Monday 4 July 2011

LA PHILOSOPHIE AU DÉFI DE LA DANSE CONTEMPORAINE


Frédéric Pouillaude: Le désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse, Vrin, 2009.
La tâche de la philosophie, Merleau Ponty le notait, ne cesse d’être l’apprivoisement du Sphinx, monstre fantasmatique, composite, interrogateur et dévorateur. En s’attaquant à la danse, « création originaire » de l’homme au même titre que le langage et l’outil, phénomène universel et variable selon les cultures, en introduisant les nivellements historiques nécessaires et en cherchant pour la danse contemporaine les concepts les plus adéquats, Frédéric Pouillaude fait éminemment œuvre sapientielle. Non que la danse ait toujours été exclue de la philosophie: Platon dans le livre VII des Lois lie l’orthopédie du mouvement à une théorie de la transe bachique et classe les danses selon le guerrier et le pacifique ; Xénophon, Plutarque, Plotin, Lucien, Mersenne…dans leur diversité théorique et sémiotique présupposent la danse comme une configuration technique et artistique soumise à des règles et des usages précis. Au 18ème siècle même, les Condillac, Diderot, Rousseau…ne cessent de prolonger le courant précédent et de faire part de leurs réflexions sur la question. Mais voici qu’à l’aube de l’époque moderne, les 3 grands livres qui jettent les fondements de l’Esthétique expulsent la danse de la classification des Beaux-arts : la Critique de la faculté de juger de Kant, les Leçons d’esthétique de Hegel, la Philosophie de l’Art de Schelling. Pour être un mélange impur des arts du temps et de l’espace, du jeu des sensations (musique) et du jeu des figures (arts plastiques), Kant l’évoque en quelques paragraphes ; nullement les deux autres. Cet « absentement » « littéral » engendre un autre : de ne pas être un art, la danse devient « le transcendantal de tout art », « le lieu anthropologique de la possibilité de chacun ». Quant à Nietzsche, il a commencé par se référer positivement à la danse la rapportant tantôt au dionysiaque, tantôt à l’apollinien, mais surtout à partir de Zarathoustra, il ne dit rien d’elle, mais beaucoup « grâce » à elle : instrument de combat, pierre de touche, modèle d’écriture, morale nouvelle…
Pouillaude place son approche sous le signe de Derrida. Empirique et philosophique, proche et distante des objets d’analyse sans vouloir les surplomber, sa méthode invoque Canguilhem et Foucault et se concentre principalement sur 4 lectures : Valéry, Erwin Straus (Du sens des sens, 1935), Mallarmé et Artaud.
Pour Valéry, au-delà des variations de ses 3 textes sur la danse, celle-ci est « une poésie générale de l’action des êtres vivants ». Elle n’échappe au statut d’art mineur et à la frivolité que par un « double déni ». De l’empiricité d’abord : son essence se passe des œuvres et des artistes où elle s’incarne et n’en a nul besoin ; de la scène, horizon du spectacle ensuite (et ce contrairement à Mallarmé). L’absence d’œuvre se décèle doublement dans la danse : elle est le moment où l’action vitale se poétise, travaille dans l’inutile et le raffine, moment dont tout art dérive ; comme le poème abandonné mais toujours perfectible et n’existant que dans un rapport singulier au lecteur, elle n’atteint jamais son terme, sinon accidentellement. C’est le danser plutôt que la danse qui fait foi.
L’absence d’œuvre que Valéry réfléchit dans le temps, Straus la marque dans l’espace. La danse montre, pour lui, l’unité phénoménologique de la sensation et du se mouvoir, elle prolonge immédiatement par une activité corporelle l’écoute musicale. « La danse, avant toute empiricité artistique, révélerait dans son articulation au sonore une activité de création s’inscrivant à même la réceptivité sensible. A ce titre, elle figurerait le point d’origine de tout art, sa condition de possibilité ». Danser, c’est rompre avec les mouvements utilitaires, conventionnels, finalisés pour inventer des directions inutiles et improbables, sortir de l’espace strié par les us et coutumes pour un espace lisse (concepts librement empruntés à Deleuze et Guattari). Mais si ce dernier espace est libre et créatif, il ne porte pas comme son opposé, la marque de l’histoire qui rend possible la répétition et la pratique collective. Serait-il capable de s’incarner dans un vocabulaire, celui-ci ne serait que « fragile et transitoire ».
Si Valéry et Straus font tous deux se jeter la danse dans les eaux de la jouissance et de l’extase, ce n’est pas, nous dit l’auteur, « seulement en vertu d’une métaphysique de la présence ou d’un grand fantasme de l’originaire », mais pour la raison bien simple que la chorégraphie et les mouvements de danse ne trouvent pas un support matériel permanent et ne sont confiés qu’ « à la mémoire des corps labiles » qui les incarnent.
En introduction à son ouvrage, Pouillaude affirme avoir voulu au départ tenir un discours philosophique sur la danse « contemporaine », et n’être parvenu à l’arrivée qu’à expliquer son échec. Quatre fois, et dans les quatre parties de son étude, il a montré comment le concept de désœuvrement, connexe mais différent d’absence d’œuvre, est déterminant pour la chorégraphie. Mais les chemins empruntés, et dont nous n’avons vu qu’une petite partie, sont d’une extrême richesse, prennent en compte de manière pointue les méandres du spectacle et des rituels contemporains et affronte bien des classifications (celle de Goodman en particulier). Si échec de sa tentative il y a, c’est un échec salutaire.
L’Orient littéraire, 7/7/2011