Thursday 7 February 2019

INTEGRITE ET PARADOXES D’EMILE EDDE






Michel Van Leeuw: Emile Eddé (1884-1949) Aux sources de la république libanaise (2 vol., 779pp & 94pp Annexes), Geuthner, 2018.

          Emile Eddé est né en 1884 à Damas dans une famille maronite originaire du Mont Liban. Son père Ibrahim, drogman d’honneur au consulat de France de la ville, et son épouse l’alépine Maria Donato, d’origine italienne élevèrent 12 enfants dont Yuhanna Emile, le  benjamin. Le père s’étant décidé de s’installer à Beyrouth après la mort de sa femme survenue peu après la naissance du dernier fils, Emile fit ses études, terminées en 1902, au collège Saint Joseph des pères jésuites. Sa licence et son doctorat en droit lui furent remis à la faculté de droit d’Aix-en-Provence en 1905 et 1907.
          De retour à Beyrouth, Maître Eddé ouvre son étude d’avocat dans ses souks. Réputé surtout pour ses compétences en droit commercial, sa connaissance profonde des Capitulations, collaborant avec de nombreux avocats du barreau de Paris, il plaide principalement devant les juridictions mixtes. Il épouse Lody, fille de Georges Lutfallah Sursock et Marie Zahar riche grecque catholique  de Sayda et ont 3 enfants, Raymond, Andrée et Pierre. Le beau père est propriétaire de vastes exploitations en Egypte, au Liban, en Palestine et investit grandement dans la bourse du coton égyptienne. Jusqu’en 1914, Eddé se consacre à ses activités professionnelles et s’intéresse peu à la politique. Avocat du consulat de France, il s’exile en Egypte au début de la guerre, ne s’y inscrit à aucune association politique mais participe activement au recrutement de volontaires libano-syriens dans la Légion d’Orient[1]. Il reprend surtout ses activités au barreau d’Alexandrie[2] et se rend à de nombreuses reprises en France.


Avec son fils Raymond

          Revenu avec les forces alliées d’occupation au Liban vers fin octobre 1918, Eddé devient conseiller principal des officiels français[3]. Ses compétences juridiques et administratives font ressortir son rôle et l’encouragent à bâtir une carrière politique. Mais son caractère peu enclin au compromis et un différend sur la remise en place du système communautaire de la Mutassarrifiyya lui font quitter son poste.
          Emile Eddé fait partie des 1ère et 3ème délégation à la conférence de la paix de Versailles en 1919 et 1920. Il les fait bénificier de ses nombreuses relations parisiennes, de sa maîtrise de la langue, de ses connaissances juridiques. L’unanimité n’est le propre ni des points de vue (et intérêts) français ni de ceux des représentants des provinces arabes de l’empire ottoman ni de ceux des nombreux cercles libanais ou libanistes, pour ne pas parler des visées des puissances victorieuses. Si Eddé  partage l’avis de ses compagnons sur l’indépendance du Liban, l’extension des frontières de la montagne et la « collaboration » avec la France, il restera plutôt fidèle à une idée restrictive et « homogène » du pays avec une nette majorité chrétienne, des régions non irrédentistes et, par suite, un climat plus serein avec une Syrie revendiquant sa bande côtière. Le Liban d’Emile Eddé (carte p.441) s’inscrirait à l’intérieur des frontières constitutionnelles de la République ne comprenant ni Tripoli ni le Akkar, ni Baalbeck et l’est de la Békaa, ni le Djebel Amil ; son rivage irait du sud de Tripoli à Tyr. Non pas un « foyer chrétien », mais une République ramenée à de plus « justes frontières ».   
          L’état du Grand Liban proclamé par Gouraud le 1er septembre 1920, Eddé est contre son administration directe par les Français ; elle relèverait de la politique coloniale et non des principes du mandat. Il est alors écarté de la scène politique et fonde avec d’autres, dont Béchara al-Khoury[4], le parti du Progrès (hizb at-taraqqî) prônant, outre l’indépendance, des élections et un régime fondé sur la compétence et le mérite, ce qui écarte l’organisation communautaire. En 1922, il est élu au Conseil Représentatif député maronite de Beyrouth et s’y illustre par des motions doublement indépendantistes, visant à libérer l’administration de l’Etat de Damas et des autorités mandataires ; en 1924, il devient président de ce Conseil. Mais il est écarté in extremis en 1925 du gouvernorat du Grand Liban au profit d’un gouverneur français, Léon Cayla. Autour de cette date, il devient un adversaire du haut commissaire radical le général Sarrail et prend forme son différend avec Béchara al-Khoury. Leur lutte dominera près de 30 ans la vie politique libanaise. Il est étonnant que le plus antieddiste des conseillers de ce dernier soit son  ‘guide’ et beau frère Michel Chiha ; les raisons en restent mystérieuses.
          Le plus intense moment de la carrière politique d’Emile Eddé fut sa formation d’un cabinet ministériel sous le second mandat de Charles Debbas. Il fut de courte durée (12/10/1929-20/3/1930) et reste jusqu’à présent le seul à avoir été renversé par un vote parlementaire dans l’histoire de la République. Il s’attaqua aux rouages administratifs, financiers et juridiques et les frappa « du sceau de l’austérité, de la rigueur et de la restructuration » par un recours intense aux décrets-lois (près de 700). On lui doit des structures encore vivantes. Il eut contre lui les cadres administratifs atteints, leurs protecteurs politiciens et bientôt ce fut la plus large alliance regroupant B. al Khoury, AH Karamé, Ryad Solh…le cadre du débat se déplaça du politique au communautaire et les pires propos furent prêtés à Eddé[5]. D’être « trop téméraire et trop confiant » précipita sa chute et les autorités mandataires[6] prirent peur pour elles mêmes de la vaste alliance qui se fit contre lui. « C’est l’échec d’une tentative de modernisation et de laïcisation d’un système » (p. 389)
Laissons de côté l’échéance de 1932 où Eddé appuya la candidature de Cheikh Mohammad al-Jisr pour empêcher B. al-Khoury d’être élu à la présidence de la République, intrigue qui aboutit à la suspension de la constitution par le haut commissaire Ponsot. Touchons au mandat présidentiel d’Eddé (1936-1941) élu le 20 janvier par une majorité de députés musulmans. Il doit désormais défendre et sauvegarder une République différente de ses conceptions mais entrée dans les faits et il le fait. Son mandat est loin d’être facile à l’ombre d’un conflit mondial qui s’annonce, pris entre De Martel, haut commissaire qui se comporte en proconsul, des prélats maronites qui lui reprochent sa politique pro-musulmane, des musulmans qui ne cessent de revendiquer l’appartenance à la Syrie, le mécontentement populaire suite aux dépréciations successives du franc et à l’inflation galopante , une opposition parlementaire féroce et relayée par Le Jour[7] de Chiha…Les initiatives ne manquent pas cependant : choix de présidents de conseil sunnites, unification du régime fiscal, Office national du blé…Mais c’est dans le traité d’amitié et d’alliance signé en 1936 qu’Emile Eddé a mis toutes ses convictions politiques (à l’exception de la laïcité) : le Liban indépendant et souverain lié à la France et garanti par elle. Suite aux pressions des militaires, le parlement français ne le ratifiera pas.
Dans ce que l’auteur appelle pudiquement ‘la crise de novembre 1943’, le rôle d’Eddé est malheureux. Il fonde cette année là le Bloc national et gagne la majorité des députés aux élections du Mont Liban. Mais Spears voit en lui « le pire laquais des Français » et il assiste au triomphe présidentiel de son vieil adversaire. Il vote la confiance au cabinet Ryad Solh mais se retire lors des modifications indépendantistes de la constitution pour marquer sa désapprobation à un vote non respectueux par les députés du règlement de la chambre. En acceptant d’être nommé chef de l’Etat après l’emprisonnement des autorités libanaises à Rachaya, il devient impopulaire et est accusé de trahison. « J’ai mangé votre pain pendant trente ans, je dois payer », dit-il aux Français[8]. Mais dès 1946, il est de retour sur la scène politique et les manifestations lors de son décès en 1949, dans un climat de corruption étatique, montrèrent une fidélité populaire éminemment chrétienne à son image.
Nous devons à Michel Van Leuw non seulement une excellente et  biographie[9] du président libanais mais une contribution importante à l’histoire du mandat nourrie principalement  des archives françaises et britanniques. S’il s’est rarement appuyé sur les sources de langue arabe et s’il a négligé d’éclairer les assises populaires du politicien, il a pu construire un regard objectif sur le positif (honnêteté, intégrité, courage) et le négatif (obstination, esprit de parti, relations avec les sionistes[10]) du personnage ainsi que des autorités mandataires.

        
            
           
           


[1] Corps armé créé par la France le 15 novembre 1916 pour défaire les armées ottomanes et composé de libano-syriens et d’arméniens.
[2] En association avec les etudes des Maîtres Katsfélis et Leveaux.
[3] Le commandant de Piépape et le capitaine Coulondre.
[4] Béchara al-Khoury, Jawad Boulos et Camille Chamoun ont fait partie de son étude d’avocat.
[5] « Si les musulmans ne sont pas contents…qu’il aillent à La Mecque ! »
[6] Le haut commissaire Ponsot écrit à son ministre des Affaire étrangères : « Mais les hommes d’Etat les plus éminents doivent s’adapter aux règles du régime qu’ils servent et dont ils tirent, en fin de compte, la consécration de l’autorité. », le 25/3/1930 cité in p.388, note 813.
[7][7] Contre L’Orient de Gabriel Khabbaz et Georges Naccache favorable à Eddé.
[8] Par contre, les autorités françaises l’ont souvent lâché : Ponsot en 1930 ayant estimé que Eddé n’était plus utile  une fois introduites les réformes indispensables que le mandat n’osait pas présenter (p. 388) et Catroux en novembre 1943 qui n’a jamais mentionné Eddé pour la libération des prisonniers de Rachaya alors que celui-ci  l’avait réclamée dès le premier jour de sa nomination (p. 672).
[9] Il faut reconnaître à l’auteur un nombre minimal d’erreurs dans les transcriptions, les noms, certaines assertions…Exemples : il n’est pas vrai que la communauté chiite ne soit pas représentée au cabinet de 1929 (p.355) puisque Ahmad al-Husayni est ministre de l’agriculture ; nous n’avons pu trouver qui est ce Husayn al-Khazin dont il est question p. 504…Mais c’est Edmond Rabbath qui est responsable de l’erreur de la page 653 : « Le Liban…retirera un bien utile de la civilisation des arabes ». il s’agit en fait de Hadârat al gharb, « la civilisation de l’Occident. » Le grand juriste et historien a omis le point du Gh.    
Quant à l’éditeur, il aurait pu éviter tant de coquilles et de fautes d’accord… et de laisser les pages impaires du tome premier sans numérotation.

[10] Sur les relations libano-sionistes et particulièrement maronito-sionistes avant 1948, le dossier de Van Leuuw est copieux : particulièrement pp 527-548 et Annexe n 12 (Avant projet de pacte remis le 23/12/1936 à M. Eddé…)pp 63-64.