Monday 6 September 2010

PORTRAIT DE GHASSAN TUÉNI


JOURNALISME ET MUNIFICENCE


Sur la scène politico-culturelle libanaise, à son firmament plus précisément, Ghassan Tuéni n’a cessé de déployer des performances remarquables : successivement et simultanément journaliste, homme politique, éditeur, diplomate, écrivain multilingue, personnalité académique (recteur de l’université de Balamand, 1990-1993)…pour ne citer que les vecteurs principaux. Pas un de ces domaines qu’il n’ait enrichi de sa marque, pas un où son passage fut anodin, pas un où il ne s’illustra pertinemment souvent au prix de sacrifices douloureux et d’échecs retentissants.
Mais qu’on ne s’y méprenne pas : le pluralisme des domaines n’occulte point la prééminence de l’un d’eux, le journalisme, pivot véritable de la personnalité et de la carrière de Ghassan Tuéni, même quand il cherche à en sortir, même quand la compétence le porte au-delà de ses limites. Ce métier, l’éditeur du Nahar en a connu toutes les arcanes, en a traversé toutes les stations, nouant avec la matérialité de l’encre, du papier, du caractère typographique, de la mise en pages, une relation des plus intimes. Mais son journalisme, c’est surtout ce regard (et cette ouïe) continuellement aux aguets, qui saisissent t immédiatement ce qui mérite d’être relevé, confronté, approfondi, ce dont l’impact sur les lecteurs sera grand ; c’est aussi le pouvoir de traduire cela dans les formulations les adéquates, les plus aguichantes, les moins triviales ; c’est, à la tête d’un organe de presse, de percer à jour les meilleurs correspondants et leur donner la liberté de réaliser leur vocation à l’intérieur d’une entreprise collégiale bien tenue et bien menée. Le secret d’An Nahar, me disait récemment un journaliste éminent, ce secret dont on parle tant, crève les yeux: c’est Ghassan Tuéni lui-même.
En 1948, à la mort de Gébrane Tuéni, fondateur d’An Nahar en 1933, l’aîné de ses fils, âgé de 22 ans, prend en mains les rênes du journal. Poète baudelairien (en français), étudiant de philosophie à Harvard où il prépare un mémoire sur le Projet de paix perpétuelle kantien, imbu d’idéologie nationaliste dans le sillage d’Antoun Saadé et de son parti, le voici reporter militaire à Jérusalem à l’heure de la guerre de Palestine. Mais ce n’est pas le reportage et le journalisme de terrain qu’il tient en grande estime qui feront sa renommée, mais son art consommé de l’éditorial qu’il élève au rang de genre littéraire. Il crée un style propre reconnaissable entre mille autres, riche en métaphores, en tournures, en renversements et d’une logique implacable, qui ne cessera de dérouter les puristes de la langue arabe. Il l’insère dans une dramaturgie qui, pour être patente dans certains articles portés sur la scène, n’en est pas moins intense dans le plus concis des morceaux.
Au-delà de leur valeur littéraire, ces éditoriaux qui forment autant de plaidoiries pour la modernité, le développement économique, la démocratie, le progrès(Tuéni restera toujours réservé sur une certain modernisme artistique), la raison, les libertés, le dialogue, l’intérêt général, le sens de l’État…sont devenus des passages obligés du paysage politique libanais et arabe, prenant en compte aspirations populaires et élitistes, les orientant et les pourvoyant de meilleurs arguments. Tout cela dans un climat régional et interne tendu et au milieu de violentes polémiques. L’appel aux Lumières n’alla pas sans faire connaître à Tuéni, et plus d’une fois sous divers mandats présidentiels, les ténèbres des prisons.
Sous l’égide de Ghassan, An Nahar passe, dès le milieu des années 1950, au premier rang de la presse libanaise et devient, avec l’Al Ahram égyptien, le quotidien le plus en vue du Monde Arabe, indépendant tout en étant engagé. En 1965, Le Jour fondé par Michel Chiha est acquis par le nouvel empire de presse, et, en 1970, L’Orient de Georges Naccache. De 1970 à 1991, Ghassan Tuéni est l’éditeur du quotidien baptisé L’Orient-Le Jour. Les prouesses techniques se suivent et les journaux du groupe se mettent à l’heure de New York et de Londres. L’essentiel est pourtant dans les débats engagés, l’ouverture à tous les points de vue, l’impact politique interne et universel, la place donnée à la culture, aux lettres et aux arts, la multiplication des suppléments…Les journalistes d’An Nahar, les orages de la guerre installés, formeront l’ossature de la presse arabe éparpillée dans diverses capitales et le quotidien restera l’un des rares à affirmer sa présence à l’est comme à l’ouest des lignes de démarcation de Beyrouth.
Homme de combats politiques suivis, Tuéni mène campagne et se fait élire député du Chouf-Aley puis de Beyrouth en 1951 et 1953. Entre les deux dates se déroule « la révolution blanche » de 1952 qui oblige le président de la république à démissionner. Il y joue un rôle capital entre les divers protagonistes de l’opposition qu’il contribue à unir autour d’un programme de réformes radicales par delà les idéologies. Ce programme qui vise à briser ce qu’il nomme, dans une conférence célèbre, « le pacte diabolique » entre l’exécutif et le législatif (contre les services du premier, le second renonce à son contrôle) ainsi que le déroulement général de la « révolution », accomplie sans une goutte de sang versée, resteront pour lui le paradigme idéal de l’action politique réformiste au Liban.
Nommé ministre de l’éducation nationale et de l’information en 1970, après un long combat contre le chéhabisme principalement mené au nom des libertés, il ne restera pas cent jours au gouvernement tant le camp auquel il appartient trouve ses réformes radicales. Mais le début des hostilités en 1975 contraint à le nommer ministre grec-orthodoxe dans un cabinet réduit où chacune des six grandes communautés libanaises n’est représentée que par un seul membre. Il sera alors le seul ministre à se déplacer entre toutes les régions, faisant preuve de courage et persévérant dans la politique aristotélicienne de la mesure et de l’équilibre. Ce fut aussi pour lui une occasion de montrer une fidélité sans appel à des hommes abandonnés de toutes parts (essentiellement les présidents de la république et du conseil).
Parvenu aux deux postes les plus hauts auxquels un grec-orthodoxe peut accéder dans l’actuel système communautaire (vice présidence de la Chambre et du Conseil), Tuéni se refusera toujours à convoiter le premier poste de la république pour assouvir une quelconque ambition. Mais pour servir son pays, il se fera son représentant aux Nations-Unies (1977-1982) à un moment où le Liban avait le plus ardent besoin d’un ambassadeur d’une envergure internationale. Les résolutions votées en cette période, notamment la 425, la 508 et la 520, sont les effets toujours actuels de ce passage.
La place manque pour parler des autres angles de Ghassan Tuéni, de ses idées, de ses livres écrits ou publiés, des malheurs qui s’acharnent sur lui en lui faisant perdre sa femme Nadia et ses trois enfants, de sa résistance superbe malgré ses sentiments profonds et indéracinables, résistance faite de foi, mais aussi d’espérance et de charité, de sa vie conjugale avec Chadia…Ce qu’on ne peut passer sous silence, c’est le principal trait de son caractère, la munificence, cette volonté de toujours donner et à tous les plans, de trouver des idées nouvelles et des solutions pratiques, d’inventer des formes non conventionnelles, de créer des archives, de construire des patrimoines, de permettre aux talentueux d’épanouir leurs potentialités. L’optimisme et la foi imperturbable dans l’avenir sont eux aussi une sorte d’offrande. A leur service, il est un travailleur infatigable à qui la quotidienneté du journal a appris que la tâche est infinie, qu’elle reprend tous les jours, que le congé est illusoire, qu’il est une défaillance de l’homme, une aberration de la nature; ainsi intitulera-t-il deux recueils d’articles sur les périodes les plus sombres de la guerre du Liban La promenade de la raison et La république en vacances. Œuvrer raisonnablement et matériellement pour un avenir meilleur par un festin infini, tel est le don de Ghassan Tuéni.

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