Thursday 1 September 2016

LES PUISSANTS ACCORDS DES LETTRES ET DE LA MUSIQUE









Hoffmann, Janin, Balzac, Berlioz, Sand: 6 moments musicaux, Texte intégral de 6 nouvelles+dossier par Sylvain Ledda, Folio plus classiques, Gallimard, 2016, 230pp.
Pierre Boulez: Entretiens avec Michel Archimbaud, Inédits essais folio, Gallimard, 2016, 224pp.

          Dans son Esthétique, Hegel  place la poésie au sommet de la hiérarchie des arts, juste au dessus de la musique. Sur les autres formes, elle a la supériorité de ne pas dépendre de matériaux sensibles (pierres, couleurs, sons…) dont la nature limitée « détermine toute la manière de concevoir et le mode de l’exécution ». Le talent poétique bénéficie de la plus grande indépendance et « le poète doit seulement être doué d’une riche imagination créatrice… »  Avec la parole pour matériau, le créateur ne manie pas le langage du concept, mais celui de l’image qui saisit le particulier plutôt que le commun. Le mot n’est pas utilisé comme simple signe, mais comme ressource sensible. Il fait surgir la chose même et ne désigne pas une idée ; d’où le recours essentiel, en poésie, aux images et métaphores. De même, en faisant entendre sa sonorité, et par le biais de la rime, l’allitération et l’assonance, le vocable fait éclater la musique qui sommeille au fond du langage.
A la même époque, cependant, en ces années où le romantisme  étend ses passions sur toute l’Europe, Lamartine oppose à « la langue des mots », « la langue de l’infini » et affirme la supériorité des notes sur les plus beaux vers.
          Tout au long du XIXème siècle, musique et poésie s’accordent, se rejoignent dans le lied et l’opéra, se redéfissent. Le moment wagnérien, qui a trouvé en Baudelaire un des meilleurs commentateurs de ses débuts, semble marquer une victoire en voulant fondre ensemble les deux arts et surtout le second dans le premier. Mais très rapidement Mallarmé et Valéry chercheront « à reprendre à la musique son bien ».
          Les affinités électives et l’émulation des 2 épanchements esthétiques ont caché un peu les rapports de la musique et de la littérature, concept étranger à Hegel, qui englobe aujourd’hui la poésie et où les formes narratives, courtes ou longues, occupent une place prépondérante. La Sonate à Kreutzer  passe de Beethoven à Tolstoï dont la nouvelle devient un quatuor de Janacek qui donne lieu à une autre fiction[1]. S. Ledda réunit dans « folio plus classiques » 6 nouvelles (2 de Jules Janin) auxquelles il donne un titre emprunté à Schubert, maître du poème chanté : 6 moments musicaux. Elles sont écrites autour des années 1830 et tournent autour de la musique romantique ballottée entre le lyrisme et le fantastique. L’âme poétique se transpose dans les mélodies. Mais l’ivresse saisit si profondément le compositeur qu’en lui se touchent le génie et la folie. Un pacte avec le diable n’est jamais loin.
          Le livre est dominé par la longue nouvelle de Balzac, Gambara (1837). Elle porte le nom d’un musicien et fabricant d’instruments italien vivant à Paris. Les personnages, les milieux, les passions sont bien de la Comédie humaine, mais le romancier s’est documenté avec une grande précision sur le sujet. On trouve, dans le récit, des discussions pertinentes sur les musiques allemande et italienne, sur l’harmonie et la mélodie et leur équilibre dans Mozart, une analyse et une contre-analyse remarquables  de l’opéra de Meyerbeer, Robert le diable si représentatif de l’époque. Mais surtout le débat sur les rangs respectifs de la poésie et de la musique est permanent : « La musique seule a la puissance de nous faire rentrer en nous-mêmes ; tandis que les autres arts nous donnent des plaisirs définis », affirme Gambara. La critique balzacienne d’aujourd’hui[2] va  beaucoup plus loin en faisant de cette nouvelle une autoréflexion, à travers un jeu de miroirs, sur l’écriture romanesque oscillant continuellement entre le pastiche et l’étude philosophique, la parodie et l’entreprise noble.
          Dans un livre d’entretiens bien menés publié 2 mois après sa mort, Pierre Boulez (1925-2016) s’attache à éclairer, à partir d’une perspective éminemment moderne, le travail artistique. Interrogé par Michel Archambaud - à qui l’on doit de riches conversations à bâtons rompus avec Francis Bacon -  le musicien avant-gardiste et prestigieux chef d’orchestre tient un propos qui ne nécessite point de connaissances techniques et qui ne manque ni d’animation ni de passion. Tout en restant discret sur sa propre œuvre, Boulez jette des lumières résolues sur les musiques d’hier et d’aujourd’hui, sur leurs rapports à la littérature et à la peinture…
          Des propos ingénieux et pondérés tenus sur Kafka, Joyce, Artaud, Mallarmé, Klee, Pollock…, retenons une référence pointue à Proust[3], auteur incontournable dans un article sur musique et littérature. Si ce dernier a pu, dans La Prisonnière, faire preuve d’une « intuition géniale » dans sa relation de la manière dont Wagner a construit le IIIe acte de Tristan, c’est parce qu’il appliquait le même modèle dans sa narration. Proust est « l’équivalent  de Wagner », dans la « façon de proliférer » et le processus de la création:    « Le leitmotiv du sommeil revient du début à la fin de la Recherche et les leitmotive de la mémoire et de l’amour reviennent comme une arche. »
          Schoenberg disait de Webern qu’« il avait su exprimer un roman en un seul soupir »[4]. Certains romanciers font l’inverse. L’ivresse continue que procure, par son souffle et sa construction, Boussole de Mathias Enard (Actes-Sud, 2015), récit imprégné de références et d’anecdotes musicales,  l’illustre merveilleusement.
===
Note à Mathias Enard sur Boussole  :
          Tout au long de l’ivresse littéraire que procure la lecture de Boussole, ivresse semblable à celle que donne l’écoute d’une symphonie de Mahler ou de Tristan et Isolde, ivresse née évidemment du style mais à laquelle ne sont pas étrangères les références et anecdotes musicales, deux questions ne cessent harceler le lecteur critique comme la question du « pourquoi ? » s’impose à la fourmi bergsonienne en perpétuelle activité: 1. Dans ce récit à l’assaut de trois contrées, l’Ottomanie, la Syrie et la Perse, en leurs musiques comme en leur histoire et géographie, s’agit-il seulement d’ idées  glanées par une vaste érudition ou d’une quête  originale de ce qu’est la musique, de ce qu’est l’Orient proche et de ce qui les unit[5] ? 2.  L’intrigue, une histoire d’amour banale entre deux universitaires européens, n’est-elle qu’un fil reliant diverses histoires savoureuses ou est-elle le prétexte à un souffle qui la dépasse de toutes parts ?
On ose à peine répondre à la première interrogation tant elle met en question le roman. Mais les horizons toujours dépassés par l’œuvre, l’extrême Orient à distance du proche, l’Orient étranger aux orientaux mêmes qui se profile, l’Orient de l’Orient fait de drogues et d’hallucinogènes qui se découpe …tous ces plis ébranlent les certitudes et donnent un caractère original et une profondeur fondamentale à l’ouvrage. La référence au Docteur Faustus pour la musique va dans le même sens. L’avenir dira le reste.
Quant à l’intrigue, elle ne cesse de s’enrichir, de se dramatiser, de remonter du fond à la surface (ou plutôt d’aller dans le sens contraire) et d’intégrer les composantes du livre. Sur ce point, la réussite est totale.
Schoenberg disait de Webern qu’« il avait su exprimer un roman en un seul soupir ». Peut-être Mathias Enard avez-vous fait l’inverse.
Novembre 2015



[1] La musique a souvent inspiré la littérature: vies de musiciens (Jean Christophe de Romain Rolland, Le docteur Faustus de Thomas Mann…), techniques musicales (Contrepoint d’Aldous Huxley, Moderato cantabile de Marguerite Duras, Passacaille de Robert Pinget…), références à des œuvres (La Symphonie pastorale d’André Gide, Aimez-vous Brahms ? de Françoise Sagan…) Depuis quelques années, les écrits littéraires abondent sur la musique : Pascal Quignard, Nancy Huston…  


2. cf. M. Tilby : Balzac et le jeu parodique dans « Gambara » in L’Année balzacienne, 2006/1 (no 7) et sur le web. 


[3] « Jamais, sans doute, le plaisir musical ne fut mieux décrit et analysé que dans les pages d’Un amour de Swann consacrées à la « petite phrase » et à la Sonate de Vinteuil, où Proust montre la musique envahissant l’âme de l’auditeur, l’occupant toute entière, prenant en charge le cours de ses idées pour un temps plié à ses méandres (…) Toute tentative pour comprendre ce qu’est la musique s’arrêterait cependant à mi-chemin, si elle ne rendait pas compte des émotions profondes ressenties en écoutant des œuvres capables même de faire couler les larmes. » Lévi-Strauss : L’Homme nu.

[4] Cité in Des Forêts, Œuvres Complètes, Quarto, Gallimard,  p. 650.
[5] Je découvre que cette question est posée par Balzac dans Gambara d’une manière plus ample et plus profonde sur toute œuvre qui se rapporte à la musique.