Wednesday 6 June 2007

ORIENTS-OCCIDENTS: UNE GUERRE INTERMINABLE ?

















Thierry Camous: Orients/Occidents, 25 siècles de guerres ; 438pp, PUF, 2007.

Pour être exubérante, la couverture n’est pas alléchante. Adjoignant à une toile orientaliste rococo d’A. E. Fragonard (1780-1850), représentant Saladin à Jérusalem, une photo au rouge d’ un combattant occidental surarmé du 21ème siècle, elle fait regretter la sobriété abstraite monochrome ou bichrome des couvertures d’une maison d’éditions réputée pour son exigence. Le titre, par contre, est séduisant : il introduit d’emblée la pluralité et élargit le champ de l’enquête à 25 siècles, donc nécessairement au delà de la querelle religieuse islamo-chrétienne. Si le mot guerres peut, à prime abord, choquer pour n’être pas le lien unique entre Orients et Occidents, il n’en a pas moins une double pertinence. D’abord, parce que le livre y est principalement consacré ; ensuite, parce que l’organisation des armées, le déroulement des batailles et leur arrière plan social et politique sont au cœur de la définition de ces aires culturelles depuis Marathon et Salamine : « Dis moi comment tu fais la guerre, je te dirai qui tu es.»

Thierry Camous, l’auteur, est spécialiste en histoire ancienne et enseigne à Nice et à Canton. Il n’ignore certes pas que les guerres sont internes aux Orients comme aux Occidents (les deux conflits majeurs du siècle passé ne le prouvent-ils pas assez ?) et qu’elles ne doivent pas occulter le commerce des arts, des sciences et de la pensée entre les cultures. Il ne simplifie pas les notions mêmes d’Orient et d’Occident reconnaissant qu’elles ont varié dans leur nature et dans le temps et que la frontière les séparant fut et reste mobile. Mais son credo se formule ainsi : « c’est indubitablement sur le champ de bataille plus qu’ailleurs que les rencontres entre ces deux pôles de civilisation, certes interpénétrés et complémentaires, ont toujours été les plus réguliers… » (p.3). Le rapport commence par l’opposition et finit dans le carnage en passant par le désaccord et le conflit.

Notre historien a beau donc qualifier la thèse de Huntington sur ‘le choc des civilisations’ (dont le concept revient en fait à l’islamologue Bernard Lewis) de ‘brouillonne’, à en signaler les lacunes et les incohérences, à l’estimer ‘le plus souvent inacceptable’ dans le détail et dans la forme, il la trouve « hélas fondée ». Mais ce qui a pu sembler « une sombre et terrible prophétie » annonçant les violences de ce début de siècle ne serait en réalité qu’un invariant de plus de 2500 ans.

Pour survoler cette longue période de combats, Camous fait appel à cinq antinomies qui donnent à l’ouvrage ses parties capitales. La première oppose citoyens et sujets et relate les guerres qui, durant plus de mille ans, ont opposé la Grèce puis Rome à la Perse. D’un coté une civilisation de l’individu, de la liberté et de l’isonomie (amputée néanmoins des femmes, des métèques et des esclaves) et de citoyens guerriers lourdement armés et évoluant en formation serrée, la phalange, et, de l’autre, des nuées de cavaliers et d’archers et ‘une civilisation de masses’. La ‘bataille rangée’ comme forme de solution des conflits est indissociable de la pensée et de la pratique militaires occidentales. La deuxième met aux prises nomades et sédentaires et on y voit défiler les invasions des Huns, la sortie du désert de l’islam arabe et enfin, la terreur que font régner en Europe médiévale Hongrois et Mongols. Pour avoir fait crouler l’empire sassanide et interrompre les relations en Méditerranée, l’invasion musulmane en est le moment majeur. La troisième introduit l’idéologie religieuse et la césure chrétiens-« païens » pour traiter de l’expansion de la chrétienté au Moyen age, à savoir les croisades, la reconquête de l’Espagne et les guerres entre Slaves et Germains. La quatrième, sans effacer les antinomies précédentes, oppose les Etats-Nations, qui placent l’individu au cœur du système politique et font de l’Etat le garant du bien commun, au despotisme oriental et couvre l’affrontement des puissances liées aux Lumières aux tyrannies ottomane, russe et soviétique ; Lépante, Borodino et Stalingrad en seraient les batailles décisives. La cinquième a trait au présent et campe face à face riches et pauvres, humiliés et maîtres du monde. La Palestine en est le foyer principal de cristallisation et la guerre des fondamentalismes, de Téhéran à Kaboul en passant par le World Trade Center et Bagdad, l’aspect le plus sanguinaire et le plus saillant.

La fresque historique malgré ses lacunes (absence de la Chine, de l’Inde, de la Technique et du capitalisme) et ses points d’ombre (la guerre germano-soviétique s’inscrit-elle principalement dans l’antagonisme étudié ?) a le mérite de relativiser les conflits actuels, de dissiper les idées reçues qui identifient la violence avec l’Islam (ou l’Orient), et de répudier les simplismes idéologiques aux effets politiques désastreux. De plus, sur la plupart des points comme la bataille de Poitiers ou les sièges de Vienne, le livre opère des synthèses fortes et concises. Enfin, on n’apprend pas avec déplaisir l’incapacité des deux entités culturelles à venir à bout l’une de l’autre, l’Orient déjà essoufflé en France du temps de Charles Martel, l’Occident connaissant à Carrhae et ailleurs défaites et limites.

L’impression de malaise que laisse cependant l’ouvrage nait de son insuffisante armature conceptuelle : les notions principales, en demeurant floues, ne s’intègrent pas dans une vision rigoureuse et laissent souvent leur échapper les événements relatés avec force détails. Une assertion revient dans l’exposé : « Vision non dénuée de fondements mais caricaturale. » Une synthèse originale doit-elle se contenter de corriger des caricatures ?

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