Thursday 8 January 2015

ET L’HISTORIEN PAUL VEYNE ? HUMAIN, TROP HUMAIN








Paul Veyne: Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, Souvenirs, Albin Michel, 2014, 268pp.

          De son premier livre (Comment on écrit l’histoire, 1971) à son élection au Collège de France (1975), Paul Veyne fut une « intrigue » de Raymond Aron. Patronage que seule l’ingratitude sut couronner. Cet épisode, parmi d’autres, révèle les multiples dimensions des Souvenirs de l’historien né en 1930 et qui a renouvelé la connaissance de la Rome antique, sinon la pratique de l’histoire. Veyne prenait du temps à terminer sa thèse quand son introduction s’allongea au point de former un livre. Il voulait l’intituler « Intrigues dans le sublunaire », pour mettre en relief le concept proposé  pour le monde des hommes à la place de celui de lois : des scenarii complexes « où se mêlent conditions matérielles, rôles humains et part du hasard ». L’éditeur changea le titre et Aron salua l’ouvrage par un compte rendu « très élogieux, très critique et très long » qui montrait une plus ample maîtrise de la question. Plus tard il proposa et soutint la candidature de Veyne au Collège. Mais celui-ci ne le mentionna pas dans sa leçon inaugurale. « Je ne me sentais aucun atome crochu avec lui…Je reconnais être un ingrat. »
          « Exactitude » des faits narrés et des traits du personnage, anecdotes savoureuses, institutions mises en lumière, miniatures des périodes historiques vécues, éclairages sur l’œuvre, quelques uns de ses apports et sur la carrière, portraits d’amis et de collègues, vie personnelle et intime, tout passe dans ces souvenirs écrits à 84 ans, à l’heure où l’auteur a « perdu presque tout souvenir » de l’histoire romaine.
          L’homme est laid, une rarissime malformation congénitale relevant en bosse sa joue gauche. Cela ne l’empêchera pas de se marier 3 fois « comme Cicéron, César et Ovide ». Toute société « normale » l’ennuie. Il se porte alors à l’érudition qui le conduit à une carrière professorale faite de tranquillité et à des intrigues qui renversent les vérités reçues et font choc. D’ascendance dauphinoise par le père (qui préférait Hitler à Léon Blum) et piémontaise par la mère (il doit à sa grand-mère d’être un des derniers à  savoir le provençal), il est né à Aix où il enseigna, et passa en Provence la plus large part de son existence. Malgré son magistère parisien, il reste un méridional, « un villageois, un rural, un solitaire ».
          Veyne ne tait pas ses défauts. Ses infidélités ont ruiné son premier mariage. Son ingratitude est un trait de caractère récidivant. Il reste imperméable à la musique malgré des efforts : « au bout d’une minute d’attention et même de plaisir, je cesse de prêter l’oreille et pense à autre chose. » Son zèle, plutôt que ses talents, ont conduit ses supérieurs et pairs à favoriser sa carrière.
          Quand notre historien devient membre d’une institution, il en décrit les mécanismes : l’Ecole Normale Supérieure (« le monastère laïc de la rue d’Ulm ») (1951), l’Ecole française de Rome (1955-1957), la faculté d’Aix (1965-1980), le Collège de France… Le statut de l’établissement, le mode de recrutement des étudiants et enseignants, les activités essentielles, l’ambiance d’époque, les figures déjà célèbres ou en voie de l’être…se révèlent ou se laissent deviner. Si, par exemple, les professeurs qui élisent un nouveau collègue au Collège se méfient des célébrités (Bourdieu…), c’est moins par jalousie que par « jansénisme » et Mme de Romilly confie après l’entrée de Barthes : « Si cela continue, nous allons élire Eddy Merckx ». 
                  Les époques traversées, de l’occupation à l’après gaullisme, ne manquent pas d’être révélées à partir de l’expérience personnelle ou d’un schéma théorique de bon sens mais discutable. Les Allemands ont adhéré à l’hitlérisme par anticommunisme et non par allégeance à l’idéologie. La masse de la population française n’était pas en 1940-1944 attentiste, mais impuissante et la Résistance a été le symptôme du patriotisme. L’adhésion au communisme dans l’après guerre ne venait pas d’une foi dans des lendemains qui chantent, mais d’un désir de justice et par peur d’être médiocre en ne faisant pas de politique. Mai 68 fut une « agitation amusante, utopique et pacifique » contre l’institution universitaire et le coté « vieillot et plutôt comique » du sérieux gaulliste : la France « s’ennuyait » et les étudiants s’estimaient être une classe capable d’être maîtresse de son destin et de celui de la société…




AUBE, oeuvre du peintre libanais Shafic Abboud (1926-2004) ami de l'historien 

          Des amitiés, Veyne en eut de nombreuses dont celles de Char et de Foucault auxquels il a consacré bien des écrits. Evoquons seulement cette scène cocasse où le colosse Char, connu pour ses colères, lit un article que l’auteur lui consacre : « mes yeux se portaient alternativement sur la tête qu’il faisait et sur le porte-parapluie où se dressaient ses gourdins. »
          Entre l’histoire universitaire académique, l’école des Annales, le marxisme et dans un temps où la problématisation des sciences humaines était dans l’air, l’auteur de Le pain et le cirque et de nombreux ouvrages sur la sexualité à Rome a perçu de nouvelles intrigues et forgé de nouveaux concepts (ce que Max Weber appelle des types idéaux) qui ont associé le don et l’échange et dissocié l’homosexualité et la passivité sexuelle. L’anthropologie maussienne, l’économie marginaliste et la psychologie freudienne ne restent plus aux portes de la discipline.
          Dans le dernier chapitre, Veyne passe - pour décrire les péripéties de sa vie conjugale et filiale - à une intensité dramatique inattendue. La mort, le suicide, la trahison, la dépression… ne sont plus des mots sonores mais des réalités impératives et terribles. Pour ce lecteur assidu de L’éducation sentimentale de Flaubert qui constate la nullité de toute existence, y eut-il dans sa propre tragédie confirmation ou déni de ce roman?            


JOSEPH NOUJAIM POÈTE DU MAL : PRÉSENTATION & TRADUCTION






Joseph Noujaim prenait un soin particulier de ses recueils, mais ils étaient depuis longtemps introuvables en librairie. Il voit, plus de trente après sa mort, son œuvre poétique réunie grâce à un nombre de fidèles dont le préfacier Joseph Sayegh. (Shi‘r Joseph Noujaim, Dar Nelson, 2014, 416pp.) L’événement mérite d’être signalé, s’agissant d’un poète authentique et d’une voix originale et classique.
 Noujaim est né à Cana (Sud Liban) et partagea sa vie entre Beyrouth et Paris. Ses émissions radiophoniques nocturnes sur les poètes et poétesses arabes restent mémorables ainsi que ses cours d’enseignement. Son existence brève (1928-1983) fut dominée par l’accord avec une œuvre exigeante vouée au culte de l’éros, des sens, de la femme (avec une prédilection manifeste pour le vocable et le sujet « bint » (fille)), de l’ivresse, de la poésie.
Sa première œuvre  est une tragédie en vers, Absalon (1953) composée dans le sillage de Qadmous et surtout de Bint Yaftah de Saïd Aql : sujet puisé dans la Bible, drame familial centré sur l’amour et la révolte filiaux, mètres classiques, leçons de Racine et du symbolisme français retenues...Cet écrit paraît pour la première fois en ouvrage après ne l’avoir été à l’époque qu’en épisodes dans la revue Al Hikma de Fouad Kenaan. Sont publiés ensuite les recueils Jassad (Corps), 1960, Takht (Couche), 1969, Al Qasîda al mal‘ûna (Le poème maudit), 1970, Banâtt (Filles), 1973. Un dernier recueil posthume leur est aujourd’hui ajouté.
Le projet mallarméen de « reprendre à la musique son bien » est commun aux poètes de Rindala et de Jassad, mais pour le second la lune a disparu et il ne reste que la nuit. D’où l’atmosphère sensuelle liée au mal et  nourrie de transgression qui tend sa poésie et taille dans des mètres arabes maîtrisés et l’élection d’affinités sonores son parfait correspondant.




Dessin de César Gemayel illustrant Jassad 



NOIR ET ROUGE
La nuit est seulement part de ma confidence
J’en fais ostentation en toute malfaisance
  
Seigneur de la route je m’enfouis
En perpétuelle déviance

J’ai accepté pour lieu
Le noir jeté sur ma conscience

J’y puise des plaisirs
Criant ardents à ma mouvance

Et l’ivresse saccage mes nerfs
Par une coupe gorgée d’impudence

Servie par la générosité de Dieu
Dans l’âge le plus rance



Biens relevant de l’invisible
Versés sur l’exubérance

La déité se met presqu’à la traîne
Quand, en sacralité, la souillure avance

Un univers en vues implore grâce
 Criant : « Monstrance! »

La mettre à nu est petit jeu
Sur couche en transe

Je la dégage de son âme
Et m’évanouis en turbulence

Je la couvre de baisers, je la hume, je me jette
Sur un corps débordant d’insistance

Sur une chair de miel et d’amertume
Sur un encens dont épuise la fragrance


Hommage à ses seins ! Je suis comblé !

Dépouilles d’âme : Recherchez délivrance!