Friday 6 July 2018

FOUCAULT ET LA NAISSANCE DU SUJET : « MAL FAIRE » ET « DIRE VRAI »




JEROME BOSCH: LES TENTATIONS DE SAINT ANTOINE (1502)







Michel Foucault : Histoire de la sexualité, 4, Les aveux de la chair, Edition établie par Frédéric Gros, Gallimard, 2018, 427pp.

          Plus de 30 ans après le décès de Michel Foucault (1926-1984) paraît le quatrième et dernier volume de son Histoire de la sexualité laissé non révisé, sinon inachevé, Les aveux de la chair. Le premier tome, La volonté de savoir, date de 1976. Les deux autres, L’usage des plaisirs et Le souci de soi ont vu le jour quelques mois avant la mort de l’auteur. Le temps étendu de l’élaboration s’explique par le changement du projet initialement annoncé. Foucault explique qu’il est passé du dessein d’étudier le dispositif biopolitique moderne de la sexualité (XVIe-XIXe siècle) à la « problématisation » du plaisir sexuel dans la perspective historique « d’une généalogie de l’homme du désir… »  en prenant appui sur les penseurs de l’antiquité gréco-romaine et des premiers siècles du christianisme.
          La volonté de savoir s’insurge contre ce qu’il appelle « l’hypothèse répressive » : le sexe a été réprimé à partir du XVIIe siècle, en passant par le régime victorien. Le discours de libération sexuelle qui s’ébauche avec la science et la thérapie de Freud et devient en mai 68 le grand combat pour l’émancipation, n’en est que le corollaire. Foucault s’exaspère de la complaisance avec laquelle l’hypothèse répressive se crédite elle-même d'un pouvoir contestataire, libérateur, subversif: « Parler contre les pouvoirs, dire la vérité et promettre la jouissance ». A l’opposé de ce discours, il tranche sans appel, écrivant à la fin du livre : « Ne pas croire qu'en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir; on suit au contraire le fil du dispositif général de sexualité. C'est de l'instance du sexe qu'il faut s'affranchir (…) Contre le dispositif de sexualité, le point d'appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs. » Loin d’avoir censuré la sexualité, l’Occident l’a inventée de toutes pièces. Le premier volume, court et incisif, se donne donc un double programme : comprendre comment la sexualité a été historiquement « mise en discours » et est devenue un objet de savoir ; montrer comment elle a été liée à un mécanisme de pouvoir, bourgeois ou éducatif, par le biais des discours dont elle a fait l’objet.
          L’étude du christianisme, à travers la confession de la chair et le sacrement de pénitence, devait servir de premier champ d’exploration de l’auteur. Mais la recherche fut décalée de la période du concile de Trente (XVIe siècle) au « point d’origine » et au «moment d’émergence »  d’une injonction de faire dire au fidèle la vérité sur lui-même  (les Pères chrétiens des premiers siècles de Justin [+165] à saint Augustin [350-430]); elle fut aussi conduite à développer ce qui ne lui servait que de contrepoint : la pensée grecque et romaine. D’où les volumes II et III de la somme. Le premier analyse comment la pensée médicale et philosophique hellénique a réfléchi le comportement sexuel, élaboré un «usage des plaisirs » et formulé quelques thèmes d’austérité sur 4 grands axes de l’expérience : les rapports au corps, à l’épouse, aux garçons, à la vérité. Le second envisage l’inflexion subie par cette problématisation initiale  dans un art de vivre romain dominé par « le souci de soi » et repéré dans les textes grecs ou latins des 2 premiers siècles de l’ère chrétienne.
          Les aveux de la chair qui paraît aujourd’hui se présente donc, comme l’affirme Frédéric Gros qui a veillé avec grand soin sur l’établissement du volume, comme un « inédit majeur ». Dans un style dense et précis, et à travers une analyse minutieuse des textes, Foucault cherche à montrer ce que le christianisme a de propre dans le domaine moral. Clément d’Alexandrie (150-215) dans Le Pédagogue témoigne d’une grande continuité avec les textes philosophiques et la morale païenne de son époque : on y trouve les mêmes interdits (adultère, débauche, pédophilie, homosexualité), les mêmes obligations (la procréation est le but du mariage et des rapports sexuels), la même référence à la nature et à ses leçons. Mais, d’une part, Clément réunit dans une même rubrique les règles de prudence du Sage et les convenances matrimoniales. D’autre part, il donne une signification religieuse au nouvel ensemble.
          « De Clément à Augustin, il y a évidemment toute la différence entre un christianisme hellénisant, stoïcisant, porté à « naturaliser » l’éthique des rapports sexuels, et un christianisme plus austère, plus pessimiste, ne pensant la nature humaine qu’à travers la chute, et affectant par conséquent les rapports sexuels d’un indice négatif. » Mais le changement qui s’est produit ne doit pas être essentiellement pensé en termes de « sévérité », d’austérité, de rigueur dans l’interdit…Les grandes lignes de séparation du  permis et du défendu sont, « pour l’essentiel et dans leur dessein général », restées les mêmes du second au cinquième siècle.  En revanche, des transformations capitales se sont produites : 1. dans le système général des valeurs, avec la prééminence éthique et religieuse de la virginité et de la chasteté absolue ; 2. dans le jeu des notions utilisées avec l’importance croissante de la « tentation », de la « concupiscence », de la chair et des « mouvements premiers ». Non seulement l’appareil conceptuel s’est quelque peu modifié, mais le domaine d’analyse s’est déplacé. Il ne s’agit pas d’un renforcement de la répression sexuelle, mais d’un autre type d’expérience qui prend naissance.
Ce changement est à mettre en liaison avec 2 éléments historiques et religieux nouveaux : « la discipline pénitentielle, à partir de la seconde moitié du second siècle, et l’ascèse monastique à partir de la fin du troisième. » Avec ces 2 types de pratiques, un certain mode de rapport de soi à soi et une certaine relation entre le mal et le vrai voient le jour ; pour être plus précis, entre la rémission des péchés, la purification du cœur, la manifestation des fautes cachées et des secrets et, d’autre part, l’examen de soi, l’aveu, la direction de conscience et les différentes formes de « confession » pénitentielle. Dans les relations à soi, de nouvelles liaisons se créent entre le « mal faire » et le « dire vrai ». Une nouvelle subjectivité a pris forme ; elle est un exercice de soi sur soi, une connaissance de soi par soi, la constitution de soi même comme objet d’investigation et de discours. La libération de soi même, sa propre purification, son salut dépendent  et n’existent que par les opérations qui portent la clarté au fond de soi. La lumière par l’examen est seule rédemptrice.
Au centre du dispositif chrétien se trouvent la chair (et ses aveux). Le nouveau mode d’expérience, résume Foucault, est un nouveau mode de connaissance et de transformation de soi par soi en fonction d’un certain rapport entre annulation du mal, manifestation de la vérité et découverte de soi.


Dans son interprétation des textes, la rigueur de Foucault ne se pare pas seulement de neutralité, mais assume intensément cette attitude dans l’exploration du christianisme originel. Nous sommes loin des terribles éclats de rire et proches d’une reconnaissance. En tous cas, ces Aveux terminaux qui joignent éthique et savoir pour disjoindre antiquité et « modernité » (subjective) vont, au-delà de la connaissance historique qu’ils enrichissent, vers une généalogie ouverte « de nous-mêmes » encore à tenter. 



   POST SCRIPTUM
          Et si l’étude du domaine particulier de la sexualité, menée avec rigueur par Foucault, à partir de textes théologiques des premiers siècles de notre ère, rejoignait l’histoire  hégélienne de la philosophie, voire lui donnait chair, en scrutant de près le passage d’une philosophie antique de l’être à une philosophie moderne du sujet ? Jean Wahl affirmait que le christianisme n’avait pénétré proprement la philosophie qu’avec Descartes et Kant, le cogito prévalent alors sur le sum. Foucault retrouverait donc ici l’archéologie de Les Mots et les choses mais avec des temporalités différentes.
          En tout cas, questions à méditer.