Friday 6 June 2008

ELIAS ABOU CHABAKA ET "LE LEURRE DE LA BEAUTE"



















Comment faut-il traduire le titre du plus intense recueil d’Elias Abou Chabaka (1903-1947), Afa‘î al firdaws, celui dont nous reviennent spontanément des vers frénétiques et dont on écoute médusés encore réciter des passages entiers qui n’ont rien perdu de leur souffre, depuis la parution du diwan en 1938 ? La référence à l’Eden biblique est explicite et il n’est question dans La Genèse que d’un serpent. Mais bien des raisons nous poussent à rendre Afa‘î par vipères : le sens arabe du mot af ‘a, reptile vénéneux par opposition à hayya (serpent) ; la tradition chrétienne qui parle volontiers de vipère : Milton dans son Paradis perdu (IX, v.625) emploie adder que Chateaubriand rend curieusement, dans sa belle traduction, par couleuvre ; le leitmotiv du venin dans le recueil d’Abou Chabaka ; enfin et surtout l’identification de l’af ‘a à la femme et à la féminité, ce qui rend inapproprié la traduction par serpent. Les vipères du paradis est donc notre option.

Le recueil du poète romantique libanais, son deuxième et « le sommet de sa poésie » selon Mikha’il Nu‘ayma, réunit 13 poèmes d’inégale longueur, écrits tout au long d’une décade (1928-1938). Chacun porte sa date, mais leur ordre n’est pas chronologique et il n’est pas facile de mettre au jour ce qui a décidé de la place de chacun dans le dessein général. Ce qui caractérise cependant l’ouvrage et lui donne une place à part parmi les œuvres apparentées, c’est sa puissante unité thématique servie par une rhétorique, un imaginaire, une rythmique et un matériel sonore adéquats et intégrés en elle.

Auteur d’un ouvrage intitulé « Les affinités culturelles entre les Arabes et les Francs » (1943), Abou Chabaka rend légitime sa présentation par des lettres de créance françaises. S’il partage la foi de Musset dans un « cœur » où réside « le génie », il traite des thèmes déjà travaillés poétiquement par Vigny (Samson, Sodome…), mais pour les imprégner par le thème baudelairien de la faute ou du péché. Ce détour par les romantiques du XIXème siècle nous invite à saisir comment ces poètes ont aidé Abou Chabaka à se découvrir et à élaborer son chant. Il n’explique pas la puissance des sentiments exprimés ; il ne gomme pas le coté chrétien d’Orient d’un auteur imbibé de la lecture de L’Ancien et du Nouveau Testament ; il ne vient pas à bout de la couleur locale villageoise et montagnarde libanaise de la plupart des poèmes. Lisons dans La prière rouge :

Pardonne moi Seigneur je suis pécheur impie
L’âme affamée, la chair éphémère assouvie

Devant tous, des passions prohibées j’ai suivi
Et tenu un langage par toi même interdit.
Des égarements fous, je ne suis ressorti
Que sur les décombres de ma foi abolie
Pardonne moi Seigneur je suis pécheur impie !


Au foyer même de toutes les poésies des Vipères se trouve la condamnation fascinée et complice du désir de la femme, voire de la femelle car le bestiaire évoqué s’étend à mainte espèce animale, sous toutes ses formes : la prostitution, l’adultère, l’inceste, l’amour…L’enfer est intérieur, le châtiment divin n’est rien comparé à lui :

Progéniture du vice, ton feu est dans mon sang
Attise le autant que tu veux l’attiserJe ne crains nullement les braises de l’enfer
Car ma chair, O Sodome ! est mon enfer à moi

Les métaphores mises au service de cette thématique puisent principalement dans l’imaginaire de l’élément igné évoqué dans tous ses états : le feu qui brûle, cuit, fait bouillir, réussit à fondre et à amalgamer…Deux motifs sont reliés et s’apparentent à la flamme : le sang et la couleur rouge. L’antidote au feu qui s’oppose à lui comme le ciel à l’enfer ne nous semble pas lui échapper totalement : la lumière, celle de la lucidité, de la grâce…

Dans les plus troublants de ses poèmes, Abou Chabaka recourt à un procédé rhétorique qui consiste à enjoindre à la femme d’outrepasser l’interdit, de jouir de la faute. Souvent cette injonction se conjugue avec l’emploi de la voyelle « i », longue ou brève, la plus forte des voyelles arabes:

Cajole le avec ta vénale beauté
Et pousse le à une vengeance accomplie

Il est dans la beauté, O Dalila ! une vipère
Dont le sifflement au lit est fréquemment ouï

Cajole le ! car la nuit ivre, affaiblie
Se tortille dans son ensorcelé abri
(Samson)

Ta maison est ardente et ta coupe remplie

Donne du vin à ton père et partage sa coucheLève toi, entre en débauche, fille de Loth !
Et commets l’adultère par ton père préparé
De ramener ton sang désirable à sa source
Que de cours sur terre sont retournés amont
(Sodome)


Le lecteur d’aujourd’hui ne vit pas avec une égale intensité l’idée de faute présente au cœur des Vipères du paradis. La misogynie du recueil lui est au delà du supportable. L’imaginaire du feu n’est pas contrebalancé par le calme ou la fraîcheur d’une ‘invitation au voyage’. La vétusté du vocabulaire semble souvent l’emporter sur les nouveautés qui imposèrent l’oeuvre. Il n’en reste pas moins qu’un sortilège puissant habite ces poésies et nous garde sous leur emprise.

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