Thursday 5 February 2009

L'HONNEUR SAUF DE L'INTELLECTUEL CRITIQUE : S.J. AL AZM



















L’honneur sauf de l'intellectuel critique

Sadik Jalal Al-Azm: Ces interdits qui nous hantent- Islam, Censure, Orientalisme, Textes traduits par Jalel El Gharbi (arabe), Jean-Pierre Dahdah (anglais), révisés par Franck Mermier et Candice Raymond, Editions Parenthèses / MMSH/ IFPO, 2008, 186pp.


Sadik Jalal Al-Azm est un penseur arabe dont les prises de position courageuses ne cessent de faire date depuis près de cinquante ans. Après quelques contributions théoriques, il se fit le pourfendeur acerbe de L’autocritique après la défaite arabe de 1967 puis de La pensée religieuse avant de prendre pour cibles non seulement ses ennemis « naturels », mais aussi bien des idées de camps proches au sien. Traduit dans plusieurs langues européennes, il mérite d’être connu au-delà du sobriquet « l’athée officiel du monde arabe » et Franck Mermier, maître d’œuvre du présent ouvrage, souligne, dans son Avant-propos, que celui-ci vient « réparer une injustice » en donnant aux lecteurs francophones accès à une œuvre qui, au-delà de son audace, mérite d’être pratiquée pour son ampleur et son extrême richesse.

Ces interdits qui nous hantent réunit dans un ordre chronologique inverse à celui de la parution mais justifiable, trois études traduites de l’anglais, seconde langue d’expression d’Al-Azm. Elles portent successivement sur trois événements aux incidences culturelles et politiques cruciales: le 11 septembre 2001(2004), Les Versets sataniques de Salman Rushdie (2000) et Orientalism de Edward Saïd (1981). Il les fait précéder, par une idée des plus heureuses, d’une autobiographie intellectuelle de l’auteur sous forme d’une longue interview, « Dialogue sans limites », donnée en 1998 et traduite de l’arabe.

Né en 1934 à Damas dans une grande famille aristocratique, Sadik évoque l’ambiance de « la grande maison arabe » où il a vu le jour, l’atmosphère quasi libérale et presque moderniste qui prévalait dans sa famille où la « religiosité stricte » était inconnue. Son passage à la pensée libérale et marxiste en sera d’autant plus facilité et se fait « sans complexes et sans crises ». L’auteur parle ensuite de son long passage dans les établissements pédagogiques libanais qui n’a pas été sans affermir ses « orientations modernistes ». De tempérament porté sur l’intellect plutôt que les sentiments, il vint au marxisme par le biais de la rationalité, de la science et de la critique. Tout en comparant avec tact et finesse les deux capitales entre lesquelles il partage sa vie et son cœur, ce « fanatique des villes », qui n’a jamais voulu être un intellectuel arabe en exil, affirme : « Mais il m’est impossible de m’imaginer en tant qu’écrivain et penseur sans ces deux villes à la fois, sans les deux pays à la fois. »

Le récit de son départ de l’AUB et de son éviction du Centre de Recherches de l’OLP suite à la critique du « creux » et de la « prétention » de la pensée de Charles Malek puis du « sionisme palestinien » révèle, au-delà du goût de la polémique et de la provocation, un attachement permanent aux Lumières fait du refus kantien de la paresse et de la lâcheté. Témoin intellectuel d’un siècle aux événements politiques et culturels duquel il a toujours voulu réagir avec clairvoyance, il se distingue par un double optimisme avoué : l’affirmation de la tolérance malgré tout prégnante des Arabes et la confiance dans le travail souterrain de la rationalité qui, au-delà des apparences et des fondamentalismes, ne cesse pas de percer son chemin.

Les trois études réunies dans l’ouvrage ne valent pas seulement ni principalement comme les spécimens de production d’un penseur arabe contemporain qui se refuse aux hordes majoritaires sans se réfugier dans la quiétude d’un clan minoritaire. Elles forment d’importantes contributions spéculatives sur des questions épineuses et multidimensionnelles. Le ‘génie’ de l’énumération logique dont use souvent Sadik Jalal Al-Azm s’accompagne presque toujours d’une vaste érudition et du versement d’éléments insoupçonnés au dossier. La longue étude consacrée aux Versets sataniques de Salman Rushdie ne laisse aucun aspect du problème lui échapper et les expose un à un dans leurs avatars historiques : la littérature, l’Islam, la censure, la vie intellectuelle dans le monde arabe…La contribution sur L’Orientalisme d’Edward Saïd, tout en reconnaissant l’importance de l’apport du penseur, révèle des ambiguïtés et des contradictions, et pointe du doigt un orientalisme à l’envers où bien des arabes et musulmans se sont formés une idée éternelle de l’Occident. Enfin dans le texte consacré au 11 septembre, où l’on regrettera une utilisation cavalière de la pensée de Michel Foucault, on ne peut qu’admirer l’honnêteté du débat personnel avec la châmata ressentie intérieurement et qui ne peut que rendre encore plus complexe l’attitude de l’intellectuel arabe indépendant.

S’il faut à tout prix tirer une leçon de l’itinéraire d’Al-Azm, elle peut être formulée ainsi : seul l’homme des Lumières garde son honneur sauf dans les plus confuses des situations.

IN MEMORIAM : LES FRERES RAHBANI
















Faut-il suspecter le bonheur, incriminer le matin, refuser le miracle ? La musique des frères Rahbani, dont le cadet Mansour (1925-2009) vient de disparaître après l’aîné Assi (1923-1986), fut pour des générations de Libanais, cette alliance immédiate de l’art, de la joie et de l’aurore. Portée par la voix de Feirouz, qui la résumait et l’accompagnait, à des hauteurs inégalées de pureté et de transparence, elle pouvait unir, sur un mode accessible à tous, la modernité et une tradition villageoise issue tout droit de la montagne libanaise. Assi et Mansour étaient aussi des poètes subtils qui surent s’entourer des plus grands (Saïd Akl, Georges Schehadé, Michel Trad…) et approfondir les leçons des plus authentiques parmi les anciens. Leurs opérettes où ne manque jamais un humour frondeur, comme pour contrebalancer les idéaux inaccessibles, furent et restent de grandes tentatives d’art total : tout y portait la marque de l’excellence, des danses folkloriques et de la scénographie aux costumes, en passant par l’essentiel, la poésie et la musique.

Grâce aux frères Rahbani, chaque Libanais se sent plus libanais, chaque Palestinien plus palestinien, chaque Syrien plus syrien,… et tout arabe plus élevé dans son être même.

Lamlamtou Zikra liqa’a al ’amsi

J’ai collecté, des cils, la rencontre d’hier,
Et me mis à l’étreindre dans mon cœur essoufflé.
Des mains qui me font signe de l’éloignement même
Me couvrent de chaleur, de lumière et de lunes.
Qu’ont les oiseaux pour m’approcher puis demander :
« Tu négliges tes cheveux, fini le nœud des tresses? »
Leurs nombreuses volées et leurs regards curieux
Me poussent bien fort à les blâmer un peu.

Indécise je suis, O moi, l’oeil vagabond
Pleurant et réjouie, en mon for, sans raison.
Je l’aime ? Prétend-on que je ne lui souris ?
Quand il s’est avancé, le voeu de fuir me prit.
J’oubliai de reprendre de sa main la mienne
Longue poignée et long, le clignement des cils
Indécise je suis, O moi, lasse d’attendre
Derrière les rideaux, abattue de fatigue.
Est-ce l’amour qui vient? Bienvenu visiteur,
Et campe à la fenêtre, Parfum, et verse toi!

(Nous nous sommes appuyés pour la traduction sur le texte publié en arabe par le supplément du Nahar.)

LE ROMAN DE L’OEIL DE JABBOUR DOUEIHI





















Jabbour Douaihy: Rose Fountain Motel, roman traduit de l’arabe (Liban) par Emmanuel Varlet, Actes Sud, 2009, 318pp.

Dans le titre astucieux qu’il donne à la traduction fidèle et vivante du roman de Jabbour Douaihy Ayn Wardeh, Emmanuel Varlet occulte la signification originaire du mot ayn, œil avant d’être fontaine. La rose, Wardeh, Rilke la devinait « le sommeil de personne sous tant de paupières » ; ici, son oeil aiguillonne tellement notre auteur au point de devenir, d’un bout à l’autre du roman, l’instrument d’un crime que raconter seul peut arrêter sinon satisfaire. Voir est le mobile et voir est la faute et les emboîtages du récit ne sont que les constructions, ou les compromis, évidents d’un défi, de la ruse et de l’interdit.

Rose Fountain Motel est le roman de l’œil et il nous est dit à la première page, et rappelé à la dernière, que Mar Nohra, le patron du petit bourg de Ayn Wardeh, où s’élève la maison et se déroulent les faits, est le « saint protecteur de la vue et guérisseur de la cataracte, ainsi que la conjonctivite printanière ». Vénérable rural à la spécialisation plus pointue que le plus aigu des ophtalmologues, il ouvre et ferme une œuvre cousue de fil(ms) blanc(s) et noirs et Technicolor : des Ambersons qui ne furent peut être pas si magnifiques, à This property is condemned de Pollack où l’on voit des fillettes rôder autour d’un chemin de fer abandonné, aux comédies italiennes des années 1970 où on riait noir des affreux, sales et méchants et autres monstres de tous les milieux sociaux, sans oublier le « No Trespassing » de Citizen Kane et Puzzle of a downfall child rendu dans « les montagnes de Beyrouth » par « Propriété privée » et « Voie sans issue » et qui ne sert que d’invite. La dimension cinématographique de l’œuvre ne s’arrête pas aux films dont elle s’est nourrie et qu’elle intègre sans les nommer dans un luxe inouï. Elle se laisse voir aux procédés utilisés, tels le flashback, et à ces chapitres construits comme des séquences prêtes à être saisies par la caméra ou écrites par elle: l’entrevue de la mère et du fils (XVI), la tentative de viol burlesque « dans la fange jonchant le sol du salon » (XIX), le récital de poésie sur la colline avec pour fond sonore les bombardements (XXI),…

Mais que l’on ne s’y trompe pas : si la vision est le tissu même d’un roman qui veut toucher des yeux les moindres recoins la vie sociale libanaise, elle n’en souffre pas moins d’être un acte de transgression dont le ou les protagonistes ont toujours à répondre et qui se heurte indubitablement à des limites. Les premières pages résument bien l’itinéraire royal: un passant se mue en voyeur « dévoré par la curiosité » et se transforme en questionneur, puis en arpenteur, pour violer un domicile et découvrir que la demeure est déjà souillée par des promeneurs après avoir été dévastée par ses gardiens et désolée par ses propriétaires. Le processus est infini et le retour aux sources barré, vu qu’il est difficile ou insupportable de voir, ou qu’il n’y a rien à voir. Souvent on scrute un personnage qui ne fait que vous inspecter et les regards de tous les environs sont tournés vers un « gardien de phare ». Presque toujours la composition est en abyme: Que raconte « l’idiot » des Baz par sa gestuelle? Ce qu’il a vu : des enfants regarder. Que voyaient-ils ? Leurs parents faire l’amour… sans quitter leurs vêtements. Ainsi voit-on voir ceux qui, en définitive, ne voient rien. Une scène capitale du livre (XXIV) est bâtie sur le même schème. Le tabou de voir naît de la démesure même de regarder : les taches blanchâtres qui apparaissent et se multiplient sur Réda al-Baz mettent à nu sa peau mais le spectacle est désormais d’une telle obscénité qu’il conduit le héros du roman à la réclusion.

Le tropisme de la vue, et sa borne, forment un couple antagoniste pris lui-même dans d’autres liaisons qui le complètent et le contredisent. Mentionnons en deux pour ne pas aborder la question épineuse des relations homo et hétérosexuelles: l’écoute et la lecture. A Ayn Wardeh, « on entendit la guerre plus qu’on ne la vit. » Mais la tante Nohad éteignit la radio et la jeta parce que d’elle vint le premier signe de la perte du conflit par le camp chrétien, et le frère Jojo identifiait avec assurance « chaque projectile et chaque source de tir ». On assiste même directement, grâce à une fréquence radio, à une mort poignante par bombardement : « - Mounir, garde les yeux ouverts…Tu m’entends, Mounir ? » (XVIII) La cassure voir/écouter est même au centre du personnage si important de la jeune arabe : « Une voix comme étrangère à cette svelte personne… » Quant à la lecture, quel rôle joue au juste l’œuvre de Proust dans la quête impossible du couple amoureux Réda-Nadia: Dérive, point de fuite, miroir, explication, sublimation… ?

Que raconte Rose Fountain Motel ? L’histoire d’une demeure où viennent se rencontrer un retour d’émigration fortuné du Brésil et une migration bédouine de l’intérieur syrien ? Nous voyons la maison, « une des plus grandes puissances d’intégration » selon Bachelard, éclater horizontalement (les membres de la famille y ont leurs repères et leurs contrées) et verticalement (entre la chambre du premier étage où se retranche Réda et la cave où se terrent les Mani’ ne reste qu’un espace d’immondices et le lien ténu d’une corde qui amène les repas) ; et l’on sait que si le régime de mainmorte familiale la précipite dans la ruine, il la préserve de la disparition. L’histoire d’une dynastie des batailles perdues qui ne vola pas bien haut, mais sauva quelques meubles, et d’une autre qui s’est imprégnée des mœurs de ses maîtres sans sortir de sa tanière? L’histoire tragique d’un amour intense où un Hamlet libanais communique à sa bien aimée la peur de la vie?

La force du roman de Jabbour Douaihy est de raconter densément selon des procédés axés ou désaxés, prévus et imprévisibles : Déroulement linéaire des chapitres et structures intriquées de l’œuvre ; parodie inventive qui n’épargne aucun milieu mais que la pudeur arrête devant les amants Réda et Nadia ; déclin répertorié de la dynastie et remontée subite de l’impuissance par le désir pour la jeune arabe. Enfin, quelle belle fin où la vue trouve dans l’invisible sa victoire ! Pour la connaître, il faut lire de bout en bout le livre.