Friday 6 January 2012

UN NOUVEAU "GUIDE AUX ÉGARÉS":LA QUÊTE D'UN HUMANISME NUMÉRIQUE



Milad Doueihi: Pour un humanisme numérique, 180 pp, Seuil, 2011.


 « La religion comme le numérique sont tous les deux des techniques, des techniques de la médiation et de la communication qui, chacune à sa manière, modifient les rapports entre les individus et la collectivité et mettent en place une nouvelle dimension éthique capable d’influencer et de façonner les actions et les comportements. » (Milad Doueihi)

          Pour expliquer le succès de Les Mots et les choses (1966) de Michel Foucault, Sartre affirma naguère qu’il montrait que le livre était attendu, et ajouta, non sans une certaine mauvaise foi, qu’un livre attendu n’est jamais génial. Nous dirons plus simplement que le grand engouement dont bénéficie le nouvel ouvrage de Milad Doueihi, auteur que nous avons déjà eu l’occasion de présenter aux lecteurs de L’Orient littéraire (5/3/2009), Pour un humanisme numérique, vient essentiellement de la nécessité de voir se rencontrer 2 problématiques : celle du « numérique » qui prend une place de plus en plus importante dans nos vies, se développe à un rythme vertigineux et possède ses techniques et son vocabulaire propres ; celle d’une pensée classique combinant (ou confondant) la philosophie et l’anthropologie et qui se trouve au défi de prendre en compte le nouvel univers, de le soumettre à la critique, de le confronter à un patrimoine cognitif et axiologique. Le mérite de Doueihi, passé d’ historien des religions et « numéricien par accident, simple utilisateur d’ordinateur qui a suivi les changements de l’environnement numérique au cours des vingt dernières années » tel qu’il se présente lui même dans La Grande Conversion numérique (2008) à titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques à l’université Laval (Québec), est de mener la confrontation avec une clarté louable (Glossaire des termes numériques clés à l’appui), une vaste culture philosophique, un humour jovial et un français d’autant plus élégant et limpide que les langues de programmation sont « modelées » sur l’anglais, lingua franca du domaine.
L’informatique se caractérisait par un accès complexe à l’ordinateur et des manipulations somme toute restreintes, fondées sur le calcul. Le numérique, en mutation perpétuelle, s’est installé dans la vie quotidienne avec des accès souples et multiples qui rendent caduque la « culture assise », celle « du bureau et de la chaise ». Le nouveau rapport au temps fait d’instantanéité, d’accélération du rythme des réflexions et des décisions, se double d’un rapport nouveau à l’espace. Le toucher, la manipulation tactile, la reconnaissance vocale, à présent banale, le rôle croissant du regard inaugurent une ère de rapports nouveaux avec l’image et la représentation ou opèrent un retour vers une oralité dans un contexte inusité. Nous sommes désormais les continuels promeneurs d’un urbanisme virtuel. Si l’on ajoute à cela le Cloud Computing, ce nuage composé de serveurs distants interconnectés, stockant les données des internautes et facilement accessibles au travers de supports mobiles et de points divers, nous mesurons l’ampleur de la révolution en cours. L’ensemble des techniques nouvelles modifie fortement l’écriture, la communication, l’échange, le savoir, la sociabilité.
La « civilisation » numérique, qui ne se réduit pas à sa dimension technique et que ne cessent de se réapproprier les enjeux économiques et politiques, ne peut rester affranchie d’un humanisme qui l’assumerait. Lévi-Strauss, dans L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, recueil de 3 conférences prononcées au Japon en 1986 et réunies à titre posthume (2011) chez le même éditeur et dans la même collection, reprend sa distinction de trois humanismes : celui de la Renaissance, aristocratique et né de la redécouverte des textes de l’Antiquité grecque et romaine ; celui bourgeois de l’exotisme concomitant à la découvertes des civilisations orientales et extrême orientales ; celui démocratique du XXe siècle associé à l’anthropologie et prenant en compte la totalité des activités sociales. Au-delà de leurs spécificités et méthodes propres, ces humanismes interrogeaient les contours d’une civilisation, ses clivages internes et externes, ses critères d’identité et de différence. Le numérique répondant à la double condition de comporter, d’un coté, un impératif technique et son imaginaire « en quête d’absolu et de totalité » et permettant, d’un autre coté, des usages modulables souvent façonnés par des spécificités locales (l’affaire Wikileaks, le Printemps arabe…), un quatrième humanisme est appelé des vœux de Doueihi, « l’humanisme numérique » qui retrouverait le sens classique du substantif tout en étant scientifique et technique, culturel et éthique.
Des assises théoriques de l’ouvrage comme du manque d’espace qui nous est imparti, il ne faut pas induire que le livre de Milad Doueihi est une recherche aride. Au contraire, c’est toujours une exploration vivante imprégnée de poésie (« Le code, c’est la poésie ») et d’exploitation de récits de science-fiction, annexant les acquis de l’anthropologie religieuse  et supportée par une réflexion philosophique sur l’amitié (celle de Face book revue par Aristote et Cicéron), la recomposition de l’identité et les renouvellements de la lecture, de l’écriture et de la narration,  l’hybridation générale du virtuel et du réel, la liberté et la nécessité de l’oubli pour faire des choix…
Mais c’est surtout la concrétude interrogée de tous nos modes d’immersion dans les réseaux numériques qui donne à l’ouvrage son poids et sa légèreté.         



Thursday 5 January 2012

LA SYRIE SOYEUSE



On en a choisi une, on aurait pu choisir une autre, mais c’est l’ensemble des photographies de La soie et l’orient qu’il faut voir et toucher pour s’imbiber de l’atmosphère de ce livre, pour se faire un délice de son tissu, pour en palper la soie.
Il s’agit certes de la matière noble en général, de ses origines chinoises, des latitudes qui réunissent les conditions climatiques nécessaires à la culture du mûrier et de l’élevage du ver à soie, des routes qui la conduisirent par la Perse vers la Méditerranée. Et on y apprend foule de choses puisées aux meilleures sources sur le sacré, le pouvoir, l’Islam, les peuples, les rites funéraires, les points de rupture, de passage et de réconciliation entre les civilisations…Mais l’ouvrage, son texte riche et ses photographies soignées, est tout entier un chant d’amour à la soie syrienne ou mieux, à la Syrie soyeuse. Cette contrée médiane, ouverte, accueillante, diversifiée, laborieuse, intégratrice, ayant un sens presque inné des puretés et des mélanges est présente ici par ses régions, ses familles (les Mézannar, les Moussalli…), son pluralisme foncier, son savoir faire, ses artisans, ses procédés, ses villes habitées depuis l’aube des temps (Damas en particulier) et ses contrées rurales, ses fabriques, ses églises, ses monastères et ses mosquées, son histoire, ses termes usuels dûment répertoriés(« les mots de la soie »), ses poètes et ses grands auteurs…Grâce à ce livre, on peut mesurer ce que la lumière de la soie peut apporter à la perception concrète de la Syrie.
Les derniers mots de l’ouvrage parlent de la soie « comme un mirage apparu sur la terre de Syrie » et qui « peu à peu, s’évanouit ». Ce pessimisme est-il de mise après la fermeture de la dernière filature des montagnes, celle de Dreikich en octobre 2008 ? L’heure est certes à la plus profonde circonspection, mais La soie et l’orient nous a appris que le secteur qui ne cesse de mourir depuis le début des années 1960 en raison d’une politique de nationalisation étriquée (et d’une conjoncture mondiale difficile) ne cesse aussi de revivre grâce à une importation et une exportation de soies clandestines. On peut faire confiance à la vitalité du peuple syrien, dans un régime démocratique, pour persévérer dans une industrie qu’il enrichit et qui l’enrichit.
Florence Ollivry: La soie et l’orient, photographies de Rima Maroun, Rouergue, 2011, 192 pp.