Monday 9 May 2011

MERLEAU-PONTY & LA PROSE DU PHILOSOPHE


Cézanne: La Montagne Sainte Victoire


Maurice Merleau-Ponty: Œuvres, Quarto, Gallimard, 2010, 1848pp.
La réunion des Œuvres de Merleau-Ponty (à l’exception d’un livre majeur La structure du comportement, première thèse de doctorat soutenue en 1938 et publiée aux PUF en 1942) dans un fort volume de près de 2 mille pages ne laisse pas d’impressionner, vu le destin foudroyé du philosophe mort en pleine vigueur (1908-1961). Elle ouvre grande la voie à la reprise de sa place au tout premier rang des penseurs du XXe siècle. Mais au regard de la richesse de cette pensée, de la variété des domaines auxquels elle touche, des polémiques plus ou moins apaisées ultérieurement dans laquelle elle fut prise, on ne peut que prévoir un lent travail du concept selon l’expression hégélienne consacrée.
Reconnaissons d’emblée la qualité de l’établissement de l’ouvrage et l’audace de certains partis pris, ce qui laisse le champ ouvert à une future publication plus complète dans « La Pléiade ». Les recueils d’articles publiés par l’auteur (Sens et non-sens, Signes…) ont été cassés pour être redistribués conformément au plan d’ensemble. Un chapitre du manuscrit posthume de La Prose du monde (1969) ayant été réélaboré et publié dans Les Temps Modernes sous le titre « Le langage indirect et les voix du silence »(1952), réponse à Sartre et à Malraux sur l’art, la littérature et le style, la version plus aboutie a remplacé son brouillon. Des notes encombrantes n’ont pas été reprises. Quant au plan général de l’ouvrage, 2 parties le constituent. La première regroupe les écrits consacrés à l’histoire et à la politique ; elle occupe près du tiers du livre : des articles et éditoriaux des Temps Modernes ; Humanisme et terreur (1947) où sous la fermeté d’un style favorable au communisme et compréhensif à l’égard des procès de Moscou, pointent déjà les questions qui dans Les Aventures de la dialectique (1955), suite à la guerre de Corée et à la découverte des camps en URSS, remettent en question non seulement la pratique marxiste où la terreur est inhérente, mais la théorie elle-même, parce qu’elle convertit la dialectique en mythe en « précipitant » « la signification totale de l’histoire » dans un seul élément, le prolétariat comme classe sociale ; les lettres de rupture avec Sartre en 1953. La deuxième partie réunit, sous le titre de « l’interrogation philosophique », les écrits qui vont de sa seconde thèse, Phénoménologie de la perception (1945), aux œuvres posthumes qui essaient de jeter les bases d’une nouvelle ontologie.
Il faut aussi saluer le rôle de Claude Lefort (1924-2010) qui a assuré l’organisation de ce livre et qui est mort quelques jours après sa parution. Élève et ami de Merleau-Ponty, il a pris en charge la publication de ses œuvres posthumes et a toujours veillé à la présence de sa pensée; membre actif de Socialisme ou barbarie, il avait joué un rôle prééminent dans l’engagement antitotalitaire du Maître en insistant, dès les années 1950, sur l’ampleur de ce qu’on ne nommait pas encore « l’univers concentrationnaire » dans la patrie du socialisme. Dans une courte mais dense préface (parue initialement en 1974), Lefort montre tout à la fois les continuités et les ruptures dans l’œuvre du philosophe et on ne peut que le suivre sur cette voie.
Dès son premier livre, Merleau-Ponty introduit en philosophie la notion de « corps vivant » et en fait le thème de sa méditation, rejoignant tacitement le chapitre premier de Matière et mémoire de Bergson, un philosophe auquel l’attachent de nombreux liens. L’esprit percevant qui n’est ni un agglomérat de sensations, ni une conscience autonome, est originairement enraciné dans son corps et dans un monde qu’il habite avant de le penser. La totalité, le rapport, le vécu, voilà ce qui est d’emblée mis à l’avant. Dans Phénoménologie de la perception, il affirme contre Husserl que le corps n’est pas un simple objet parmi d’autres : « Le corps est à la fois visible et voyant. Il n’y a plus ici dualité mais unité indissoluble…J’ai voulu partir de là. » Par la perception, une ouverture active et constitutive de l’homme au monde, sont affirmées l’inhérence du corps à la conscience et l’intentionnalité propre au corps. L’ontologie dualiste corps/esprit est définitivement répudiée, mais nullement pour laisser place à un solipsisme qui ignore l’inhérence d’autrui à Soi et au corps : « La pensée n'est rien d’ "intérieur", elle n'existe pas hors du monde et hors des mots. »
Le langage montre bien l’enracinement de l’individu au sein du monde vécu, son historicité et son intersubjectivité originaires et foncières qu'il cherche à rendre intelligibles par son projet. L’individu n’est pas un sujet absolu, puisqu’il prend part à un univers socioculturel et langagier déjà structuré, mais il n’est pas non plus un simple produit, puisqu’il participe aux institutions et les modifie par sa pratique (« je ne me choisis pas à partir de rien »). Il n’est pas jusqu’au langage lui-même qu’il ne renouvelle.
« La grande prose est l’art de capter un sens qui n’avait jamais été objectivé jusque-là et de le rendre accessible à tous ceux qui parlent la même langue. Un écrivain se survit lorsqu’il n’est plus capable de fonder une universalité nouvelle, et de communiquer dans le risque. » Par delà la littérature, la parole est l’appel de chaque liberté à toutes les autres et Hegel nommait l’État romain « la prose du monde ».
Pour combattre les catégories binaires de sujet/monde et de corps/conscience habituelles aux dualismes rigides et pour nommer les inhérences, prégnances et empiètements que sa pensée approche, « Merleau » qui ne cesse de livre en livre de parfaire sa langue, de « lui donne(r) plus de force et presque de violence, sans qu’elle perde rien de sa souplesse, de son insolite variation, de sa proximité aux choses, ni même paradoxalement de sa mesure » (R. Micha, L’Arc, 1971, n 46) recourt dans ses derniers écrits aux notions de « chair », ainsi qu’à celles accordées d' « entrelacs » et de « chiasme ». Finie la conscience, fini l’objet.
Comme le note Lefort, l’œuvre entière, ainsi que l’attestent déjà ses titres (de Phénoménologie de la perception à Le visible et l’invisible en passant par « Le doute de Cézanne » et L’œil et l’esprit), est rivée à une interrogation : Qu’est-ce que voir ? Car la vision est ce qui institue l’extériorité du visible, l’ouverture du corps, la distance, l’altérité, le repli sur soi qui constitue le voyant et le fait adhérer à l’être. Or ce privilège de l’œil gouverne la métaphysique entière de Platon à Husserl qui cherchent à contempler des essences. Mais de fait, la métaphysique, comme les techniques et sciences, interprètent et assujettissent la vision quand on pense qu’elles ne font que la sublimer, car elles l’impliquent dans le pouvoir social et le langage. D’où la tendance des dernières œuvres de Merleau-Ponty à insister sur « l’invisible » comme charpente du visible, c’est à dire les conditions du voir impossibles à voir (pivots, dimensions, niveaux du champ…); à interroger la peinture (Léonard, mais éminemment Cézanne) qui cherche à saisir toute chose sans se soucier de connaissance ou d’action ; à passer du questionnement du sujet à celui de l’être : « L’être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons expérience.»
Sur bien des points, Merleau-Ponty retrouve Heidegger, mais la méfiance des heideggériens à l’égard du concept de perception est grande. Par ailleurs, avec une langue française aussi chatoyante, aussi claire, aussi belle, il est à découvert face au penseur allemand protégé par sa difficulté et son hermétisme.
Entre Husserl, Heidegger et Sartre, Merleau-Ponty est une voie indépendante dans la tradition française. Il pense en eux et contre eux. Comme dirait l’auteur de L’être et le néant, un égal non un semblable.