Saturday 29 September 2012

LE CÉNACLE LIBANAIS: L'EXPOSITION


L’exposition ne disparaîtrait-elle pas sans un livre qui l’accompagne, l’éclaire et la prolonge? Le livre ne serait-il pas, en dépit de maints attraits sensuels, du seul ressort du savoir et de la mémoire? Et puis la nostalgie n’est-elle pas inculte à l’heure où sens et  réalités, au Liban et en ses Arabies, restent loin du port d’attache et qu’un effort de pensée et de communication s’impose pour interroger l’actualité et tenter de la remettre sur les rails?
          C’est au point nodal de ces trois interrogations que l’événement Zaman anNadwa 1946-1975  tente de réinvestir culturellement le cœur de Beyrouth, ce qu’on nomme platement aujourd’hui le Centre Ville. Histoire richement illustrée de photos d’époque du Cénacle Libanais dont le maître d’œuvre fut Michel Asmar (1914 -1984 ) et qui régenta une bonne part de la vie culturelle du pays de l’Indépendance à la Guerre, le livre scrute ce que la conférence, activité majeure de l’institution, a de propre et de singulier, se penche sur son public, tente de donner corps à ses 413 conférenciers, prend le risque d’intégrer en un message unique, une sorte de lettre posthume, ce que les preneurs de parole, en leur extrême diversité d’opinions et de professions, ont essayé de dire ou projeté de faire…Cette histoire propre à l’institution, les auteurs l’inscrivent en son époque et en son milieu urbain. Nous assistons ainsi par pans successifs aux mutations sociales, architecturales, intellectuelles, artistiques…de ce qui peut être considéré comme des décades prestigieuses et annonciatrices d’orages de l’histoire libanaise. Des clefs magiques, textuelles ou iconographiques, sont enfin là pour multiplier les clins d’œil, ouvrir des cheminements et assurer des partances.
          Il serait sans doute faux de dire que le livre fut totalement conçu en dehors de sa réalisation éditoriale. Mais celle-ci est venue le magnifier et l’élever au rang de belle composition. La scénographie, exploitant l’esthétisme inhérent aux pages, réussit à déployer le livre et à en faire autre chose, une véritable féérie où on passe émerveillés entre les panneaux.
          Retour amont au point de départ de la Nadwa dont les premières conférences furent données dans une salle de l’ALBA alors sise dans le couvent aujourd’hui détruit des Lazaristes et remplacé dès les années 1950 par le digne immeuble jaune, l’exposition cherche par son aspect festif à affirmer la force de la vie et son perpétuel renouvellement. Tournée vers le passé et la mémoire, elle cherche par son programme de débats à mieux rendre les Libanais maîtres, sinon de leur destin, du moins de leurs problèmes. 



ILLUSTRATION: l'ancienne place Debbas d'où le Cénacle libanais régenta pendant un quart de siècle (1950-1975) une large part de la vie culturelle de la République.         






*L’exposition Zaman anNadwa (Les années Cénacle) 1946-1975 à la cour de l’immeuble Lazarieh, rue de l’émir Bachir,  inaugurée le 27 septembre (avec lectures de textes par Roger Assaf) se prolonge jusqu’au 19 octobre. Conférences sur les lieux en arabe à 19 heures les vendredis : le 28 septembre Milad Doueihi  traite du numérique « nouvelle façon de faire la société » ; le 5 octobre, les auteurs du livre parlent du projet et de sa réalisation ; le 12, Jad Tabet configure les « Images de la ville à l’ère de la postglobalisation » ; le 19, Ibrahim Fadlallah, Ziad Baroud et Talal Husseini débattent de l’État de droit.
Le livre (en langue arabe) est dirigé par Renée Herbouze et Farès Sassine, conçu et réalisé par Saad Kiwan. La scénographie de l’exposition est de Jean-Louis Mainguy.   

Friday 7 September 2012

AHMAD ALHAGE, GRAND COMMIS DE L'ÉTAT LIBANAIS


Ahmad alHage: Min aljundiyya ’ila aldiblumassiyya (De l’armée à la diplomatie), Préface de Hussein Husseini, Dar anNahar, 2012, 508pp.
Dès la première phrase du livre, et sous une forme élégante et subtile, sont énoncées les options fondamentales de ce grand commis de l’État libanais et, en même temps, reliées à leur racine historique et géographique : « Nous sommes d’une région du Mont Liban ancien qui bénéficiait au temps de la Mutassarrifiyya, sous les Ottomans, d’une forme d’autodétermination qui a fait naître dans le cœur de ses habitants, musulmans et chrétiens, un penchant indépendantiste.» Né en 1927 à Baassir dans l’Iqlim, partie côtière du Chouf, « foyer du vivre en commun islamo-chrétien » et « symbole de l’unité nationale sans laquelle point d’indépendance ni de souveraineté », l’auteur évoque sa double filiation des Qa’qour, notables du Mont Liban, et des cheikhs alHage de Barja, originaires d’Alep, et son enfance au village dans un style serein, simple, attentif au détail et souvent empreint d’humour qui donne le ton au volume entier et en rend la lecture fort agréable. L’ambiance pluriconfessionnelle, pluriculturelle de l’International College où il fit ses études secondaires et où il note la présence de beaucoup d’élèves juifs venus du Wadi voisin le réconfortera dans le climat d’ouverture libanais qu’il prône et apprécie.
Ahmad alHage a commencé sa carrière comme militaire. Il l’a terminée, sans s’abandonner à un quelconque repos du guerrier (quatrième partie), comme diplomate : il consacre de longs chapitres aux nombreuses activités de sa carrière d’ambassadeur, après 1982, auprès de la Grande Bretagne, de l’Irlande puis de l’Italie. Il a été cité à de nombreuses reprises pour la présidence du conseil (1976, 1980, 1982, 1988, 2005…) En chacune de ces circonstances, il s’agissait de sauver le pays, de lui faire retrouver son unité et sa souveraineté, de chercher à donner à l’État ses moyens. Or si le nom de ce militaire n’appartenant pas au cartel traditionnel des premiers ministres revient avec une telle insistance en des conjonctures troubles, c’est qu’il possède un atout puissant, « la confiance des Libanais ». Ce capital, il le doit à sa loyauté indéfectible au Liban, à sa discipline et son attachement à la loi et à l’État : le président Chéhab parle de sa « haute conscience du devoir », le général Noujaim de sa « fidélité à ses idéaux, à son pays et à son armée ». Il le doit aussi à son intégrité, sa compétence, sa fermeté, son courage (son initiative alerte sauva l’état major de la tentative de putsch de 1961 ; il tint tête aux Palestiniens, aux Syriens comme aux milices internes). Refusant d’être assujetti au communautarisme et au sectarisme (il a résisté aux réformes douteuses qui mettent le commandement de l’armée sous la tutelle des communautés et a rejeté que, pour raison de l’hégémonie d’une communauté, on brade l’institution même), il savait, dans sa détermination, tout à la fois, être juste, ce qui lui vaudra le respect de bien des adversaires (Raymond Eddé, Ghassan Tuéni, Chafic alHout, Bachir Obeid…) et tenir compte des réalités profondes du pays : il restera jusqu’au bout contre la candidature de Bachir Gemayel à la présidence.
Ces traits - qui lui donnent une physionomie particulière et lui ont réservé un sort distinct lors de la persécution des officiers chéhabites (il ne fut envoyé que pour une courte période comme attaché militaire en Argentine au début du mandat Frangié, et il a été le seul à qui furent épargnés la correctionnelle et le tribunal militaire) – doivent servir à mieux intégrer le général alHage dans l’équipe politique à laquelle il a choisi de lier son nom, sa carrière et son destin et dont « l’émir » et le « mou‘allem » fut le président Fouad Chéhab. Saëb Salam, qui ne portait pas son coreligionnaire dans son cœur, l’accusait même d’en être le principal planificateur et lui donnait le curieux sobriquet de « Phosphore». Le chéhabisme, comme le montrent ces mémoires dans leur relation quasi quotidienne est cette école de respect de l’État libanais à l’intérieur comme à l’extérieur, de réforme et de modernisation de l’administration, d’équilibre des forces intérieures et de méfiance à l’égard de « la république des camarades du patelin », de sens de la justice sociale qui est aussi une volonté de développement de toutes les régions du pays.
« Ibn alHage », comme l’appelait souvent son président, a décidé d’épouser la carrière militaire en 1947 lors de la décision onusienne de partage de la Palestine et des manifestations étudiantes qui s’y opposaient à Beyrouth. C’est dire que son engagement dans l’armée, se tissait sur une trame politique. Ses études de science politique à l’ALBA comme ses préoccupations lors de ses missions internes et de ses nombreux stages dans les plus hautes écoles de guerre le montrent amplement. Il retrouve donc dans le chéhabisme son tropisme naturel. Responsable du cabinet militaire qui est l’un des 3 avec le politique (Elias Sarkis) et le technique (Chafic Mouharram) qui secondent l’action de Chéhab durant sa présidence (1958-1964), et continuellement en rapport avec lui par la suite, il brosse par touches un portrait de lui élogieux et humain pour conclure : « il a vécu en prince et il est mort en pauvre». Son pessimisme croissant (il détruit tous ses papiers et documents avant de mourir) est la face visible d’un dilemme profond à la hauteur du Machiavel des Discorsi[1] : comment introduire par voie démocratique des réformes indispensables dans une société qui les refuse ?
L’ouvrage d’alHage jette aussi une lumière poignante sur la personnalité aimée et admirée de Rachid Karami: sa profonde religiosité et sa soumission au Destin. Il éclaire bien des points restés dans la pénombre de l’histoire comme le choix de Charles Hélou comme président en 1964. Il décrit avec précision le bannissement des officiers chéhabistes au début des années 1970. Le plus ample chapitre reste celui consacré au mandat Sarkis (1976-1982) où les histoires de l’État, du pays et du narrateur en arrivent à se confondre. AlHage explique par le menu détail pourquoi il ne pouvait accepter « d’être un patriarche à la Mecque » en chapeautant une Force de Dissuasion Arabe contrôlée totalement par les Syriens[2], et quelles furent son action et ses réformes à la tête des Forces de Sécurité Intérieure.
On peut regretter que sur certains points l’auteur ait été pointilliste et sur d’autres exhaustif. On aurait voulu qu’il développe plus amplement « les fautes et les erreurs » de l’équipe chéhabiste qu’il évoque. Mais en lisant ces Mémoires, si riches et pleines de documents inédits, et en partant de la réserve dont il fait preuve dans de courts passages sur Salim Hoss, il nous prend envie de comparer ces deux destinées, si proches par certains traits, de deux sunnites libanais et dont les options furent en définitive bien opposées, l’une enracinée, nette et précise, celle du Général, l’autre se diluant dans un flou qui n’est pas toujours artistique.



[1] Dans ses Discours sur la première décade de Tite Live, Machiavel distingue la fondation de la république, qui s’accompagne de violences mais ne saurait être dit illégitime puisqu’il précède toute loi et toute légitimité et son cours normal qui ne saurait accepter aucune atteinte aux lois.
[2] Au delà des gouvernements successifs, les responsables syriens font preuve d’un handicap « psychologique» qui ne peut accepter l’indépendance du Liban vis-à-vis de la Syrie (p. 92). L’honneur d’Ahmad alHage est, non seulement d’avoir formulé la problématique, mais surtout d’avoir résisté tout au long de sa carrière à la double allégeance.