Thursday 7 December 2017

COMMENT ET POURQUOI L’EGYPTE A CHANGÉ D’IMAGE ?






Robert Solé: Ils ont fait l’Egypte moderne, Perrin, 2017, 400pp.
L’Égypte n’en a jamais fini avec Robert Solé et il n’en a jamais fini avec elle. Dans ce pays où ses parents de racines syro-libanaises vinrent, il passa enfance et jeunesse. De le quitter pour la France où il fit une brillante carrière journalistique, principalement dans Le Monde, ne l’empêcha pas de lui porter un amour qui se renouvelait livre après livre, fiction avant enquête. Il faut aussi dire que cet attachement coïncide avec ce qu’il nomme  « passion française »  et garantit l’éditorial  succès.
On pouvait craindre pour ce volume, qui va jusqu’à la présidence d’al-Sissi, de s’attaquer à des périodes trop récentes pour n’avoir pas été suivies de près par les lecteurs de l’ère mondialisée. Il n’en est rien tant Solé parvient avec finesse à relier des éléments sociétaux disparates et à fournir des synthèses originales  quand la plupart des faits relatés sont connus.
Partant du changement d’image de l’Egypte passée en quelques années d’un havre de paix aux splendides vestiges historiques à un pays imprévisible et inquiétant, où le mécontentement populaire ne cesse de se manifester et où sévit le terrorisme, le livre choisit de revenir amont et de prospecter les 2 siècles qui vont de l’expédition française de 1798 à nos jours, et qui ont permis à l’Egypte d’entrer dans la modernité et de retourner dans l’histoire. Cette décision amplement justifiée élit 20 personnalités éminentes pour raconter la période retenue. « Ils », ce sont des étrangers (Bonaparte, Méhémet Ali ‘un turc de Macédoine’, Lord Cromer), des politiques essentiellement  (Ismaïl, Orabi, Zaghloul, Fouad I, Hassan al-Banna, Farouk, Nasser, Sadate, Boutros-Ghali, Moubarak, al-Sissi), des intellectuels (al-Tahtawi, M. Abdou, Taha Hussein, N. Mahfouz), des femmes (la féministe Hoda Chaarawi et la chanteuse Oum Kalsoum).  On peut certes regretter l’absence d’un poète (Ahmed Chawqi, pour ne citer que lui), d’un cinéaste ou d’une actrice…mais le choix non seulement se défend mais permet à l’auteur de gagner plusieurs paris. « Cela me dispensait de chercher à tout dire…avec le risque de tout survoler ». Surtout, cette option permet de ne négliger aucun aspect de la société (démographie, politique, économie, inégalités sociales, idées, culture, arts…) Elle n’exclut pas, aussi, d’évoquer peu ou prou, dans les chapitres, des personnalités qui ont joué des rôles importants sans figurer dans la nomenclature : Moustafa Kamel comme militant nationaliste, Qassem Amin comme théoricien de la libération de la femme, Mohamed Abdel Wahab comme musicien et chanteur…et autres égyptiens d’influence.
Quand Bonaparte débarque en Egypte, la province ottomane en proie à la turbulence des Mamelouks locaux n’a plus rien de sa gloire ancestrale et compte un peu plus de 4 millions d’habitants, en majorité des paysans misérables exposés à de graves maladies et aux épidémies dévastatrices. Les Français la quittent au bout de 3 ans, après des péripéties sanglantes ou grotesques, sans y avoir établi « aucune institution, aucun corpus législatif ou réglementaire, aucun monument susceptible de perpétuer l’idée que des ‘Lumières’ et de la modernité pouvait procéder (sa) régénération » (A. Raymond). Mais la société est « bousculée » ; le régime de la propriété foncière et le système politique prévalents ont vécu. La voie est ouverte aux changements.
La science de ce fin connaisseur de l’Egypte profonde et de ses rouages qu’est Robert Solé est d’éclairer ces zones historiques grises qu’on croit connaître sans vraiment les saisir avec précision. Qu’en est-il de tous ces titres donnés aux potentats : wali, vice-roi, ‘aziz, khédive, sultan, roi ? Quel ordre de succession a régi la dynastie de Méhémet Ali ? Comment s’exerçait l’autorité, fût-elle nominale, d’Istanbul ? A quel contexte  répondit l’occupation militaire britannique et quelles en étaient les limites? D’où vient la prépondérance culturelle française dominante jusqu’aux premières années du nassérisme ? Quelle autorité revenait véritablement à l’Egypte au Soudan et aux contrées voisines ?
Plus qu’à la réponse nette à ces questions et à bien d’autres, la compétence de l’auteur se manifeste dans ces bilans contrastés dressés à toutes les personnalités historiques étudiées. Cela ne vaut pas seulement pour Méhémet Ali grand réformateur et potentat oriental, mais pour Cromer, Nasser, Sadate, al-Sissi. On découvre des ombres à Zaghloul comme des qualités à Ismaïl, Fouad et Farouk. Le premier était « honnête, courageux, loyal, patient, travailleur, patriote, un homme plein d’humour, un époux admirable », mais il s’est désolidarisé de Taha Hussein accusé d’apostasie et a laissé se développer un culte de sa personnalité. Ismaïl jetait de l’argent par les fenêtres, mais a « en 16 ans de règne, accru d’un cinquième la terre cultivable du pays, multiplié par 3 le montant des exportations, réalisé un port moderne à Suez(…) »




L’art de Solé est dans une narration vivante qui, tout en recueillant les données avérées, sait incruster le récit de noukat populaires et de détails vifs, ce qui le rend toujours attachant malgré le sérieux de l’analyse et le tragique du sort d’Oumm al-dunnyâ.

Ils ont fait l’Egypte moderne, affirme le titre. Sans doute l’ont-ils aussi défaite. Il suffira, pour s’en convaincre, de lire l’ouvrage.