Thursday 1 August 2013

FR. HARTOG ET LA MUTANTE ÉTRANGETÉ DE L’HISTOIRE



François Hartog: Croire en l’histoire, Flammarion, 2013, 310 pages.

Au cours des années 1980, nous sommes passés   d’un régime d’historicité,  manière pour une époque d’articuler le passé, le présent et l’avenir selon Fr. Hartog, à un autre

 

          L’histoire est un « fossoyeur »[1] d’évidences, c'est-à-dire de représentations qu’une collectivité tient à une période pour une vérité claire, certaine, permanente et allant de soi. Mais qu’arrive-t-il quand, à une époque comme la nôtre, l’histoire elle-même se révèle comme l’une de ces évidences, donc non comme ce qu’elle pensait être, mais comme une construction conceptuelle dont le contenu est loin d’être fiable, qu’il mute d’une période à l’autre? C’est à une telle question que s’attèle François Hartog dans un nouvel ouvrage  Croire en l’histoire poussant plus loin les conclusions de son opus majeur Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Seuil, 2003). 

          Depuis Hérodote et Thucydide, peut être depuis l’écriture, en passant par Polybe qui cherche à donner à l’histoire l’universalité de la conquête romaine, celle-ci ne cesse  de naître. Son apogée elle le connaît, cependant, au XIXème siècle à l’heure où le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse (1866-1876) l’estime devenue « une religion universelle » : « Elle remplace dans toutes les âmes les croyances éteintes et ébranlées ; elle est devenue le foyer et le contrôle des sciences morales à l’absence desquelles elle supplée. » Cette conception une et sacrale  n’était pas celle des Lumières que d’Alembert avait présentée dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie (1751) où l’histoire est  plurielle selon ses domaines d’application et loin d’être un processus porté par le progrès : unissant le présent aux siècles passés et à venir, l’histoire servait essentiellement de miroir et de tribunal pour renvoyer surtout aux gouvernants  leur image et leur permettre d’agir en conséquence ; elle « rapporte ce qui s’est passé pour s’en souvenir, pour s’en servir ».

La vision de l’Histoire une et collective,  régulatrice de l’Univers et point de passage vers un avenir plus radieux a surgi et s’est déployée à la fin du XVIIIème en Allemagne[2]. Ses partisans, par cette construction, « inauguraient » « le monde moderne » selon leur ardent adversaire Péguy[3]. On peut nommer parmi eux non seulement Renan ou Marx et Engels qui faisaient une large part à l’action des hommes, mais aussi les historiens de la longue durée où la prise de l’homme faiblit, et même les structuralistes (« avec leur lot de quiproquos »).

          Peut-on toujours croire en l’Histoire, sujet d’elle même ? Ou même poser la question d’une manière moins sacrale : croire à l’histoire sous forme, entre autres, de causes et de lois, d’invariants anthropologiques, de régularités… ? Ou encore se demander : Qui fait l’histoire ? Car des réponses à cette question découlent les modes de croyance (« plus on croit qu’on fait, plus on croira en l’histoire ») et d’elles procèdent les possibilités et les manières de l’écrire.

          Or cette histoire - discipline unitaire, douée de sens « ou de non sens », tournée vers l’avenir et champ d’action -  qui a dominé presque deux siècles semble s’éloigner et devenir caduque. La raison principale en serait, selon Hartog, « le progressif bousculement de nos rapports au temps », la prédominance manifeste du présent  (il le nomme présentisme) et la fermeture de l’avenir. Ce dernier non seulement semble échapper à notre action, mais est devenu « imprévisible » et, au-delà même, « infigurable » dans un projet assumé collectivement. De la perte par le futur de la place centrale qu’il a occupée tout au long du XIXème dans l’articulation des trois catégories du temps, naît un nouveau mode de rapport du présent au passé: la Mémoire remplace l’Histoire.

C’est au cours des années 1980 que la substitution a lieu, et que le phénomène mémoriel  émerge  de plus en plus dans l’espace public : littérature, philosophie, sciences sociales, discours politiques… A cette période, le présent passe, de milieu naturel de vie et de travail comme il l’a toujours été pour tout artisan de la pensée, à « un impératif sociétal et politique» et devient l’objet d’intérêt primordial.  Quatre mots se font omniprésents sans avoir à être expliqués ou reliés: mémoire, commémoration, patrimoine, identité. S’y adjoignent quelques autres : crimes contre l’humanité, victime, témoin. Ces vocables deviennent « des supports pour l’action, des slogans pour faire valoir des revendications, demander des réparations… » En bon historien du présent, Hartog se voit appelé à questionner ces mots dans leurs nouvelles fonctions. L’histoire n’étant plus tournée vers le progrès, la ‘mémoire’ devient « un droit, un devoir, une arme». Sa montée accompagne la nouvelle importance accordée au discours et à la pratique juridiques par nos sociétés. Le ‘patrimoine’ (les « lieux de mémoire »…), à l’heure où l’avenir menace de tout ruiner et où « s’est enclenchée la machine infernale de l’irréversibilité », rend plus habitable le présent et affirme sa prééminence sur les deux catégories obsolètes du passé (disparu) et du futur (ravageur).
Dans ce nouveau régime d’historicité, l’historien cède la place au journaliste, au juge, au témoin, à l’expert et à la victime. Dans le premier rôle, il couvre « en direct » l’actualité. Dans le deuxième, il assimile un « style judiciaire » contracté lors des combats pour la justice (Vidal-Naquet intitule sa dernière intervention : « Mes affaires Dreyfus »). Une historienne parle de « l’ère du témoin », qui s’est ouverte en 1961, avec le  procès Eichmann[4] : le rescapé prenait la voix et le visage de la victime. Cette dernière change même de figure après 1945. On passe du « mort pour » au « mort à cause de »  et même si le drame (colonialisme, esclavage, déportation…) a eu lieu dans le passé, il demeure, pour la victime, dans le présent.
François Hartog scrute le présentisme non seulement dans les lois mémorielles votées et le « devoir de mémoire », mais aussi dans le « principe de précaution » qui maintenant régit une bonne part des politiques gouvernementales. Sans preuve certaine ou même probable, certaines initiatives utiles pour l’avenir sont considérées comme lourdes de menaces, car le futur est  potentiellement dangereux et il faut l’empêcher d’advenir ou, au moins, le retarder. Le présent est érigé en horizon indépassable et le terme spatial de globalisation a remplacé les concepts normatifs et téléologiques de civilisation et de modernisation.
Dans les divers rôles qui lui sont proposés ou lui deviennent concurrents dans la nouvelle conjoncture, l’historien ne retrouve ni son métier, ni sa vocation. Il peut continuer à faire de l’histoire ou même faire l’histoire de la mémoire qui a pris sa place. Mais la tâche à laquelle il doit se confronter, par ses moyens propres,  est, nous dit l’auteur, de comprendre et d’aider à saisir le nouveau régime d’historicité et ce qui le rend intelligible. Peut être même de contribuer à le désarticuler en proposant un rapport plus juste des 3 catégories du temps.
De ce livre riche, dense, en dialogue permanent avec des philosophes (éminemment Aristote[5] et Ricœur[6])  et des historiens et mettant en parallèle la saisie du temps par l’historien et le romancier, retenons la croyance réaffirmée en une histoire renouvelée.  






[1] Le mot est de Péguy.
[2] Hartog utilise les travaux de l’historien et philosophe allemand Reinhart Koselleck  Le Futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques (tr. Fr. EHESS, 1990) et L’Expérience de l’histoire (tr. Fr. Gallimard-Le Seuil, 1997)
[3] Entre l’affaire Dreyfus et sa mort en 1914, Péguy « a le plus écrit sur l’histoire et contre l’histoire » telle qu’on l’enseignait alors à la Sorbonne et telle que s’en félicitait le Dictionnaire Larousse.
[4] Le tribunal de Nuremberg en 1945 marquait aussi une date dans la ‘judiciarisation’ de l’histoire.
[5] Hartog confronte longuement une conception se référant à la Poétique et une autre se référant à la Rhétorique dans la mise en intrigue ou en récit de l’histoire.
[6] Temps et Récit (1983-1985), et La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000), tous deux au Seuil.