Thursday 1 November 2018

L’INDUBITABLE SEDUCTION DE MICHEL CHIHA






Michel Chiha:, Ecrits politiques et littéraires, Préface de Michel B. El Khoury, Fondation Michel Chiha, 2018, 428pp.
          Autant qu’à une réunion des principales idées de Michel Chiha (1891-1954), c’est à une promenade dans ses écrits épars que nous invite cette  Anthologie dont le sous titre est un peu étroit: l’auteur transcende le politique même quand il en traite spécifiquement, et la poésie, non la littérature, est le mystère de son œuvre : «Que deviendrons-nous sans la poésie qui est prière et qui est musique, qui est beauté et qui est amour, qui est intelligence et qui est lumière ?» La poésie voile et dévoile le monde, elle en cache la laideur et la fuite du temps mais en avive les aspects sensibles, sensuels ; les saisons, les cycles, les résurrections, les harmonies merveilleuses sont ses  points d’enchantement. Elle anime ces textes accessibles désormais en un seul volume. L’entreprise de les rassembler était d’autant plus nécessaire que Chiha est devenu, pour ses admirateurs comme pour ses ennemis, une icône dont les opinions sont citées et disputées hors cadre et hors contexte.           
Fondateur du quotidien Le Jour en 1934, Michel Chiha est essentiellement, comme écrivain, un éditorialiste et un conférencier, ses conférences donnant ampleur et globalité à sa vision. Il est aussi l’auteur de vers qu’il n’a cessé de composer tout au long de son existence publiant un recueil en 1935 enrichi dans l’édition posthume. Sa gloire est d’avoir donné à l’éditorial par « la sensation fine, la perception belle et pure, le raisonnement profond » (Ghassan Tuéni) une hauteur, une profondeur et des horizons qui ont fait du journaliste francophone l’un des plus importants penseurs du Liban, fournissant au pays les concepts fondamentaux de sa vie politique et économique. Au-delà des événements commentés, des opinions proférées, il s’accorde ce qu’il appelle « la grandeur du détachement » pour délivrer son message humaniste et patriotique. Chaque éditorial, comme dit son préfacier Michel B. El Khoury, est « une leçon d’humanisme dans la tradition de Montaigne[…] de mesure, d’équilibre et de bon sens. »    
De son vivant Chiha a réuni 3 volumes d’éditoriaux [Essais I et II, 1950 et 1952, Plain-Chant, Propos dominicaux,1954]. On y trouve quelques textes de politique et d’économie nationales et régionales, mais le choix opéré montre la place primordiale qu’il accorde à la dimension universelle des faits et aux considérations sur l’homme, le monde, Dieu. L’option montre bien l’image qu’il avait et voulait de lui-même. Ses livres sur le Liban, la Palestine, la Méditerranée, desquels se nourrissent et auxquels se réfèrent les débats nationaux sont tous posthumes et doivent le jour à la fondation qui porte son nom et qui, par les publications, traductions, concours et autres activités, n’a jamais cessé de faire œuvre honorable et enrichissante.
Chiha fut dans sa jeunesse le contemporain de ce que Thibaudet appelle Trente ans de vie française (1923)[1], période dominée par trois maîtres : Maurras, Barrès, Bergson. On retrouve chez lui leurs thèmes-phares, la monarchie, l’ordre, la Méditerranée, la terre, la durée…Mais si le traditionalisme imprègne sa pensée, il a su, d’une part, rester fidèle à une foi catholique toujours réaffirmée et à un rapport au spirituel continuellement repris et, d’autre part, profiter de sa vaste culture pour penser, dans leur spécificité,  les données propres au Liban, au Proche-Orient voire au monde contemporain et assigner à son pays une vocation noble et digne.
Face à la nature inéluctable des choses, le privilège de l’homme est la liberté. Elle lui permet de s’opposer ou de s’incliner, de tracer ses propres voies. Elle donne sens et fondement à sa raison : «Sans la liberté, que serait la raison qui fait le choix et qui fait l’élection ? » Elle lui procure la « souveraineté altière » qui en fait une créature à l’image de son créateur. Elle n’est toutefois pas sans danger puisqu’on ne peut être libre sans pouvoir choisir la mauvaise alternative, tomber dans l’erreur, succomber au mal, outrepasser sa puissance. « Nous sommes tenus de nous imposer librement des limites et des contraintes. » D’où le droit, d’où la loi. D’où la complétude humaine dans « une recherche inlassable du divin, une montée vers l’infini. » D’où la condamnation violente des totalitarismes de droite et de gauche qui veulent imposer leur vouloir et « tout niveler ». D’où la préférence pour le moindre mal comme la démocratie et le confessionnalisme…
Les idées politiques et économiques de Michel Chiha vont éminemment intéresser les lecteurs de cette Anthologie mais nous avons choisi de les contourner. Elles servent déjà à l’ossature idéologique de la République et ont inspiré nombre de ses institutions et ses pratiques. C’est leur honneur d’être encore discutées et critiquées, mais encore plus de donner au pays une mission qui l’élève et de contribuer au vivre en commun, à la stabilité, à la sagesse.
Un peu plus d’un demi-siècle nous sépare du grand penseur. Nous sommes éloignés de son monde, de cette pensée qui jongle avec des concepts que nous n’osons plus approcher avec aisance comme ceux de foi, d’éternité, d’infini[2], de vérité…Mais Michel Chiha exerce toujours sur nous une indubitable séduction née de l’ascendant qu’il donne à la poésie, à la liberté, à la joie, à la vie, à l’élévation du propos, à la dignité de la loi et de la patrie. En cette période morose, les Libanais en ont bien besoin.   










[1] (1890-1920). Les idées de Charles Maurras (1919) ; La vie de Maurice Barrès (1921) ; Le bergsonisme (2 volumes ; 1923)
[2] spirituel.