Tuesday 10 March 2015

SUR UN VERS ARABE






Le nom du poète alépin Al Adîb Al Qaysaranî (1085-1153) mort à Damas et contemporain des croisades ainsi que le vers dont il va être question m’ont été révélés par l'ami Farouk Mardam Bey. Le poète aimait chanter le charme des belles dames franques qu'il nommait "les filles de la souche jaune » (Banât banî al-asfar), faisant fi du comportement hostile et guerrier de leurs compagnons. A leur propos, il écrivit :
  
ووجوهٍ لها نبوةُ حسنٍ   غير أن الإعجاز في الأعجازِ

Le vers énonce en termes religieux des attraits bien terrestres. Il est secrètement blasphématoire car il met en rapport la séduction des infidèles avec le saint prophète et l'inimitabilité (I‘jâz) du Coran, la plus ostensible preuve de l’origine divine du Livre.  Comme les termes fessier et croupe ont pour synonyme français le mot prose, je propose donc de traduire ce vers audacieux, mais pudique et dissimulateur, par : 


Leurs visages ont de la prophétie la beauté 

Mais l'inimitable, le miracle, c’est leur prose

Thursday 5 March 2015

LA LANGUE DE FRANCE AU PARLER « SUCCULENT ET NERVEUX »







Jean-Loup Chiflet: Dictionnaire amoureux de la langue française, Plon, 2014, 748 pp.

          Entre les mots affichés par le titre de l’ouvrage, les liens sont intimes et inspirés. Parce que le français est la langue de l’amour et que la tentation est grande de glisser vers un « dictionnaire du français amoureux » ; parce qu’une langue s’illustre et s’éprouve dans l’amour d’elle-même ; parce que l’amoureux du français est « un amateur de dictionnaires » [1]où se rejoignent le salutaire et le ludique, l’imprévu et l’essentiel. Cocteau  -cité- écrit : « Un chef-d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre. » L’auteur d’un Dictionnaire amoureux de la langue française ne se doit-il pas de montrer que la réciproque est vraie ? Jean-Loup Chiflet, signataire dans la même collection d’un volume sur l’humour, s’attache ici à son autre thème favori, la langue. Un beau défi !
La tentation est grande, pour rendre compte de ce Dictionnaire, de faire ce qu’il fait: puiser en lui ce que son érudition a glané dans des milliers d’écrits. Non seulement les citations sont nombreuses, couvrent des pages entières, illustrent abondamment tous les domaines abordés du pamphlet (5 pages d’extraits de Léon Bloy et 6 de Léon Daudet) aux mots croisés, du calembour à la contrepèterie, de l’amour aux mots d’enfants, d’Apollinaire à Ponge… mais surtout parce qu’ elles sont offertes avec une « avare magnificence » (J.J. Rousseau), la plupart peu connues, percutantes, attrayantes, inégalables…Quel plaisir s’affirme à reproduire tel passage de Montaigne évoquant le parler qu’il aime : « simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque », ou l’énumération « poétique et savoureuse » par La Reynière des 543 manières pour accommoder les œufs en Espagne …Mais ce serait réduire le dictionnaire à un florilège, ce qu’il n’est que subsidiairement. L’ampleur de l’érudition et la pertinence des choix s’inscrivent dans deux autres registres qui ne sont pas sans s’opposer, l’exigence encyclopédique de traiter de tous les champs du domaine envisagé et le dessein de se restreindre à des choix passionnés et personnels.
Langue maternelle transcendant les parlers régionaux, langue « paternelle »(Mizubayashi) ou « grand-maternelle »(Makine), langue choisie ou adaptée « naturellement » tantôt pour son dénuement (Beckett) et sa discipline (Cioran), tantôt pour la richesse de son verbe et de sa phrase, le français réunit Voltaire et Rousseau, Chateaubriand et Stendhal[2], et fait preuve de « concision chatoyante » et de « sécheresse illuminée »(Semprun). L’auteur en « sémiologue buissonnier », ainsi qu’il se définit, célèbre et éclaire, par entrées successives comme il sied au genre, l’histoire mouvementée de la langue, ses subtilités, ses nuances, ses institutions, ses mots obsolètes qui sont autant de « beaux cadeaux », ses accents dont le circonflexe qui mit près de deux cents pour être accepté, ses figures de rhétorique, ses écrivains, ses poètes, ses jeux, ses jargons…
Le lecteur s’instruit à presque toutes les pages du livre (le vocabulaire qu’on doit au jeu de paume, la place des Précieuses dans l’histoire comparée par Lacan à celle des surréalistes…), mais il lui est permis de préférer aux notices documentées, mais sans apport vraiment original, celles où l’auteur s’implique avec ses goûts, ses préférences, ses souvenirs. Ainsi les articles sur Rabelais ou Racine évoquent-ils, à titre d’exemple, un rapport bien personnel aux auteurs. Par ailleurs, les passages les plus délicieux sont ceux où l’amour de Chiflet pour la langue ne se borne pas à décrire, mais se fait inventif par la fantaisie, l’humour ou le style. Il en va ainsi de ces « spicilèges » où des listes insolites sont regroupées (telle celle des Questions : Pour qui sonne le glas ? Aimez-vous Brahms ? Rodrigue as-tu du cœur ?...) ; de l’exercice de style qui narre « la cigale et la fourmi » par les tournures et le vocabulaire des médias. Citons enfin 2 phrases. Pour éclairer la différence entre Second et Deuxième : « Grâce à son deuxième amant elle a eu un second rôle dans le film ». Pour saisir les nuances entre les synonymes Poitrine (asexuée et virtuelle) et Seins (érotique et esthétique), il écrit de la première: « pas de quoi en faire un plat, sauf quand elle est fumée-la seule dérive un peu cochonne qu’on puisse lui accorder ».
Deux regrets cependant. Le premier est de faire prévaloir une langue visuelle, écrite sur la langue parlée, entendue, écoutée. L’Accent est uniquement typographique et si l’un des mérites de Zazie est d’ouvrir la voie du familier, il est vite recouvert par celui de la transcription phonétique. Le « rythme de voix si particulier »[3] d’Alain Rey est évoqué, mais qu’est le français sans Fernandel, Delphine Seyrig et Fanny Ardant pour ne pas parler de Carmen et de Pélléas? Des chanteurs, seul Gainsbourg [4]a droit à une entrée et La Chanson n’est là qu’à titre de poésie.



Alain Rey principal concepteur du Robert entre le bijoutier Salim Mouzannar et Farès Sassine à la Résidence des Pins (Beyrouth). Sa vie est un dictionnaire selon Chiflet

Le second est de voir la langue française, dans bien des articles, perdre sa singularité. La métonymie, la métaphore…sont des catégories universelles. Le devenir noms communs de noms propres (Joule, Ampère, Sandwich…) s’opère universellement. De nombreux auteurs étrangers (Borges, Musil, Tolstoï,…) sont cités. Or l’amour est inconcevable sans jalousie.   




[1] Qu’on pense à Flaubert, Littré, Leiris…
[2] Thibaudet disait qu’il n’y a que deux manières d’écrire le français : comme le vicomte (Chateaubriand) et comme le lieutenant (Stendhal).
[3] Chiflet cite ici Laurent Fabius.
[4] Gainsbourg “le plus inventif de la chanson française » montre que l’on peut mêler « avec bonheur » l’anglais au français.