Monday 10 May 2010

Pour le roman moderne, l’Avenir c’est l’impuissante attente


Enrique Vila-Matas: Perdre des théories, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Christian Bourgois, 2010, 64p.

L’exquis petit ouvrage que fait paraître le romancier espagnol prolixe Enrique Vila-Matas commence comme les œuvres de David Lodge qui font tant rire aux dépens du si petit monde des universitaires et de leurs colloques : l’auteur (ou son double) arrive à Lyon pour un symposium international sur le roman. Le fait de n’être accueilli ni contacté par personne ni à la gare ni à l’hôtel peut aussi faire penser au mot de Julien Gracq omniprésent, par ailleurs, dans cet opuscule : on voudrait être Chateaubriand ou rien et on finit par être Chateaubriand et rien.
Mais le récit vire peu à peu de bord, sans jamais se séparer de son assise géographique et narrative, pour devenir une méditation sur l’attente. Celle-ci est au confluent de bien des œuvres : « l’attente ignore et détruit ce qu’elle attend », écrit Blanchot ; elle est au centre de celle de Gracq dont les nouvelles et romans « ressemblent à des salles d’attente ». Le livre de Vila-Matas entremêle et noue, dans un grand luxe de citations glanées ou inventées, trois thèmes : l’Attente, une théorie de tout roman à venir et une réflexion sur Le Rivage des Syrtes (1951) comme le prototype même de ce genre. Le roman de Gracq, prix Goncourt refusé et perçu à sa parution comme «brillamment désuet et d’un sublime classicisme », recélerait « la beauté extrême de la modernité la plus absolue ».
Cinq traits essentiels caractériseraient tout roman moderne, ou du moins l’œuvre prochaine de l’auteur barcelonais. C’est d’abord ce qu’il nomme « l’intertextualité » : « nous écrivons toujours après d’autres. En ce qui me concerne, à cette opération qui consiste à donner un nouveau sens à des idées et à des phrases d’autrui en les retouchant légèrement, il faut en ajouter une autre, parallèle et presque identique : l’invasion de mes textes par des citations littéraires totalement inventées, s’entremêlant aux vraies. » Ce tissage lucide de ce qui est repris et de ce qui est ajouté pourvoie l’écriture d’une indéniable allégresse.
C’est ensuite « les connexions avec la haute poésie ». Le roman est loin d’être l’incursion d’un poète ou de son style dans le domaine narratif. Il est, sans doute, la découverte, par les voies de l’imagination, de la réalité, autant intérieure qu’extérieure : « le monde est toujours faux, cruel et beau… »
Le troisième trait « irréfutable » du roman à venir est intensément illustré par celui de Gracq. Il « réside dans sa vision glacée de l’avenir terrifiant, stérile et chaotique qui attend l’Occident. » Notre présent, mis à nu par Le Rivage des Syrtes, est un monde d’attente, l’attente décadente d’un lendemain qui n’arrive jamais.
Quatrième caractéristique pertinente : le style l’emporte toujours sur l’intrigue. L’idée contraire fut longtemps reçue mais elle est aujourd’hui mise en pièces d’autant plus que le nombre des intrigues s’avère limité. De John Banville retenons cette répartie : « Le style avance en faisant de triomphales enjambées, l’intrigue suit en traînant les pieds. »
Dans le dernier trait, se lit la différence du roman moderne avec celui du dix-neuvième siècle. Le grand homme politique et le grand écrivain parlaient alors le même langage, leurs discours étaient similaires et solidaires dans la construction de la réalité. Mais de Bouvard et Pécuchet à Musil et Gracq en passant par Kafka, le divorce s’imposa sur fond de guerres mondiales et d’impuissance de l’individu: « comme tout s’était déjà passé, il ne se passerait plus rien, aussi vivons nous dans le néant. » La conscience d’un « paysage moral délabré » est désormais au cœur de toute œuvre narrative.
Même quand les idées de Vila-Matas ne sont pas assez claires ou ne sont pas suffisamment élaborées, la force et la fécondité de sa vision ne sont jamais en défaut. Mais suffit-il d’élaborer des théories pour les mettre en pratique ? L’auteur qui emprunte à Pessoa le titre de son ouvrage (« Voyager ! Perdre des pays ! ») n’en est pas si sûr. Il aura donc à perdre ses théories.

Monday 3 May 2010

FOUAD ABI ZEYD-CESAR GEMAYEL


Fouad Abi Zeyd par César Gemayel

 





Dans ce portrait de Fouad Abi Zeid (1914- 1958) en élève sage et modèle, tout entier replié sur son intériorité et protégé par une tignasse noire et drue, César Gemayel (1898-1958), son aîné percevait-il le poète visionnaire au destin tragique, fabricant de strophes où se nouent dans des phrases amples, impulsives et retenues, les éléments premiers et les cycles du cosmos ? Ou ne faisait-il que saisir à ses débuts un grand créateur dont le lectorat sera toujours restreint ? Peut-être prend-il simplement en compte cette assertion de l’écrivain : « Mais j’étais faible, et vague, et point de nom. »
A l’age de 23 ans, date du portrait (1937), Abi Zeyd avait fait paraître à Beyrouth son premier recueil, Poèmes de l’été (1936), mais il lorgnait Paris et la reconnaissance des plus grands. Néanmoins la dilatation des narines et la sensualité des lèvres que Gemayel, peintre des incarnats légers et des formes suaves, a indiquées en son modèle se heurteront toujours à cet arrière-fond gris de la toile, insurmontable. De ce froissement naîtront le malheur de l’individu et la magie de son verbe : « Et moi, pauvre, qui écris ceci, j’ai conscience de ressembler à cet enfant qui, ayant creusé un trou dans le sable, y voulait faire tenir la mer. » (Le lit noir)