Friday 26 October 2012

UN ROMAN PRÉMONITOIRE DE TOUFIC YOUSSEF AOUAD







Toufic Youssef Aouad: Dans les meules de Beyrouth (Tawâhîn Bayrût), roman traduit de l’arabe (Liban) par Fifi Abou Dib, Sindbad/ L’ORIENT DES LIVRES, 2012, 300pp.

          Il en aura fallu du temps pour que le roman de Toufic Youssef Aouad (1911-1989), Tawahîn Bayrût commencé en 1969 et paru en 1972 puisse être lu en français. Dès 1974, il a été choisi par l’UNESCO comme « œuvre représentative » et désigné comme tel pour être traduit en diverses langues. Il le sera en anglais, en allemand, en russe et en espagnol (1992), mais pas dans la langue de Molière. La présente édition, programmée en 2009 dans le cadre de Beyrouth Capitale Mondiale du Livre, voit aujourd’hui le jour. Mais d’avoir tardé à paraître n’ôte rien à l’intérêt et au plaisir de lire un roman qui a su saisir ce qu’avaient de prémonitoires les années qui précédèrent les guerres du Liban (1975-1990) et de voir comment un maître de la fiction pouvait déceler en leur tourmente les repères fondamentaux d’une situation qui allait gouverner le pays et qui, en dépit de bien des changements, ne cesse de le faire.
          Aouad a touché à tous les genres : chroniques de presse, poésie, théâtre, mémoires…Mais son maître domaine est la fiction en ses deux aspects : les nouvelles et le roman. A l’âge de 25 et de 26 ans, il publie 2 recueils qui par le réalisme audacieux, la simplicité du style et l’art de la narration sont si novateurs qu’ils deviennent en quelques années des classiques du genre. Pas un écolier du Liban à ne pas se souvenir des frustrations du « garçonnet boiteux »  (Al-Sabî al-a’raj, 1936) ou de l’aimante mère du « tricot de laine » (Qamîs al-sûf, 1937), les 2 nouvelles qui donnent leur titre aux livres. Ceux d’entre eux que passionnèrent les prototypes découvrirent dans chaque ouvrage un texte inhabituel par sa relation de la vie sexuelle et qui montrait la modernité d’un auteur dont l’écriture ne s’est pas dissociée de toute vision moralisatrice.
          En 1939, Aouad s’attaque au registre romanesque et publie Al-Raghîf (La Galette de pain). A la veille d’un nouveau conflit mondial, il prend par les cornes une des périodes les plus cruciales de l’histoire du Mont Liban : la guerre de 1914. Il réussit à y rendre l’atmosphère suffocante d’oppression et de famine et le lot de malheurs qui accablent alors la Montagne. C’est sans doute son flair historique pour les époques essentielles et critiques qui le conduit, alors qu’il a embrassé la carrière diplomatique depuis 1946 et vit le plus souvent à l’étranger, à faire de l’actualité libanaise le sujet de son second roman, ces Tawahîn pour lesquels il semble avoir choisi lui-même le correspondant français de Meules pour insister sur l’effet d’écrasement et de broiement de la nouvelle Babylone qu’est, en cette fin des années 1960, la capitale libanaise.
          Beyrouth - où s’édifie dans les luttes l’Université libanaise, où le quartier Hamra prospère et présente les mirages d’une vie nouvelle et d’une modernité flamboyante - attire à elle tous les jeunes du pays. Tamima y vient de l’extrême sud et Hani du Metn nord. Ils sont là pour leurs études, veulent s’arracher à leur enracinement rural et sont épris de liberté et d’idéaux. Ils souhaitent surtout que leur vie leur appartienne. Issus de deux communautés différentes, ils ont à affronter « le retour au refrain chrétien/musulman », les mœurs ancestrales, les contraintes du manque d’argent, la cupidité, l’opportunisme des politiques, les entorses permanentes à la loi… A l’heure où l’on parle de libération sexuelle, c’est une atmosphère lourde d’érotisme malsain qui prévaut dans les divers milieux intellectuels et notables. Et le moment est surtout à l’intrusion de la Résistance palestinienne dans la vie quotidienne avec son flot de violences et de dissensions  sur arrière fond d’agressions israéliennes. Aouad réussit le pari de tenir l’attention en haleine tout au long de sa fiction et d’y glisser des événements réels. Il incarne par des personnages nombreux et singularisés les multiples facettes d’un monde déchainé.
          La traduction de notre collègue Fifi Abou Dib donne au roman une fluidité en français qui n’est pas loin d’égaler l’original arabe, ce qui n’est pas peu dire. Les années passées depuis la parution du roman en 1972 lui sont elles mêmes bénéfiques car elles permettent de saisir l’ampleur du travail narratif et de la vision d’ensemble au détriment de détails sur lesquels alors on ergotait. 

Toile du peintre libanais Rafic Charaf.     

Thursday 4 October 2012

CHRISTIAN JAMBET ET LA NOUVELLE CONFIGURATION DE LA PHILOSOPHIE ISLAMIQUE


Les philosophes islamiques « n’ont pas été philosophes malgré l’islammais à partir de lui, avec lui et en lui. »








Christian Jambet: Qu’est-ce que la philosophie islamique? Folio essais Gallimard, 2011, 472 pp.

          Qu’est-ce que… ? La question est platonicienne, voire socratique. Cherchant à saisir une essence générale (le courage, la justice, la philosophie…), elle est inopinée pour un secteur bien délimité encore que  la collection Folio-essais en ait fait un leitmotiv : Qu’est-ce que la philosophie antique ? signé Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie américaine ? de Stanley Cavell… Dans ces deux ouvrages, l’histoire ou la géographie cernaient l’objet et facilitaient la tâche. Ici, Christian Jambet, dans la voie ouverte par son maître Henry Corbin (1903-1978) sur l’itinéraire intellectuel duquel il revient, mais plus radicalement sans doute, ne peut, en cherchant  à lier deux entités hétérogènes ou antinomiques l’islam et la philosophie, que construire un concept propre à inscrire son tracé et ses frontières propres dans le temps, l’espace, les langues (l’arabe et le persan) et les cultures.
          La philosophie, héritage grec des Arabes qui l’ont portée et transmise à l’Occident médiéval, recourt principalement aux concepts et se déploie dans des chaînes discursives. L’islam est une « religion nourrie de symboles, d’histoire sainte, d’annonces apocalyptiques, de commandements et de conseils spirituels ». Comment donc interroger une synthèse qui soit tout ensemble et paradoxalement  « philosophie islamique»?
          D’emblée, la thèse de Jambet s’oppose à celle de Hegel sur la question ainsi qu’à son « image inversée », celle de Renan dans sa conférence « L’islamisme et la science » (1883). Pour l’auteur de La Phénoménologie de l’Esprit, la philosophie « arabe » n’est que la perpétuation du néoplatonisme alexandrin en terre d’islam ; de là son « peu d’intérêt », sa différence de « style » et non de contenu avec ce qui l’a précédée,  et son seul « intérêt historique » dans la transmission de la pensée d’Aristote. Avec le dépassement de la scolastique par la philosophie moderne, la page médiévale musulmane, juive ou chrétienne est tournée. Hegel en contemporain de Goethe fait, par contre, de la poésie et de l’art de l’islam un moment de « l’Esprit absolu ».
          Renan salue les philosophes arabes des traducteurs de Bagdad à Averroès, place Fârâbî et Avicenne « au rang des penseurs les plus complets  qui aient existé », loue les grands Andalous pour avoir été à des hauteurs inconnues depuis l’antiquité, mais pour finir par affirmer que « l’élément vraiment fécond » fut en ce domaine le legs grec. Ainsi, alors que pour Hegel, l’islam est plus intéressant que ses philosophes et, n’ayant pas besoin de passer de la « représentation » au « concept », a produit une culture pérenne incapable de faire naître une nouvelle figure de la liberté, pour Renan la victoire de l’entendement philosophique des Arabes sur la religion fut de courte durée.
          Le concept de « philosophie islamique »  ou mieux d’ « islam philosophique » cherche à lier pensée discursive et  univers religieux, à repérer le travail de la première dans l’horizon du second. Du coup, cette philosophie ne se limite ni à la période qui va du IXe au XIIe siècle, d’al-Kindi à Averroès, ni à un contenu arrêté, l’exercice de la logique, de la physique et de la métaphysique dans le sillage d’Aristote. Dans sa pratique, elle ne renie ni l’héritage grec ni son rôle éducateur : « Sans les Grecs, sans les catégories et modes de vie qu’ils ont conçus, il n’y aurait pas une page de philosophie islamique. » Mais ces catégories et ces modes s’intègrent dans la version musulmane de la profession de foi monothéiste (al-shahada et sourate al-ikhlas 112 :1-4) et cherchent à lui donner un sens philosophique. Les penseurs dont il est question « n’ont pas été philosophes malgré l’islam, écrit Jambetmais à partir de lui, avec lui et en lui. »
          Bien que le but avoué de l’auteur ne soit pas de faire une nouvelle histoire, mais de régénérer la réflexion, il aboutit à un tracé nouveau qui fait parvenir cette sagesse islamique jusqu’à nous, le dernier philosophe cité étant l’iranien Mulla Hâdî Sabzavârî (1797-1878) qui introduit dans son manuel d’enseignement les questions de l’existence et de la connaissance dans les conflits doctrinaux éprouvés. De l’âge de la falsafa où prédominent l’activité logicienne et la fondation de la politique authentique dans la métaphysique, on passe à celui d’al-da’wa (convocation ou appel) ismaïlienne qui puise son enseignement initiatique dans le néoplatonisme en insistant sur ses aspects mystiques. Une nouvelle forme de la philosophie intervient avec al-Ishrâq (illumination) et son maître al-Suhrawardî (1154-1191) qui tente une synthèse de la prophétologie islamique et des sagesses grecque et iranienne. La falsafa est affirmée dépassée pour une Hikma, science animée par la question de l’être. Avec « le plus grand des maîtres », Ibn ‘Arabî (1165-1240), naît une doctrine  dont l’impact est immense dans le sunnisme et le shi’isme duodécimain. Al-‘arif , utilisé naguère par Avicenne pour désigner le philosophe accompli, devient l’homme intégral ou parfait, typifié dans la forme métaphysique de l’homme prophétique. Enfin, avec Mîr Dâmâd (m. 1631) et surtout Mullâ Sadrâ Shirâzî (m. 1641), l’irfan, sagesse et science intégrale, tente la synthèse des moments précédents et élève la philosophie au rang de savoir absolu.

          La lecture de l’ouvrage de Jambet est endurante en raison de son immense érudition, des termes techniques (enthymème, sotériologie, docétisme…), de la densité du propos,  de la variété des questions abordées, de la force des thèses… Mais l’enrichissement qu’on y gagne est immense sur de nombreux plans, ancien et moderne, et concernant toutes les religions et bien des sagesses.

Illustration: Mawlânâ Djalâl ad-Dîn ar-Rûmî (1207-1263), poète et mystique. Metropolitan Museum,