Saturday 9 July 2016

AXEL HONNETH, PHILOSOPHE DE LA LIBERTÉ






Axel Honneth: Le Droit de la liberté, Esquisse d’une éthicité démocratique, traduit de l’allemand par Frédéric Joly et Pierre Rusch, Gallimard, 2015, 600pp.

Axel Honneth : Ce que social veut dire, I. Le Déchirement du social. II. Les Pathologies de la raison, Traduits de l’allemand par Pierre Rusch,  Gallimard, 2013 et 2015, 346 et 400 pp.
          Axel Honneth est, avec Jürgen Habermas qui l’a dirigé et auquel il a succédé à l’Institut de recherche sociale de Francfort sur le Main, le représentant le plus illustre de la deuxième génération de l’Ecole de Francfort. Né en 1949 à Essen, il cherche à relancer la Théorie critique par une voie hégélienne. La lutte pour la reconnaissance paraît en 1992 en Allemagne (traductions française en 2000, arabe en 2016 due à Georges Kattoura et publiée par Al Maktaba achcharqiyya). Honneth prend acte du passage opéré d’une conscience unique dominante dans la philosophie prékantienne et kantienne à une raison qui se construit dans la communication et le dialogue et des implications morales d’une telle ouverture. Les questions pratiques ne relèvent plus de la seule autonomie du sujet transcendantal, mais sont susceptibles de prétendre à la validité sous couvert de la réfutabilité de leurs contenus particuliers et sans tomber dans le relativisme moral.   
            Dans un monde où « l’homme n’est homme que parmi les hommes » (Fichte), la reconnaissance pour Honneth, agit comme un concept à la fois empirique et  normatif. Le penseur la définit comme l’acte performatif par lequel  des individus, des sujets et des groupes ancrés dans un monde social vécu se font confirmer par les autres leurs capacités et qualités morales. Cette reconnaissance, dont Hegel a donné le modèle dans la dialectique du maître et du serviteur (Phénoménologie de l’esprit, 1807), ne peut naître que d’une lutte comprise non pas en termes de sauvegarde  biologique ou d’intérêts matériels, mais comme un processus d’approbation par l’autre de sa propre identité morale.
          Dans la lignée du même Hegel distinguant au sein de « l’esprit objectif » les sphères de la famille, de la société civile et de l’État, Honneth établit trois modes principaux de reconnaissance réciproque : la reconnaissance amoureuse, la reconnaissance juridique, la reconnaissance culturelle. Il affirme les trouver dans le monde social vécu des sociétés modernes parvenues, suit  à un processus historique, à différencier les sphères d’activité sociale. Chacun de ces modes de reconnaissance a son vecteur, définit un  rapport authentique à soi et le déni de reconnaissance qui lui correspond. Ces 3 modes entrent en rapports dialectiques ce qui permet à Honneth de parler de « paliers de reconnaissance » et de chercher à définir une éthique politique de cet acte performatif, une éthique qui à la fois tient compte des apports des divers chercheurs contemporains en psychologie et dans les sciences sociales… et de les discuter.  
          La collection « NRF essais » vient de publier trois ouvrages d’Axel Honneth. Ils sont d’inégale importance, mais les deux premiers tracent une excellente voie pour la compréhension de Le Droit de la liberté, un écrit philosophique majeur des premières décennies du XXIème siècle paru en Allemagne en 2011. Le déchirement du social destiné au lecteur français réunit, outre des études sur Kant, Fichte et Hegel, des textes portant pour la plupart sur des penseurs français de Lévi-Strauss à Bourdieu avec Rousseau et Bergson en filigrane. Echelonnés sur 25 ans, ils mettent en relief l’évolution théorique de Honneth. Ses hypothèses s’enrichissent dans leur confrontation avec des penseurs qui développent « une logique de l’échec nécessaire de l’interaction humaine » (Sartre) ou mettent en lumière « le potentiel de créativité inépuisable » du sujet et du langage (Castoriadis), pour ne retenir que 2 exemples. Les pathologies de la raison  renouent avec la première génération de l’Ecole de Francfort (Adorno), Walter Benjamin… et débattent avec  la psychanalyse et  la théorie de la justice. A travers un long dédale, Honneth cherche à montrer qu’à la différence des classifications morales qui parlent d’ « aliénation », de « réification », d’ « exploitation » et de « discrimination » pour qualifier les sociétés modernes, la lutte pour la reconnaissance est  à la fois l’indicateur d’une pathologie sociale et l’indice d’une injustice. La « reconstruction normative » cherchera à suivre l’intrication de ce qui a longtemps paru s’exclure : la réalisation de l’individu d’un coté, la répartition équitable des libertés de l’autre.
          Le nouveau grand opus de Honneth Le droit de la liberté (Das Recht der Freiheit) porte en sous titre Esquisse d’une éthicité démocratique. Il reprend donc une  idée chère à l’auteur, celle d’une forme de vie sociale spécifiquement moderne capable d’assurer la libre réalisation de chacun sur la base de sa pleine participation à des relations de reconnaissance. Ne pouvant nous appesantir sur le détail de cet ouvrage capital, signalons deux de ses apports. La liberté y occupe la place centrale, prenant le pas sur la reconnaissance et l’intégrant dans sa dimension « sociale ». La raison en est  la conception que les membres des sociétés post-traditionnelles se sont forgée d’eux-mêmes, et la place fondamentale que la liberté occupe au milieu des valeurs et concepts constitutifs de l’idée de modernité. Par ailleurs, les institutions, avec le poids de leur complexité historique,  prennent la place naguère accordée  aux seules relations interpersonnelles.       
          Sur ces points et dans ce livre tout en triades (3 parties et 3 chapitres à l’intérieur de chaque partie), la présence de Hegel est déterminante. Non pas le Hegel de 1807 qui fait de la lutte pour la reconnaissance une des figures de la « conscience de soi », mais celui de La philosophie du droit (1820). Honneth y puise surtout la thèse d’un couplage systématique entre théorie normative de la justice et analyse critique des transformations sociales de la modernité. Il se démarque ainsi d’un courant kantien dont les représentants contemporains seraient Rawls et Habermas qui définissent de manière a priori des principes normatifs (celui d’une redistribution équitable des richesses ou d’une discussion sans contrainte), pour ensuite seulement réfléchir à leur application dans la réalité sociale. Pour Honneth, une philosophie normative, tout en portant un diagnostic critique sur son époque, doit pouvoir se donner les moyens théoriques de cerner au plus près les transformations historiques de la modernité.
          Dans la première partie de l’ouvrage, Honneth trace une histoire du concept moderne de liberté. Avec Hobbes, la « liberté négative » consiste à refuser tout assujettissement extérieur; avec Rousseau et Kant, la « liberté réflexive » cherche à se donner à soi même sa propre loi ; avec Hegel et le jeune Marx, nous passons à une « liberté sociale » qui nous sort de la « possibilité de la liberté » à son « effectivité » : la société doit fondamentalement être structurée de manière à ce que chaque sujet humain perçoive dans la réalisation de la liberté de ses congénères l’indispensable condition à la réalisation de sa propre liberté. La reconnaissance mutuelle est la condition nécessaire à la réalisation collective des libertés individuelles. Mais la « liberté négative » et la « liberté réflexive » ne perdent pas leur importance : elles servent à se démarquer de l’ordre éthique existant, sans parvenir à la complétude.

La dernière partie du livre, intitulée « la réalité de la liberté »,  expose les sphères institutionnelles où s’incarnent concrètement les formes modernes de la « liberté sociale ». Elles couvrent trois domaines : les relations interpersonnelles  (amitié, relations intimes, familles), l’économie de marché (consommation et travail), la formation démocratique et la volonté collective. Dans la réalité présente, seul le premier semble donner satisfaction à travers l’évolution de la famille et la « démocratisation » des relations interpersonnelles. Sur le plan économique, la concurrence individuelle l’emporte sur la coopération sociale. Au niveau politique, prédominent « l’apathie » et une logique d’anomisation et d’atomisation suite principalement à l’assujettissement des médias de masse au « consumérisme privé ».

La « reconstruction normative » ne peut imposer à l’histoire son cours. Elle peut en souligner les pratiques et soutenir les luttes pour la réalisation d'une société plus libre et imbue plus profondément de valeurs éthiques.   

Thursday 7 July 2016

MUTANABBÎ, HEGEL ET LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE






Chers amis,

        Ne devant ma place parmi les preneurs de parole ce soir[1] qu’à une amitié insistante, j’évoquerai une question intempestive qui a attiré mon attention et qui a l’avantage de se trouver à une double jonction, celle de la poésie et de la philosophie d’une part, celle des cultures arabe et occidentale de l’autre.
        J’aime beaucoup le vers de Mutanabbî :
لَوْلا المَشَقّةُ سَادَ النّاسُ كُلُّهُمُ؛     ألجُودُ يُفْقِرُ وَالإقدامُ قَتّالُ
Outre sa concision et sa richesse, il peut servir d’examen de passage à tout candidat à la vie politique, au Liban comme ailleurs, qui veut devenir chefaillon sans faire les efforts nécessaires.
        J’en propose la traduction suivante :
N’était la peine [2], les hommes seraient tous maîtres
    La munificence appauvrit et la vaillance tue.
Elle a le mérite de la clarté et utilise des mots qui nous sont précieux :
-        le mot peine comme le terme arabe machaqqa qu’il rend retient une double signification : celle d’un effort, d’un labeur d’un côté, celle d’un chagrin, d’un malheur de l’autre.
-        Le terme (être) maître pour sâda est l’équivalent exact et retrouve le terme hégélien (Herrschaft) de la fameuse lutte pour la reconnaissance de la Phénoménologie de l’esprit et de la dialectique du maître et du serviteur.

    Des mots aux idées et de la poésie à la philosophie, il n’y a qu’un pas. Franchissons- le sans entrer dans les arcanes de la pensée du maître d’Iéna !
    La vaillance tue, dit Mutanabbî. Le fait de risquer sa vie dans la lutte est la condition primordiale pour devenir maître chez Hegel. Je rappelle ici que nous sommes, à ce stade, à un niveau très abstrait. C’est en risquant sa vie que l’un des partenaires du combat montre qu’il n’est pas seulement vie, qu’il est au-delà de la vie végétative et animale, qu’il devient maître.  Alors que le rival a eu peur pour une vie avec laquelle il s’identifie, il est devenu donc  serviteur. Sur ce point, Mutanabbî et Hegel sont d’accord ou plutôt le premier anticipe le second.
    C’est le premier point, la munificence qui appauvrit, qui manque à Hegel dans cette dialectique comme dans la suivante, celle par laquelle l’esclave devient maître du maître. Essayons de préciser.
                       
1)   Le maître, en faisant don, se détache du commun des mortels et des objets : il est élan, mouvement, non chose ou choséité…

2)   Par sa générosité, le maître montre n’est pas uniquement vie : les autres consomment, se murent dans la préservation de soi, ne portent intérêt qu’à ceux qui menacent leur espace vital ou leur nourriture. Lui n’a cure de ses biens, il offre…


3)   Point principal, différence majeure : Le don, dans son immédiateté,  n’est pas agonistique, il est altruiste, cherche à montrer un coté positif, à s’attacher l’autre par la vertu, le bien. Le résultat n’est point garanti,

 [3]إذا أنتَ أكْرَمتَ الكَريمَ مَلَكْتَهُ        وإن أنتَ أكرمت اللئيم تمرّدا
L’acte généreux  est indépendant de son effet.

4)   Le don exige une force, celle de risquer et de supporter la misère. Combat donc il y a, négativité il y a, mais tout entiers intérieurs : vaincre la peur du manque actuel et futur, faire fi d’eux et les accepter comme éventualité.

             Dans la dialectique hégélienne suivante, celle à proprement parler du maître et du serviteur, la peur, le service et le travail rendent le serviteur maître du maître. La peur par l’unité qu’elle donne au serviteur alors que le maître reste éparpillé dans les plaisirs et les commandes, le service par la maîtrise des choses qu’il procure, le travail  par la consistance donnée à la conscience de soi dans les choses. Mais c’est toujours des négativités onéreuses ou hargneuses alors qu’il y a une telle superbe, une telle magie dans la munificence.

          En évoquant la générosité, Mutanabbî saisit au bond un trait commun à toute la poésie, à toute la culture arabe. Il serait intéressant de voir ses effets dans une société close et dans une autre mondialisée.

       Merci de votre générosité !



[1] Texte prononcé chez Selim Mouzannar, le 5/7/2016.

[2] Mais aussi l’épreuve, le péril, la menace. 
[3] Autre vers de Mutanabbî : Généreux avec le généreux, tu te l’appropries, généreux avec le fielleux, il se cabre !