Wednesday 11 February 2015

GHASSAN TUÉNI, ÉDITEUR



Le prix Mgr Ignace Maron décerné en 2001 à Ghassan Tuéni & Farès Sassine pour le livre El Bourj. De g. à d.: Fouad Turk, Mgr Audi, Mgr Mattar, GT, Mgr Abi Nader, FS.






Le buisson des paradoxes

Ghassan Tuéni fut grand éditeur parce qu’il fut grand où qu’il fût. Mais il fut loin d’être un éditeur au sens classique, ou ne le fut qu’occasionnellement. Une série de paradoxes (un jour évoqua-t-il, à propos du Liban, leur pacte[1])  pourrait le mieux introduire à cette tâche qu’il surinvestissait émotionnellement et dont il restait souvent distant, préférant déléguer ses pouvoirs et animer d’autres combats.


Espace public,  jardin intime
          Un domaine réservé, un lieu d’accueil pour amis, auteurs et lecteurs, une aire  de liberté pour un soi soustrait à la cadence infernale du Quotidien, où le plaisir est encore travail, choix, surveillance, rigueur,  mais où il s’épanche dans un espace de  quasi gratuité et de libres coercitions : telle est l’édition dans le vécu de Ghassan Tuéni. « Dar Annahar publie ce que lui aime lire, et qu’il aime offrir à ses amis », disait Michel Abou Jaoudé. « Un jardin d’Épicure », pourrait-on donc risquer n’eût été la méfiance du personnage pour la recherche du plaisir, son culte de l’action et l’absence totale du philosophe grec dans le répertoire de son imaginaire.
          Par ailleurs, le succès du Nahar en ce cours des années 1960 où le journal s’était imposé comme le premier organe de presse indépendant libanais et arabe ne pouvait inciter cet homme d’ambition - qui volens nolens se trouvait délivré de l’activité parlementaire et affranchi des charges pour y parvenir, mais au premier rang de l’opposition médiatique au pouvoir en place -  à étendre son empire d’encre et de papier. La vie culturelle fleurissait alors à Beyrouth et le quotidien lui consacrait de plus en plus de colonnes et de pages et recrutait pour la couvrir et l’évaluer de nouveaux  collaborateurs. Le Mulhaq (supplément) dominical du Nahar s’improvisait comme l’étincelant vivier où se croisaient les idées, les arts et les lettres.
          De ces deux sources, de ce paradoxe premier sans être le moindre, naissait Dar Annahar. (« Que pouvait-on l’appeler d’autre ? » me dit-il un jour comme si l’évidence s’imposait!) Ou plutôt connaissait une double naissance. En 1963 d’abord avec la publication du premier recueil de Nadia Tuéni, Les Textes blonds, né d’un deuil et écrit en français ; édition sobre avec un corps typographique simple, mais édition soignée avec 4 illustrations du poète en quadrichromie sur papier couché. En 1966/1967 ensuite, avec une production riche où se distinguait, entre autres, une suite d’études historiques, la plupart traduites de l’anglais et écrites par des universitaires chevronnés ou prometteurs, Albert Hourani, Kamal Salibi, Zeine N. Zeine…Elles venaient d’un horizon non confessionnel et révisaient bien des idées reçues. Penchées sur le passé, on les sentait tendues vers l’avenir et la modernité. Toute en étant accueillante et pluraliste, la maison d’édition promouvait une vision libérale, laïcisante qui prolongeait la ligne du journal tout en lui donnant des assises plus fermes. Vers une société nouvelle, intitulait le jeune philosophe Nassif Nassar un ensemble d’études critiques.
          Le travail fondateur fut une œuvre collective et il ne saurait être question ici ni d’amoindrir le rôle de chacun des responsables et conseillers, ni de les citer tous, ni de démêler leur apport un à un. Il ne s’agit pas, aussi, d’évaluer la production éditoriale des années d’avant guerre où le Nahar connaissait une de ses plus lumineuses périodes. Des études universitaires d’histoire littéraire, de sociologie ou d’histoire tout court sont à suggérer sur ces questions. Ce que nous essayons de signaler, c’est trois points. En premier, l’unité de forme et de fond que prirent pour l’opinion et les lecteurs des œuvres fort variées quant aux domaines, aux sujets, aux options politiques... Le grand précédent des Jésuites autour du Machriq et de l’Imprimerie catholique qui s’est perpétué des Ottomans à l’époque mandataire et aux années de l’Indépendance se retrouvait dans la nouvelle entreprise avec un esprit de chapelle plus ouvert à l’époque ou ouvert à une autre époque et à d’autres sources d’inspiration. On ne reniait pas l’antécédent, il arrivait même qu’on collaborât avec lui et de le prendre pour modèle (comme pour les éditions critiques de textes inédits d’Avicenne, d’Avempace, de Sohrawardî et d’autres). De même, les projets des maisons d’édition les plus marquantes de l’histoire culturelle libanaise et arabe comme Al-Makchouf (1935),  Al-Adâb (1953), Shi ‘r (1957) prenaient,  avec Dar Annahar, une autre ampleur et investissaient de nouvelles matières. Un quotidien libéral,  bien distribué et maîtrisant des procédures publicitaires inaccoutumées  servait d’appoint  à la nouvelle maison d’édition alors que les revues hebdomadaires, mensuelles ou trimestrielles citées pivotaient autour d’une école littéraire, d’une personnalité ou d’un tropisme politique plus ou moins prestigieux et ne possédaient que des moyens, somme toute, réduits.
          En deuxième lieu, un air de famille certain, mais difficile à cerner,  reliait le quotidien et la maison d’édition et on ne pouvait que deviner, derrière le partage des responsabilités, l’impulsion et les options du rédacteur en chef du Nahar prompt à la fois à solliciter des conseils, à les passer au tamis de son expérience et de son tact et à faire toujours preuve de dynamisme et d’esprit d’initiative. Entre le journal et le Dar, il y eut même, pour une courte période (juillet 1969-décembre 1972), un relais, la revue livre trimestrielle  Al-Qadâyâ al-mu‘âsira (Questions contemporaines) dont Muhammad Ali Hamadé était le rédacteur en chef et Ghassan Tuéni le directeur responsable.  
          Enfin, il nous faut signaler la publication durant les années 1967-1975 de quelques ouvrages bibliophiliques dont la tradition, en arabe, s’était perdue depuis la fin de la royauté en Égypte. Quelques livres tentèrent d’impliquer ensemble un texte ancien ou moderne et un artiste libanais contemporain, bien évidemment avec un calligraphe et un maquettiste. L’orchestration s’imposait et les exemplaires se partageaient en tirages de tête (papiers recherchés, soie naturelle de Zouk pour les couvertures, aquarelles originales…) et en tirages soignés pour lecteurs avertis. Citons aux premiers rangs de ces beaux livres : Le Cantique des cantiques (1967)  et la Rassoula (La Messagère aux cheveux longs jusqu’aux sources) d’Ounsi Al -Hage (1975)  illustrés par Guiragossian ; un florilège des Muwchchahât accompagné d’aquarelles d’Élie Kanaan (1968), une nouvelle traduction du Prophet par Yussuf Al Khal avec la reproduction en quadrichromie d’œuvres de Gibran (1968). Pour graver la lithographie en couleurs de Chafic Abboud accompagnant les 300 exemplaires des Maqâmâtt Al-Harîrî sur vélin d’Arches (1970), on se déplaça à Paris afin de suivre le travail de Mourlot.            
          Le beau livre reste et cela nous amène au deuxième paradoxe.

Publier ou disparaître
          Son ami Philip Salem l’a souvent répété,  il doit à Ghassan Tuéni cette belle et utile leçon : « ce que tu n’as pas mis par écrit, ce que tu n’as pas publié n’a aucune valeur, il disparaît! » Seul le témoignage écrit passe le temps, seul il amène à une vaste reconnaissance, la trace imprimée est indélébile, fidèle, discutable, défendable. Bien des connaissances, et il en a assemblées dans son métier et ses autres fonctions, n’ont produit leurs mémoires, leurs témoignages, des essais… que poussés, harcelés par lui. Peu importaient les pays, peu importaient les efforts, fi des objections, ce qui a été agi et vécu doit être propagé et figurer dans l’inventaire futur. Appeler à écrire et donc à être ou à persister dans l’être, offrir sa Maison pour publier, élargir le cercle des créateurs, enrichir la mémoire, mieux assurer la maîtrise du présent, être reconnaissant ou montrer son attachement à des personnes chères ou méritantes ou disparues...telle est l’édition pour Ghassan Tuéni : de l’ordre de l’existence, de l’urbanité, du bien vivre et du mieux vivre et non de l’ordre de l’entreprise capitaliste. Bien sûr il devait tenir compte des réalités financières et chercher à assurer la continuité de l’institution, bien sûr qu’il ne pouvait donner suite à toutes les œuvres qu’il avait suscitées, bien sûr il ne perdait ici comme ailleurs ni son esprit combatif ni bon nombre de ses animosités ![2] Mais c’est du coté du don réciproque et de la convivialité qu’il faut situer le plus clair de son activité d’éditeur. Pour un ami ou pour un travail qu’il avait commandé ou  dont il avait détecté la valeur, il recourait à un autre ami ou à une institution pour assurer au projet une assise. Mais il était souvent généreux à ses propres dépens et pas forcément aux périodes de fortune.
          Par une affinité élective, les références aux grands Grecs de l’antiquité viennent naturellement quand on parle de Ghassan Tuéni. Socrate n’a rien écrit mais ses disciples ont porté jusqu’à nous sa maïeutique. Sans notre éditeur, bien des acteurs de la scène politique, diplomatique, sociale auraient emporté avec eux leurs secrets et leurs témoignages. Quelques  auteurs et au-delà même certains artistes auraient peiné à trouver leur voie. Etre un apôtre de la trace écrite, c’est marquer son amitié et son respect pour les convives comme pour le livre.
Du journal au livre
          Mais ce n’est pas à l’éditorialiste qu’on conseillera d’écrire, il le fait à certaines dates sinon tous les jours. Tuéni qui était plus que nul autre journaliste, qui l’était essentiellement avant toute autre désignation et restait aux aguets à toutes les heures du jour et de la nuit, qui connaissait outre les principes du métier ses secrets l’exerçant sans répit à tous les échelons, Tuéni était sûr de son impact personnel dans et sur le présent,  mais se sentait démuni quant à l’avenir et la perpétuité, pour ne pas employer un terme aux relents religieux. « La création journalistique n’a pas de prétention historique. Le journal est produit pour être consommé le jour même de sa conception, et peut être est-il le produit le plus prompt à la consommation. »[3] A la disparition du poète et journaliste Salah Labaki, il écrit ces mots si intenses : «Il faut que le journaliste soit, en quelque façon, un poète pour pouvoir presser, ou même pour accepter de voir pressés, sa plume, son cœur et sa raison, tous les matins sur un papier qui commence  à jaunir avant même qu’on ne le jette. Ce sentiment de disparaître, d’écrire pour le jour qui passe, d’être à peine lu demain, au cas où on l’a été aujourd’hui, ne peut être vaincu que par une poétique (châ‘iryya) d’un genre spécial qui atteint la limite de l’obsession par le verbe (al-kalima), qui en fait l’alpha et l’oméga (al-bidâya wal- nihâya), un art pour l’art, pour l’art seul, un verbe pour le verbe. »[4] Tel est le paradoxe, le « malheur » au sens hégélien, du grand journaliste : il ne peut réussir que s’il est poète, passionné, « créateur et innovateur », « architecte travaillant sur le matériau des nouvelles », doué de l’esprit de finesse et de géométrie, bref s’il possède tout ce qui prépare au livre ; mais avec ce bagage fabuleux,  il n’aboutit pas au livre en tant qu’œuvre une, intégrée et transcendant le temps.
          Nous avons consacré aux rapports de Ghassan Tuéni au livre une longue étude à laquelle nous nous permettons de renvoyer. Son titre la résume bien : « Fascination et impossibilité du livre »[5]. Imbu de foi  en la sacralité d’un Livre révélé, de l’unité interne du dialogue platonicien et des critiques kantiennes , ce fervent des Fleurs du Mal retrouve pour le Livre les conceptions absolues de Flaubert et de Mallarmé et l’estime, plus ou moins consciemment, interdit pour son écriture infinie et journalière. Tenant à ne pas perdre ses mots, il ne cesse de les réunir, jusqu’à la guerre, en malafs (dossiers) chronologiques et/ou thématiques publiés par le Nahar même. La conférence, plus ample que l’éditorial, et qu’il pratique avec maestria, reste de l’ordre de l’oralité et connaît ses limites propres. Tuéni ne rejoint sa maison d’édition que dix ans après sa fondation avec un livre qu’il intitule justement kitâb al-harb, le livre de la guerre, où il réunit les éditoriaux de 1975-1976. La préface et la postface portent pour titres : « Avant le livre… », « …Et après le livre». La question  est posée et l’argumentation est concise: les articles « inspirés » un à un  « de l’événement quotidien » portent le « même message » (ar-risâlat zatuha) ; réunis, ils forment « un registre de la souffrance quotidienne » durant cette période de violence et d’espoirs perdus; leur valeur comme « unité sérielle » est de « donner une image intégrative où l’on trouve l’unité de la position (mawqif) comme principes, vision et conséquences ». Le texte de clôture est plus désillusionné: il est encore trop tôt pour écrire l’histoire ou dessiner l’avenir. L’horaire de la chouette de Minerve n’est pas celui du journaliste.
          Mais Ghassan Tuéni ne renonce pas au combat, en raison d’un paradoxe. Au contraire, celui-ci le provoque et l’anime.[6] Il ne cessera donc d’aller aux livres et d’en réaliser, regroupant éditoriaux, discours, correspondance, rapports diplomatiques, conférences. Il participe à des livres-entretiens dont il est l’évidente vedette. Il répond à des questions de collègues qu’il a souvent écrites de sa propre main et en fait une somme personnelle et historique (Sirru al-mihna …wa asrar ’ukhra, 1995). Il coécrit et cosigne, en arabe et en français. En 1985, il publie Une guerre pour les autres qui reste une des principales références sur les premières années de la guerre du Liban  et un ouvrage des plus discutés. Le paradoxe du texte circonstancié et du livre, de l’observateur impliqué et de l’analyste  distant donne lieu à mille solutions.




L’autre maison du poète
          Une maison d’édition est, comme son nom l’indique, une maison, un foyer, une habitation. Pas seulement, sans doute pas essentiellement, celle d’un éditeur, mais certainement celle d’une œuvre,  d’un auteur surtout s’il est poète. La première naissance de Dar Annahar ‘coïncida’, on l’a dit, avec le premier livre de Nadia Tuéni. Nouveau paradoxe : A partir du second recueil, L’âge d’écume (1965),  sa poésie s’expatrie et paraît principalement en France chez l’éditeur des « Poètes d’aujourd’hui », Pierre Seghers : Juin et les mécréantes (1968), Poèmes pour une histoire (1972), Le rêveur de terre (1975), Archives sentimentales d’une guerre au Liban (Pauvert, 1982), La terre arrêtée (posthume), (Belfond, 1984). Seul Liban : 20 poèmes pour un amour (1979) revient au logis. Tous sont illustrés par des artistes libanais (Guiragossian, Aref  Rayess, Assadour, W. Farès, Amine El Bacha, Etel Adnan, Zibawi…) Sans connaître les détails et sans prétendre y entrer, on peut conjecturer qu’il fut décidé de donner à un grand poète de langue française son domaine et son rang. La thématique libanaise et la maison d’édition beyrouthine ne pouvaient tenir lieu d’obstacles, et peut être la vocation universelle du pays des cèdres était-elle une incitation à se déloger. En 1972, les Poèmes furent couronnés par l’Académie française.
          Ce que Nadia fut pour Ghassan, ce que Ghassan fut pour Nadia, on peut le lire à deux hauteurs. Au niveau des œuvres mêmes, chacun étant présent dans l’autre et partageant avec lui, selon des rythmes propres, une même tragédie personnelle, une même passion pour un Liban vécu et assumé dans ses turpitudes, folies et espérances. A propos des discours de Ghassan à l’ONU et des 20 poèmes pour un amour, Charles Hélou écrit : « Discours et poèmes puisent leur inspiration aux mêmes sources. Ils sont portés par un même élan. »[7] On peut aller plus loin pour Une Guerre pour les autres et les Archives sentimentales. Ghassan parlait d’un manuscrit où se confrontaient, sans accord préalable, les 2 compositions. Les plumes exprimaient une chose identique dans une langue même et autre.
Entre les deux suffisamment d’espace
          Pour que la connivence soit millénaire[8].
          Nietzsche mesurait un « grand sentiment » non à son intensité, mais à sa durée.[9] La longue fidélité éditoriale de Ghassan Tuéni à sa compagne fut le garant éclatant de sa ferveur. Dès sa mort prématurée en 1983 après une longue maladie alors qu’elle n’avait que 48 ans, il s’attèle à sauver l’œuvre des aléas de l’édition française. Les ventes de la poésie ne sont jamais sûres et la thématique résolument libanaise des recueils les destine au public de sa terre et de sa patrie. Ghassan Tuéni éditeur cherchera des manuscrits et récupèrera, pour les publier, les moindres inédits, leur donnant la plus adéquate lisibilité et sans un regard pour la dépense matérielle. Il réunira les œuvres complètes en 1986 et fondera à partir d’elles la collection « Patrimoine » destinée à regrouper les « œuvres complètes des auteurs libanais d’expression française ». Le format, le papier, la mise en pages, les illustrations…joignaient l’élégance à la pertinence et fondaient un classicisme où la fidélité à l’édition originale s’accompagnait de rigueur et d’ouverture à la nouveauté. Des études et des notes tentaient d’éclairer le tout et de le mettre en perspective. D’autres auteurs suivirent et entrèrent dans la collection : Fouad Gabriel Naffah (1987), Evelyne Bustros (1988), Chékri Ghanem (1994), Fouad Abi Zeyd (1996), Georges Schehadé (1998), Laurice Schehadé (1999), Emile Aboukheir (2002, format différent). La « Pléiade » libanaise non seulement soustrayait Nadia Tuéni et même Georges Schehadé aux agendas éditoriaux parisiens, mais révélait aussi des auteurs oubliés ou introuvables et créait un champ où les lecteurs francophones du Liban pouvaient se retrouver, se reconnaître et se former.



          Mais Ghassan n’a jamais fini avec l’œuvre de Nadia. En 1997, il conçoit une nouvelle et somptueuse édition des 20 poèmes où ceux-ci sont confrontés à 20 œuvres picturales, « une tentative…de donner à la poésie, dans l’univers des formes, une frontière nouvelle.» Puis quand, en 2001, sonne l’heure d’une nouvelle édition des Œuvres poétiques complètes, il leur imagine une formule nouvelle où les recueils sont séparés en fascicules sveltes vendus séparément ou intégrés dans leur coffret bleu né d’une œuvre d’El Bacha. La fidélité comme la liberté est un long chemin créatif.
          Si Nadia Tuéni est aujourd’hui traduite dans bien des langues, si ses vers instruisent la mémoire d’une grande masse de francophones libanais, elle le doit certainement et avant tout à l’intensité de sa poésie. Mais de lui avoir trouvé une maison a été un don prodigieux et salutaire.  
            
Le patrimoine à (re)créer
          De Nadia comme patrimoine au patrimoine libanais, la distance est courte. On peut lire dans la notice écrite pour introduire l’édition posthume de Faramane[10] : « Ce livre n’est pas qu’un album du souvenir…souvenir de Nadia Tuéni, de Baalbeck, une nuit de festival, et au-delà, d’une épopée libanaise à mi-chemin entre la légende et l’histoire. » Mais ce l’est déjà…et le patrimoine de Ghassan Tuéni est vaste ou plutôt en chantier de continuelle extension. Puis il faut aller plus loin que  « l’album du souvenir », éditer et donc faire de l’inédit, du nouveau, de l’original.
          Nous vivons depuis quelques décennies,  sur le plan universel, un « régime d’historicité » où le rapport au passé est vécu essentiellement comme mémoire, c'est-à-dire comme présence du passé dans un présent qui prédomine et où le futur est envisagé comme une menace[11]. Ghassan Tuéni s’inscrit sans doute dans cette configuration planétaire, mais ses motifs sont intensément personnels et se fondent sur une justification proprement libanaise. Sur le plan personnel, il appartient comme quiconque à de nombreux cercles. Mais il les vit comme un prolongement de son soi ou comme son soi même et il lui importe existentiellement de les garder et d’y être. Sur le plan patriotique, le pays a connu une guerre ravageuse et destructrice,  et la paix qui l’a suivie semble emporter ce que la violence pure a cru épargner.
          La mémoire est donc un acte vital et le patrimoine n’a pas de limites. Soi, Nadia, la famille [son père Gebrane d’autant plus qu’éminent journaliste et son propre maître et modèle (Gebrane Tuéni 25 ans après (en arabe), 1973), ses fils (le livre de Makram, publié hors commerce, Un matin d’innocence, 1988 est d’une insolente beauté)] ; les amis ; le rite orthodoxe (Kitâb an-namûs ach-charîf, 1992), la religion chrétienne (Jésus Christ par l’évangile et l’icône (en arabe), 2 éditions, 1968 et 2000) ; La presse ( Al ’Ahrâr al mussawwara 1926-1927, 1995 ;  La Revue phénicienne , 1996 ; Phénicia, 1996 ;  Al Ma‘rad, 1999) et ses hommes (Les Faits du jour, L’Orient 1924-1972, Georges Naccache) ; Les témoins et visiteurs du Mont Liban (Les planches libanaises du Voyage de la Syrie de Laborde, 1998 ; Les Carnets d’Urbain de Valsère 1860-1862 ; Relation journalière du Voyage du Levant(1615) de H. de Beauvau, 2001 ; Voyages en Orient 1853-1855, 1860-1862 de la Comtesse de Perthuis, 2007) ; les événements historiques (Le Livre de l’Indépendance, en arabe et en français, 1998  et 2002) ; Le Liban d’avant guerre ( Baalbeck : Les riches heures du festival, 1994) ; Beyrouth, sa place, ses institutions culturelles ( Les années Cénacle, 1997 ; El Bourj, Place de la liberté et Porte du Levant, 2000 ;  Musée Nicolas Sursock : Le Livre, 2000 ; Beyrouth 1965-2002 de Jacques Liger-Belair, 2003 )… La liste n’est pas exhaustive et ne note que partie des livres les plus voyants du domaine réservé de Ghassan Tuéni, ceux où ses décisions ont été déterminantes, dont il est parfois l’auteur ou le co-auteur ou le directeur, qui se sont faits à son instigation, sous sa surveillance et avec sa collaboration. Mais des collections comme « Marâji‘ al’istiqlâl», « al nafa’iss » (où Dar an Nahar  entre dans le clos du patrimoine et reproduit quelques unes de ses réalisations de naguère), « Promesses », « Patrimoine poche »… sont nées de son initiative.



          Le patrimoine dans la cité se préserve. L’éditeur le recrée, il le change pour le rendre à lui-même, pour mieux en convaincre les lecteurs contemporains. On pourrait parler d’un ultime paradoxe si on ne savait que chez Ghassan Tuéni les paradoxes se génèrent à l’infini. Le fac-similé, souvent utilisé, est-il le degré zéro de l’invention ? il faut voir comment on a inséré des petits papiers ou une carte d’identité dans des ouvrages ; comment, pour le Ma‘rad, un choix de textes a été fait puis réimprimé dans un corps typographique des années 1920 et mis en colonnes suivant les usages de l’époque ; comment pour le livre de Beauvau, on a utilisé 2 papiers pour séparer l’original de la traduction et mettre l’impression nouvelle à l’unisson de l’ancienne. Chaque sujet pose ses problèmes propres  et comme on travaille avec 2 ou 3 langues, il faut à toutes les reprises non seulement trouver des solutions adéquates mais les construire belles, attrayantes et sans facilité. Pour El Bourj, on a réussi une double pagination qui rend le livre lisible dans les 2 sens, arabe et français. Baalbeck qui utilisa les catalogues annuels du festival et y intégra de façon originale les photos des spectacles ; il en sortit un livre superbe, démesuré, disparate et un, utilisant plusieurs papiers, des calligraphies, de nombreux corps …une date et une résurrection.
          La description précédente pourrait ne pas s’arrêter. Elle servirait alors de guide pour les lecteurs et de manuel de bon usage pour les éditeurs. Ghassan Tuéni a travaillé avec plusieurs imprimeurs et la plupart d’entre eux étaient devenus ses amis. Mais pour la «création » bibliophilique, il se fiait surtout à Saad Kiwan, « artiste » du livre, de la page et de la maquette qui a conçu le modèle de la collection « Patrimoine » et veillé à la naissance de chacun de ses ouvrages. De leur collaboration, parfois tendue et toujours fructueuse, sont nés les plus belles réalisations et la plupart des livres mentionnés plus haut. En tête de Sirr al-mihna…wa ’ asrâr ’ukhra (1995), Tuéni affirme que Kiwan est le seul à le mettre en confiance « pour la mise en pages, l’exécution et l’invention d’un livre » et qu’il « le considère comme le maître de cet art ».
           
                                                          ***
          Du journalisme à l’édition, Ghassan Tuéni ne passait pas du combat au loisir, du quotidien au patrimoine, du devenir à l’être. Il se transportait, menant souvent les deux entreprises ensemble, d’un mode d’être à un autre et d’une forme de création à sa variante. Il mesurait la cassure entre les 2 domaines pour mieux profiter de ce qui les unit. L’empire de l’encre et du papier vit de la fidélité et de l’invention.                              





[1] Une Guerre pour les autres, Lattès, 1985, p. 53.
[2] Ghassan Tuéni recevait comme un hommage le fait que ses anciens adversaires politiques  aient tenu après la guerre à publier, dans sa maison d’édition, leurs œuvres :c’était reconnaître la persistance d’une institution et de sa libanité  à l’heure où tout s’effilochait. Mais il ne manquait pas d’insinuer qu’il ne voyait pas cela d’un très bon œil.
[3] Ghassan Tuéni: Sirru al-mihnati…wa ‘oussoulihâ (Le Secret du métier …et ses principes), Dar anNahar, 1990, p. 51)
[4] Ibidem, p. 138.
[5] “Fitnatou al- Kitabi wa I‘jazouhou” in Souad M. as-Subbâh (Ed.): Ghassan Tuéni, Dar Souad as-Subâh, Koweit, 2007.
[6] Dans une lettre au président Sarkis, il cite ce mot d’un homme politique suédois : «Il y a deux manières de regarder un problème : Voir dans chaque possibilité une difficulté…ou bien voir dans chaque difficulté une possibilité. » Rasa’il ‘ila ar-ray’îs Elias Sarkis, DN, 1995, p.129.

[7] Préface de Charles Hélou, p. XIV in Ghassan Tuéni: Laissez vivre mon peuple, Jean Maisonneuve, Paris, 1984.
[8] N. T. Jardinier de ma mémoire, Poèmes, Anthologie, Flammarion.
[9] “Ce n’est pas l’intensité, c’est la durée d’un grand sentiment qui fait l’homme supérieur. » Par delà bien et mal, IV, 72.
[10] Nadia Tuéni: Faramane, le firman, Editions Dar An Nahar & Fondation Nadia Tuéni, 1985, p.7.
[11] François Hartog: Croire en l’histoire, Flammarion, 2013.