JEROME BOSCH: LES TENTATIONS DE SAINT ANTOINE (1502) |
Michel Foucault : Histoire de
la sexualité, 4, Les aveux de la chair, Edition établie par Frédéric Gros,
Gallimard, 2018, 427pp.
Plus
de 30 ans après le décès de Michel Foucault (1926-1984) paraît le quatrième et
dernier volume de son Histoire de la sexualité laissé non révisé, sinon
inachevé, Les aveux de la chair. Le premier tome, La volonté de
savoir, date de 1976. Les deux autres, L’usage des plaisirs et
Le souci de soi ont vu le jour quelques mois avant la mort de l’auteur.
Le temps étendu de l’élaboration s’explique par le changement du projet
initialement annoncé. Foucault explique qu’il est passé du dessein d’étudier le
dispositif biopolitique moderne de la sexualité (XVIe-XIXe siècle) à la « problématisation »
du plaisir sexuel dans la perspective historique « d’une généalogie de
l’homme du désir… » en prenant
appui sur les penseurs de l’antiquité gréco-romaine et des premiers siècles du christianisme.
La
volonté de savoir s’insurge contre ce qu’il appelle « l’hypothèse
répressive » : le sexe a été réprimé à partir du XVIIe siècle, en passant
par le régime victorien. Le discours de libération sexuelle qui s’ébauche avec
la science et la thérapie de Freud et devient en mai 68 le grand combat pour
l’émancipation, n’en est que le corollaire. Foucault s’exaspère de la complaisance avec laquelle l’hypothèse répressive se
crédite elle-même d'un pouvoir contestataire, libérateur, subversif: « Parler
contre les pouvoirs, dire la vérité et promettre la jouissance ». A
l’opposé de ce discours, il tranche sans appel, écrivant à la fin du livre : « Ne
pas croire qu'en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir; on suit au
contraire le fil du dispositif général de sexualité. C'est de l'instance du
sexe qu'il faut s'affranchir (…) Contre le dispositif de sexualité, le point
d'appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et
les plaisirs. » Loin d’avoir censuré la
sexualité, l’Occident l’a inventée de toutes pièces. Le premier volume, court
et incisif, se donne donc un double programme : comprendre comment la
sexualité a été historiquement « mise en discours » et est devenue un
objet de savoir ; montrer comment elle a été liée à un mécanisme de
pouvoir, bourgeois ou éducatif, par le biais des discours dont elle a fait
l’objet.
L’étude
du christianisme, à travers la confession de la chair et le sacrement de
pénitence, devait servir de premier champ d’exploration de l’auteur. Mais la
recherche fut décalée de la période du concile de Trente (XVIe siècle) au
« point d’origine » et au «moment d’émergence » d’une
injonction de faire dire au fidèle la vérité sur lui-même (les Pères
chrétiens des premiers siècles de Justin [+165] à saint Augustin [350-430]); elle
fut aussi conduite à développer ce qui ne lui servait que de contrepoint :
la pensée grecque et romaine. D’où les volumes II et III de la somme. Le
premier analyse comment la pensée médicale et philosophique hellénique a réfléchi
le comportement sexuel, élaboré un «usage des plaisirs » et formulé
quelques thèmes d’austérité sur 4 grands axes de l’expérience : les
rapports au corps, à l’épouse, aux garçons, à la vérité. Le second envisage
l’inflexion subie par cette problématisation initiale dans un art de vivre romain dominé par
« le souci de soi » et repéré dans les textes grecs ou latins des 2
premiers siècles de l’ère chrétienne.
Les aveux de la chair qui paraît aujourd’hui se présente
donc, comme l’affirme Frédéric Gros qui a veillé avec grand soin sur l’établissement
du volume, comme un « inédit majeur ». Dans un style dense et précis,
et à travers une analyse minutieuse des textes, Foucault cherche à montrer ce
que le christianisme a de propre dans le domaine moral. Clément d’Alexandrie
(150-215) dans Le Pédagogue témoigne d’une grande continuité avec les
textes philosophiques et la morale païenne de son époque : on y trouve les
mêmes interdits (adultère, débauche, pédophilie, homosexualité), les mêmes
obligations (la procréation est le but du mariage et des rapports sexuels), la même
référence à la nature et à ses leçons. Mais, d’une part, Clément réunit dans
une même rubrique les règles de prudence du Sage et les convenances
matrimoniales. D’autre part, il donne une signification religieuse au nouvel
ensemble.
« De
Clément à Augustin, il y a évidemment toute la différence entre un
christianisme hellénisant, stoïcisant, porté à « naturaliser »
l’éthique des rapports sexuels, et un christianisme plus austère, plus
pessimiste, ne pensant la nature humaine qu’à travers la chute, et affectant
par conséquent les rapports sexuels d’un indice négatif. » Mais le
changement qui s’est produit ne doit pas être essentiellement pensé en termes
de « sévérité », d’austérité, de rigueur dans l’interdit…Les grandes
lignes de séparation du permis et du
défendu sont, « pour l’essentiel et dans leur dessein général »,
restées les mêmes du second au cinquième siècle. En revanche, des transformations capitales se
sont produites : 1. dans le système général des valeurs, avec la
prééminence éthique et religieuse de la virginité et de la chasteté
absolue ; 2. dans le jeu des notions utilisées avec l’importance
croissante de la « tentation », de la « concupiscence », de
la chair et des « mouvements premiers ». Non seulement l’appareil
conceptuel s’est quelque peu modifié, mais le domaine d’analyse s’est déplacé. Il
ne s’agit pas d’un renforcement de la répression sexuelle, mais d’un autre type
d’expérience qui prend naissance.
Ce changement est
à mettre en liaison avec 2 éléments historiques et religieux nouveaux :
« la discipline pénitentielle, à partir de la seconde moitié du second
siècle, et l’ascèse monastique à partir de la fin du troisième. » Avec ces
2 types de pratiques, un certain mode de rapport de soi à soi et une certaine
relation entre le mal et le vrai voient le jour ; pour être plus précis,
entre la rémission des péchés, la purification du cœur, la manifestation des
fautes cachées et des secrets et, d’autre part, l’examen de soi, l’aveu, la
direction de conscience et les différentes formes de « confession »
pénitentielle. Dans les relations à soi, de nouvelles liaisons se créent entre
le « mal faire » et le « dire vrai ». Une nouvelle
subjectivité a pris forme ; elle est un exercice de soi sur soi, une connaissance
de soi par soi, la constitution de soi même comme objet d’investigation et de
discours. La libération de soi même, sa propre purification, son salut dépendent et n’existent que par les opérations qui
portent la clarté au fond de soi. La lumière par l’examen est seule rédemptrice.
Au centre du
dispositif chrétien se trouvent la chair (et ses aveux). Le
nouveau mode d’expérience, résume Foucault, est un nouveau mode de connaissance
et de transformation de soi par soi en fonction d’un certain rapport entre
annulation du mal, manifestation de la vérité et découverte de soi.
Dans son
interprétation des textes, la rigueur de Foucault ne se pare pas seulement de
neutralité, mais assume intensément cette attitude dans l’exploration du
christianisme originel. Nous sommes loin des terribles éclats de rire et
proches d’une reconnaissance. En tous cas, ces Aveux terminaux qui
joignent éthique et savoir pour disjoindre antiquité et « modernité »
(subjective) vont, au-delà de la connaissance historique qu’ils enrichissent,
vers une généalogie ouverte « de nous-mêmes » encore à tenter.
POST SCRIPTUM
Et
si l’étude du domaine particulier de la sexualité, menée avec rigueur par Foucault,
à partir de textes théologiques des premiers siècles de notre ère, rejoignait l’histoire
hégélienne de la philosophie, voire lui donnait
chair, en scrutant de près le passage d’une philosophie antique de l’être
à une philosophie moderne du sujet ? Jean Wahl affirmait que le christianisme
n’avait pénétré proprement la philosophie qu’avec Descartes et Kant, le cogito
prévalent alors sur le sum. Foucault retrouverait donc ici l’archéologie
de Les Mots et les choses mais avec des temporalités différentes.
En
tout cas, questions à méditer.