Friday 8 January 2010

GLUCKSMANN BRILLANT ET BROUILLON



André Glucksmann: Les deux chemins de la philosophie, Plon, 2009, 294p.


André Glucksmann est le plus remarquable, sinon le plus notoire, des « Nouveaux philosophes », étiquette du milieu des années 1970 à laquelle il semble peu attaché. Intellectuel brillant de la gauche maoïste dans le sillage de mai 1968, il ne tarda pas (La cuisinière et le mangeur d’hommes, 1975) à mettre en parallèle fascisme et communisme et à donner une oreille particulière aux dissidents des pays de l’Est et une importance capitale à la dénonciation du Goulag « l’entreprise à ce jour la plus exterminatrice de l’histoire humaine (durée/espace/victimes) ». Présent dès lors sur les scènes médiatique et politique par des prises de position parfois très contestées, ses livres, pour être souvent des succès de librairie et connaître de nombreuses traductions, suscitent d’âpres polémiques. Les deux chemins de la philosophie qu’il vient de publier n’a pas encore eu d’échos mais échappera-t-il à la destinée des précédents ?
L’ouvrage, qui veut réaffirmer la philosophie comme « opposition intérieure au règne de l’opinion », se divise en trois parties comprenant neuf chapitres. La première se présente comme « Eléments pour un manifeste socratique ». Elle fait place à trois monologues : celui de Socrate, « confession d’un philosophe des rues », celui de Heidegger et celui de l’auteur lui-même intitulé « le soliloque du porte-plume ». Le premier n’est pas original par ses assertions (« je ne suis pas une réponse, mais une méthode » ; « j’indisposais les puissants… » ; « le clou de mon existence fut ma mort » ; « Déséquilibrer l’interlocuteur pour l’amener… à se contredire, coincé en aporie »…), mais par l’établissement d’une lignée socratique remontant à Antigone et passant par Rabelais, Montaigne, Shakespeare et Pouchkine( probablement une lignée de dissidence, d’ironie et de reconnaissance d’un mal inhérent à l’être humain) , et par l’affirmation du « déracinement » d’Athènes « née d’un rassemblement hétéroclite de pirates et de brigands, originaires de nulle part, venus s’échouer là par hasard » et retrouvée dans la civilisation transatlantique maritime destinée à la libre circulation (mais alors pourquoi Socrate ne serait-il pas né dans les colonies ioniennes ou de Grande Grèce plus surement conformes à ce schéma ?).
Le discours d’outre tombe de Heidegger prétend le libérer de son « profil habituel » pour rire et se moquer de lui-même et de tout : « philosophe et nazi tant qu’il vous plaira, mais philosophe. Et le seul à survivre comme tel au naufrage des sections d’assaut. » Ayant produit des concepts avant, pendant et après Hitler, le penseur « non-repenti » domine depuis les années 1920 la scène intellectuelle et ne fait qu’accroître sa notoriété en passant du plan allemand aux niveaux européen et mondial. Désormais se rencontrent dans son « conservatisme planétaire » tous les courants de la modernité et de la postmodernité : « Ici communient droite et gauche, gouvernants et gouvernés, technocrates en costume Armani et cagoulés de l’altermondialisme, végétariens des quartiers chics et révoltés sans pain des antipodes ». Ayant cherché à détruire rationnellement les « traditions philosophique et théologique », Heidegger fait un travail assidu de démoralisation pour avoir eu raison trop tôt et prévu un « déracinement » général inscrit désormais dans « l’esprit de l’époque » et auquel seul désormais « un dieu » peut remédier.
Socrate, le contestataire, et « Dr. H. », le professeur influent, sont aussi « actuels » l’un que l’autre. Glucksmann « petit poisson passé entre les mailles de la solution finale » cherche par leur « confrontation » à donner sens à une époque et à retracer les deux chemins de la philosophie, tout en essayant de ne pas les opposer comme « le vice et la vertu ». Vœu pieux certes, mais souvent inévitable tant les voies s’entremêlent et se chevauchent. Et d’abord, les deux philosophes pensent sur fond de « peste », « un cataclysme physique, politique et mental qui affecte l’ensemble d’une société » : la guerre du Péloponnèse pour le premier, les 2 guerres mondiales pour le second.
Les enjeux, « prosaïques et vitaux » de la confrontation sont au nombre de quatre: Penser librement ; Apprendre à mourir ; Apprendre à aimer ; Vouloir survivre. Faute de place, nous n’évoquerons que les 2 premiers. Sur la question de la pensée, on note un commun vouloir de refuser l’opinion dominante et les facilités de recours à des solutions providentielles. Socrate veut soumettre tout discours à l’alternative du vrai et du faux et l’analytique existentiale de Heidegger reprend le même projet dans le retour phénoménologique « aux choses mêmes ». Sur la question de la mort, tous deux la reconnaissent comme marque de la finitude humaine ; mais pour le Heidegger d’Etre et Temps (1927) « l’authenticité » consiste à projeter sa mort au fondement même de sa vie et il y a ainsi identité du choix de la vie et de la mort (un fil rouge conduirait des combattants du Reich et de la IIIème internationale aux bombes humaines d’al Qaëda). Pour Socrate, elle est principe de liberté et non d’identité.
A propos du premier ouvrage de Glucksmann, Le discours de la guerre (1967), Raymond Aron avait écrit qu’il était « brillant et obscur ». De l’actuel dont on n’a pu donner qu’une idée sommaire, on peut dire qu’il est brillant et brouillon, répétitif, obsessionnel, plein d’éclairs et de paradoxes. Si l’auteur fait très souvent preuve d’un « bon sens » cartésien dans ses argumentations et touche juste ceux qu’il critique, il ne cesse de reprendre l’assaut contre ses adversaires surtout Heidegger, déchiré qu’il est lui-même entre l’objectivité (voire une certaine déférence) et une animosité sans frein. Il ne lui suffit pas de reconnaître que les regroupements qu’il opère ressemblent à « une énumération à la Prévert » pour les justifier. Quant aux jeux de mots fréquents, ils sentent moins le style original que « l’esprit de l’époque ». Nous y revoilà donc…Mais Socrate reste l’issue, Socrate que Heidegger qualifia en 1951 de « penseur le plus pur de l’Occident ».


Post-scriptum : Paradoxes glucksmanniens
Les meilleures pages du livre de Glucksmann sont sur la possibilité et la nécessité d’agir, sur l’inhumain comme fondement des Droits de l’homme (p. 128), sur la « solidarité des ébranlés » (p.126)…Les plus mauvaises sont sur Heidegger comme machine-avocat pour innocenter le fascisme et le blanchir (p. 230 sq.) Néanmoins bien des paradoxes demeurent. En voici quelques uns :
1. Contre Glucksmann : La dissidence, sans rien perdre de son importance, n’est pas la philosophie. La seconde élabore la première comme l’un de ses points de départ. Aux origines de la dissidence le corps, l’animalité, la vie, la culture, la simple conscience…
2. En affirmant le Mal inhérent à l’être humain (et en disculpant la Technique), Gluksmann soutient une thèse défendable mais qui, d’une part, va au-delà de l’aporie socratique, et, d’autre part, esquisse une métaphysique essentialiste.
3. L’introduction du Mal radical en philosophie est l’œuvre de Kant (La religion dans les limites de la simple raison après la deuxième critique et même la première). Les tentatives d’interpréter dans le sens du Mal l’affirmation de Socrate : Nul ne fait le mal volontairement ! relèvent de l’acrobatie et contredisent tout ce que l’on sait de la pensée de Socrate et des Grecs en général : La vertu est science.
4. N’est-ce pas le déracinement et la Technique comme organisation du monde humain qui sont à l’origine des bombes humaines plutôt que l’enracinement …et la pensée de Heidegger ?!
5. En liant le principe de non-contradiction à Socrate et à la guerre contre le nihilisme comme Heidegger faisait en liant la modernité au principe de raison suffisante, fait du Heidegger et permet à l’ironie de s’exercer à ses dépens.
6. En faisant de Heidegger un « sophiste » (pp 272-273) après en avoir fait un « maître penseur » (p 141), Glucksmann rattache le penseur du Heimat aux plus déracinés des penseurs grecs, ceux qui affluaient à Athènes de partout (d’Abdère, de Léontium, de Céros,d’Élis…) !
7. En marge de Les deux chemins de la philosophie :
Le couple enracinement/déracinement est capital pour Heidegger comme pour Glucksmann mais dans une appréciation axiologique inverse. Le premier est coupable pour le second de n’avoir pas vu que les grandes victimes de la seconde Guerre Mondiale, sont les déracinés (juifs et tziganes). En voulant enraciner les juifs (et déraciner les Palestiniens) dans l’État d’Israël, Glucksmann n’est-il pas quelque peu antisémite ? A moins de penser que les juifs resteront déracinés même enracinés par essence même, ce qui est pour l’antisémitisme un comble !