textes de dates et d’auteurs divers mais tous éclairants et de grand intérêt malgré parfois l’ombre d’un jargon propre aux critiques du domaine.
Nadia Saïkali est née en 1936 dans une famille de Beyrouth et appartient à la génération cadette de celle des Khalifé, Guiragossian et Abboud, Yvette Achcar (nés tous les quatre entre 1923 et 1928). Dès 1957, elle s’engage dans les voies de l’abstraction. Épouse Henri Gaboriaud en 1976, elle est tantôt à Paris pour études (ENSAD) et expositions, tantôt à Beyrouth où elle travaille et enseigne à l’ALBA et à l’Université libanaise. La guerre et la coupure de la capitale en deux l’éloignent du Liban où ses retours sont désormais occasionnels sans que la destinée du pays ne cesse de lui peser.
Il est facile de repérer plusieurs périodes dans le parcours de Saïkali et ce à partir des matériaux, du style, des préoccupations, des couleurs, des dimensions des œuvres…Elles sont, mis à part l’attrait pour Cézanne et les peintures initiales, toutes présentes dans l’ouvrage qui débute par les volumes luminocinétiques des années 1968-1975 où l’artiste est attirée par la fibre de verre et le plexiglas, la troisième dimension, l’expérimentation tactile et surtout visuelle et où elle se lance dans l’ « Optical art » et l’art cinétique. La lumière, comme le saisit à l’époque Etel Adnan(1973) est au centre de ses préoccupations.
A partir de 1979, Saïkali, installée au Bateau-lavoir réhabilité, renoue avec la peinture : « J’ai le sentiment de renaître de mes propres cendres ». Une série de grands dessins, méticuleux à la Bellmer, naît inspirés par les photocopies de ses mains sous le signe de l’ « Empreinte » ainsi que des toiles qui cherchent les mots les plus propres à énoncer l’élan qui les met au jour dans leur traversée et utilisation des Éléments : Géodermies, Archéodermies…
Ce parcours trouve en 1986 un relais majeur : « Empreintes : Autoportraits ». Le peintre réalise à plat au sol, pour diptyques et triptyques, des peintures monumentales où traces et empreintes reconnaissables ou mystérieuses, corporelles ou matérielles, se fondent dans des monochromes et des camaïeux.
Avant d’évoquer l’apothéose finale, ne craignons pas de dire que l’unité de l’œuvre à travers ses périodes distinctes peut être induite, entre autres, des textes datés des commentateurs qui, rendant compte d’une étape s’appliquent presque aussi bien à une autre, ultérieure.
Une nouvelle période s’ouvre en 2000. Elle nous semble la plus belle, la plus riche non seulement intégrant les constantes qu’on ne cesse de repérer dans les diverses étapes, la lumière et le mouvement, la couleur et la matière, mais portant plus loin la fougue créatrice en enrichissant la palette chromatique et en déstabilisant plus harmonieusement et plus violemment l’architecture de la toile. Indéniablement un grand moment de la peinture abstraite, sans doute au-delà de la scission de l’abstraction et de la figuration, quelque part sur les cimes du Beau toujours à redéployer.

L’Orient littéraire, 2/2/2012