Friday 3 February 2017

INITIATION A KANT






Luc Ferry: Kant, une lecture des trois “critiques”, coll. «Collège de philosophie», Grasset, 2006, 375p.


A peine fermée la parenthèse de ministre de l’éducation nationale (2002-2004), Luc Ferry commet deux ouvrages qui s’inscrivent dans la droite ligne et l’approfondissement de son activité de pensée antérieure. D’une part, un Apprendre à vivre, Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations (Plon), une excellente incitation à assumer son destin par l’exercice libre de la philosophie et d’autre part, une monographie consacrée à Kant (Grasset), dont il est le co-traducteur des Œuvres à La Pléiade et  qui lui sert  de caution et de référence : « peut-être le plus grand d’entre tous ». Plus d’une affinité relient les deux livres. Le second prolonge les visées du premier : « Il est impossible d'entrer vraiment dans la philosophie si l'on ne prend pas le temps de comprendre en profondeur un philosophe.» Les vertus pédagogiques de l’un et de l’autre sont patentes. Le philosophe de Königsberg ouvre, par ailleurs, la modernité a-cosmique et a-religieuse dans laquelle Ferry cherche à penser : l’ordre du monde n’est plus donné, il est à construire ; la nature n’est pas bonne en soi et les hommes doivent édifier par leur liberté un « Règne des fins » autonome.
Qu’importe que le livre sur Kant reprenne  et restructure plusieurs passages  des oeuvres antérieures de Ferry en leur ajoutant des développements inédits, l’essentiel est son propos : une « initiation » (Einleitung) à un philosophe majeur, voir à un « moment » déterminant de la philosophie occidentale. Celle-ci consiste à proposer au lecteur un ensemble de fils conducteurs pour pénétrer dans l’oeuvre, y puiser des idées « géniales » et l’aider à penser par lui-même.
L’ouvrage se divise en trois parties. La première et la plus longue introduit à la lecture des trois Critiques. Occupant la moitié du livre, elle s’attelle à une tâche « modeste et laborieuse », l’explication et la rend prenante non seulement en la sauvant de l’écueil des lieux communs mais par la maîtrise des problèmes, la clarté de l’énoncé, les comparaisons et tableaux historiques, voire le recours à des exemples volontiers anachroniques. Il n’est pas exagéré de suivre l’auteur dans son affirmation qu’un lecteur non spécialiste peut, moyennant  un certain effort intellectuel, entrer par cette voie dans le domaine kantien.
Cette première partie de l’ouvrage trouve son complément dans la troisième et dernière : une vue d’ensemble du système de Kant, ce qu’il nomme l’Architectonique, et juge aussi achevé et indépassable que Hegel  le sien. A la suite d’autres (Rousset, Cohen, Heidegger…) envers lesquels il reconnaît sa dette, Ferry essaie d’articuler les 2 parties de la philosophie de Kant (systèmes de la nature et de la liberté) avec ses 3 Critiques et ses 4 questions (Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ?) Suit en second volet un chapitre final où pour saisir le rapport entre Droit et Histoire dans la pensée politique de Kant, l’auteur part des réflexions de ce dernier sur la Révolution française. Démêlant les prises de position des divers philosophes idéalistes allemands, il montre l’attachement de Kant, et du vieux Hegel, aux résultats de la Révolution qui souleva partout l’enthousiasme tout en condamnant sans réserve son processus « rempli de misères et d’atrocités ».
Entre les 2 parties explicatives et éclairantes du livre s’intercale une partie interprétative consacrée à « la chose en soi » (distincte du phénomène senti et pensé) que Kant estimait être le problème le plus difficile de toute la philosophie moderne. Pour être les plus ardues de l’ouvrage, ces pages n’en proposent pas moins une lecture de la cohérence de la première critique.
Un professeur de philosophie ne peut que se réjouir de la parution d’un ouvrage qui embrasse avec une telle maîtrise et une telle clarté l’ensemble de la pensée kantienne. Il est heureux non seulement pour ses étudiants mais pour lui-même : désormais, il peut énoncer avec une plus grande facilité la théorie du schématisme, mieux saisir comment l’éthique kantienne se déduit littéralement de l’anthropologie de Rousseau, expliquer d’une manière simple l’accord libre et imprévisible de l’imagination et de l’entendement dans l’art, méditer sereinement « l’élargissement de l’objet » qu’opère « l’esprit » en établissant des rapprochements entre éléments éloignés et différents et qui correspond aussi, Kant dixit, à un « élargissement du sujet »…Il peut certes regretter telle ou telle lacune, rester sur sa faim sur une question insuffisamment approfondie ou non convaincante, mais le bilan est globalement positif et Luc Ferry en consacrant à Kant un tel ouvrage répudie définitivement les accusations de « divertisseur », de « médiatique essayiste » …portées contre lui.

Plus loin encore : en appuyant sa philosophie, c'est-à-dire sa quête humaniste et démocratique d’un « salut sans Dieu », sur la notion de « pensée élargie » élaborée, pour le champ de l’art, dans la Critique du jugement (« penser en se mettant à la place de tout autre »), Ferry se retrouve avec d’autres (Habermas, Rawls) dans la postérité de cette idée. Mais il donne par là une assise judicieuse à sa réflexion et puise dans  la créativité incessante de la pensée de Kant.   

1/2/2007 

QUAND LA CRITIQUE PARTICIPE DE LA BEAUTÉ DU MONDE







Jean Starobinski: La Beauté du monde, La littérature et les arts, Edition établie sous la direction de Martin Rueff, Quarto Gallimard, 1344 pp, 2016.

Starobinski réclame, comme Baudelaire, « la difficile alliance de la singularité passionnelle et de l’élargissement de la vue »
Jean Starobinski est-il « le plus grand critique littéraire de la langue française au XXe siècle » comme l’écrit le directeur du présent ouvrage Martin Rueff,  poète et penseur ? Sans prétendre à l’érudition nécessaire pour confirmer ou infirmer une telle affirmation, nous pouvons dire que les nombreuses études de ce livre volumineux, opera loin d’être minora puisqu’elles épousent la forme rituelle de la majorité des écrits de l’auteur, ne peuvent qu’induire dans ce sens, tant ils sont instructifs et profonds.
Starobinski est né à Genève en 1920 de parents juifs polonais. Il eut, sur les traces paternelles, une double vocation, celle de médecin-psychiatre et de critique écrivain, fréquentant 2 universités, mêlant 2 carrières. Celui auquel Eugenio Montale aurait consacré un poème l’appelant Il Ginevrino (le genevois) fréquente alors Marcel Raymond, Albert Béguin…Durant la guerre, la venue de P. J. Jouve, son salon où critique, poésie, musique se rejoignent dans l’amitié et l’intensité de la parole, ainsi que la multiplication de publications et de maisons d’éditions françaises bénéficiant de l’expression libre et échappant au fascisme font de la cité suisse un fervent foyer culturel. La configuration d’une École de Genève se perpétuant de Thibaudet à nos jours est loin d’être un mirage. « Un homme se définit, entre autres, par l’espace des amitiés dont il est entouré. C’est par là qu’il marque sa différence, sa solidarité. »



Pierre-Jean Jouve


Dans le domaine médical, Starobinski s’illustre par sa recherche critique et clinique sur la mélancolie, élargissant le domaine étudié et remettant constamment en question la discipline par la philosophie, la psychanalyse, la Daseinsanalyse, la littérature …Partant d’Hippocrate et de Démocrite, il traverse Burton et Freud pour parvenir à l’expression artistique dans l’œuvre de Madame de Staël, Baudelaire, Jouve. Si le terme a survécu tout au long des siècles, ses significations changent ainsi que les pratiques dans lesquelles il s’insère. Dans le domaine des lettres et des arts, Starobinski instruit principalement l’histoire des Lumières. Il renouvelle sans fin la connaissance de Rousseau (tout en étendant sa réflexion à Montesquieu et Diderot) et se donne pour tâche de «déchiffrer le rapport complexe d’un art en cours de libération et d’une réflexion exigeante qui cherche à le comprendre, à le guider, à l’inspirer… Ce siècle [le XVIIIème] se voulait libre pour la chasse au bonheur comme pour la conquête de la vérité. Libertins et libertaires. » (L’Invention de la liberté, 1700-1789, 1964) Cette mission, il la mène dans les lieux mêmes de l’invention : l’expérience de l’espace, le style rocaille, la fête, les prisons de Piranèse où la liberté finit par se nier…
 La centaine d’études (1946-2010) réunies dans La Beauté du monde se nourrit des deux veines mais naît de sujets propres : ce n’est ni tout à fait le même auteur, ni tout à fait un autre. Elle couvre un vaste domaine littéraire qui va d’Homère à Kafka, Celan et Jaccottet et lui adjoint deux autres : la peinture et la musique, « Regarder » et « Écouter ». Dans l’article « Guardi, Tiepolo, Sade », par exemple, Mozart et ses opéras sont les invités de marque ; dans un autre, l’attachement à Alban Berg et Mahler est montré chez Jouve et Bonnefoy. Le critique donne un rôle prééminent à la poésie, ce qui est non fréquent chez ses collègues de la deuxième moitié du XXème siècle.
 Son auteur de prédilection est évidemment Baudelaire qui a défini « le principe de la poésie » comme « l’aspiration humaine vers une beauté supérieure » ; elle surpasserait l’opposition de la passion et de la raison, de la beauté et de la vérité. L’unité et l’originalité de l’œuvre entier, poésie et prose, sont mises à jour. Quinze études lui sont ici consacrées, une approche fragmentaire mais continuelle. Non seulement Starobinski approfondit la connaissance de Baudelaire, le poursuit à travers brouillons et champs, complète ou contredit des commentaires célèbres dont il a été l’objet (W. Benjamin, Lévi-Strauss et Jakobson…), mais il fait siennes ses approches critiques, prolongeant sa quête dans d’autres domaines esthétiques, particulièrement la peinture et la musique. « La critique, tel qu’il (C. B.) la souhaite, sera un rameau de l’art même ; il réclame la difficile alliance de la singularité passionnelle et de l’élargissement de la vue. »



BAUDELAIRE

Remettant la main sur « Les chats », Starobinski poursuit le thème du félin domestique dans d’autres poèmes des Fleurs du mal, en repère les incidences psychologiques (l’intimité avec la mère) puis les mène jusqu’aux commentaires sur l’art de Delacroix («  c’est l’infini dans le fini ») et de Wagner (« la sensation de l’espace étendu jusqu’aux dernières limites concevables »). Dans l’étude du poème « Je n’ai pas oublié », il est heureux de signaler « que ce texte échappe à la désertification qu’introduirait le souci exclusif de l’autoréférence ».
La tentative d’énumérer tous les enrichissements de l’œuvre  de Starobinski (très bien présentée et située dans ce volume Quarto) est sans doute superflue tant ils sont nombreux sur le plan conceptuel (« la relation critique », « l’œil vivant ») comme dans les bonheurs de l’écriture, simple et dense, et des textes, frais et innovateurs. Et comme on est ravi de retrouver nos affinités dans les siennes.