Thursday 5 January 2006

SAMIR KASSIR: LE GUÉPARD ET LES PARRAINS

















Au delà de l'amitié



L’or se couvre de rouille, l’acier tombe en poussière, et le marbre s’effrite. Tout est prêt pour la mort, ce qui résiste le mieux sur terre, c’est la tristesse, et ce qui restera, c’est la Parole souveraine.
Anna Akhmatova
Requiem


A prendre en compte la cohorte sans fin des connaissances liées à Samir par des liens souvent étroits, la question bâtarde: était-il mon ami, étais-je le sien? appelle l’immaculée réponse: il élisait lieu au delà de l’amitié, prenant sur lui, sans effort ni souci, la générosité et toutes les exigences de cette débauche salutaire. Rayonnant et solitaire par sa superbe même, désormais au foyer de la vie libanaise médiatique, politique et culturelle, et au nœud incontournable des mouvements démocratiques syriens après avoir été, sans jamais en sortir, de bien des Palestine du rêve et de la réalité, l’éternel garçon venu des belles marges et par les lignes périlleuses attiré entretenait des espaces de réciprocité où l’on s’appuie et s’amuse sans s’épargner. Que de fois il évoqua cette idée bien a lui d’un concours de sarcastiques auquel participeraient Fayez, Omar, lui et moi… pour déterminer le plus décapant et ce à une heure de grande écoute télévisée du soir !

Entre deux amis, il y a toujours d’autres amis qui les rapprochent et les éloignent et peuvent être les mêmes. Nous étions lui et moi sous « l’ombrelle trouée » de Farouk, et le gardiennage pour être distant n’en était pas moins d’une hauteur salubre. Le non-maoisme affirmé par Samir comme une vertu virginale n’en prenait point ombrage. Jabbour aux rencontres espacées ravauda une proximité de tous les jours.

Il me faut d’abord confesser une dette personnelle : je lui dois d’échapper au foudroiement d’un sacré jeté sur l’écriture. Cela date de l’Orient Express sur lequel il nous embarqua, sollicitant sans gêner, à bonne distance, tout d’invention, de chaleur et d’exigence.

Je l’ai édité et il m’a édité et dans les deux cas il fut d’un professionnalisme exemplaire : donnant des remarques et les recevant, gardant son autonomie et respectueux de celle de l’autre, continuel travailleur de l’intelligence en quête de plus value. Je rapporterai deux souvenirs. Son recueil d’articles sur la démocratie syrienne prenait son point de départ à l’évocation de l’affaiblissement d’Assad père à l’entrevue de Genève avec Clinton. J’argumentai contre, disant entre autres que « c’est un coup bas ». ll me répondit qu’iI voulait montrer que sa hardiesse ne datait pas du fils et qu’il avait déjà fait face au père. A la fin, il prit toutes les remarques pour y réfléchir et quand nous nous retouvames la refonte était ample. «Je ne vais pas commencer par cet article non seulement parce que c’est un coup bas, mais parce qu’il n’a pas sa place dans la logique interne de l’ouvrage. »

La seconde anecdote : lui livrant un article demandé pour un Nahar annuel sur « le marxisme et le XXI eme siècle », nous discutâmes de divers points de détail et une fois le dossier clos, et mes résistances endormies, il me lança aussi taquin que sérieux : « C’est du dix-neuvième siècle et non du vingt et unième que tu parles ! », de quoi prolonger la joute un bon moment.

Une troisième histoire révélera une profonde humanité toute de pudeur derrière l’immodestie de rébellion. Parmi les articles réunis dans un de ses recueils, il me dit préférer exclure l’un d’eux parce qu’il risquait d’embarrasser ma position. Je n’y avais pas pensé moi même et voilà que l’éditorialiste de tous les risques voulait me préserver d’un danger mineur.

Dans sa collaboration avec Dar An-Nahar, il fut un auteur idéal, acceptant de changer un titre, réceptif à une proposition de reconsidération d’un plan, argumentant son refus de telle autre idée, déployant des efforts pour aider même dans les taches subalternes sans imposer son point de vue et comme pour alléger son ombre, à la fois probe et communicatif.

Je ne figurais pas parmi les lecteurs auxquels allait sa pensée en écrivant, ce qui semblait être le privilège libanais de Jabbour et de Melhem. Quand je le félicitais pour un article, cela le réconfortait car on est toujours miné par des doutes. Mais quand je lui faisais quelque remontrance ou critique, il répondait immanquablement que je le prenais à revers étant hors de son champ de réception quand il écrivait. Par ailleurs, il était amusé d’être loué le mardi pour les articles d’un autre Samir, ce qui tout en égratignant son orgueil étalait ignorance et courtoisie viciée.

Brûlait-il trop vite les idoles qu’il avait tant adorées la veille ? Sa démesure n’était point calcul, ou ambition légitime ou vulgaire mais volonté nietzschéenne de volonté, désir de se donner les moyens de sa vitalité. A quel sommet n’aurait-il pas hissé tel quotidien de langue française ou arabe s’il en avait tenu librement les renes ?

Ses deux modèles revendiqués étaient Georges Naccache et Michel Aboujaudé (dont il rassembla à Dar An-Nahar deux recueils d’articles). Du premier il aimait la langue châtiée et châtiante, cet esprit frondeur au sommet d’un pouvoir de presse. Et comme il aurait aimé restaurer L’Orient à la une le délestant du Jour ! Du second il admirait la concision, la clarté et cet art consommé de se jouer des régimes arabes et de les bousculer. Il n’est pas sur que ces deux aînés ne cachaient pas par défi le modèle trop proche, le maître de l’Elseneur naharien toujours ciblé, Ghassan Tuéni. Quoi qu’il en soit, son appétit filial le conduisait à critiquer les pères et multiplier les (re)pères: Farouk, Samir Franjieh, Nawaf, Elias…

Il était capable d’entacher une analyse de haute envolée par des propos d’un moindre tenant comme si la fréquentation des cimes ne lui évitait pas toujours les écueils, ou comme s’il revendiquait le droit de donner voix à des enfantillages et d’assumer entières libertés sérieuses et ludiques.

Son éthique professionnelle de journaliste était sans faille: s’il me félicita un jour pour mon « bel article » sur L’Orient Express dans le Mulhaq, c’est aussitôt pour s’excuser de s’être permis de le lire sur épreuves avant sa parution.

Une maîtrise pédagogique patente dans ses interventions télévisées liée à un parler libre à toute épreuve donnent une idée de ses talents de professeur.

* * *

Samir a par sa mort mené son œuvre à son terme : itinéraire de Paris a Jérusalem deviant vers Beyrouth pour mieux notifier l’unité des combats ; réitération du malheur arabe en ce mois de juin où depuis 1967 au moins la complicité des planètes s’associe à la passivité des hommes pour perpétrer défaites et calamités ; épisode de la guerre du Liban mais revu par un libaniste plus sensible aux acteurs locaux et plus solidaire de leurs forces et détresses; moment de l’histoire de Beyrouth en instance de passer de forum en agora : ces posters géants où sa beauté n’a jamais été aussi manifeste, où son regard est à hauteur de rêve loyal, où son sourire fustige paisiblement médiocres, poltrons et criminels n’auraient pas été pour lui déplaire. Même la disparition de ces grandes images ne déplaira pas à son sens de la legerete et à sa perception de la richesse infinie de l’Histoire.

Cette mort appelle trois remarques :

1. Maintenant que nous savons à rebours qu’il est un héros (terme élu après bien des résistances!) et pas seulement par son assassinat, mais surtout par tout ce qui l’a préparé, nous pouvons dire qu’il a vécu cet héroïsme avec élégance naturelle, à hauteur d’homme moderne, sans le porter comme un fardeau et sans en importuner quiconque, comme si le courage extrême et la défense des causes justes allaient de soi et de pair avec l’ardeur à vivre et mille voies de dissipation.

2. La mort fut à la mesure de Samir comme à sa démesure. Lâchement donnée à un age précoce, le privant de firmaments et nous sevrant de combats pionniers et de voies à emprunter, elle ne semble pas l’écraser mais à peine le contenir.

3. Le sacrifice de Samir est si délicat qu’il ne laisse pas à ses amis des dettes à rendre. Mais il nous appartient d’inventer des formes d’amour et de reconnaissance.

* * *

Palestinien par intransigeance et intégrité, enracinement et déracinement, Syrien par quête d’espaces et besoin de profondeur, Arabe par orgueil, refus du malheur et générosité, Libanais enfin par passion démente de la liberté, goût du pluralisme et penchant à l’universalité, il brassait à des rythmes propres les raisons et déraisons de ces fibres ténues.

Il est passé d’un giron palestinien qui le faisait discourir d’un non territoire arabe embrassant la totalité de bilad al Sham à un territorialisme culturel libanais solidaire, et comment, des luttes palestinienne et syrienne. Il donna au libanisme par sa culture universelle, son égale distance des communautés internes, son ouverture à tous les courants, ses liens avec la majorité des acteurs, son jugement profond et son œil critique une dimension nouvelle ; et il fut comme Pygmalion amoureux de son œuvre entamée sans renier ses fidélités.

Comme dans le poème d’Apollinaire, la vie était trop lente pour Samir. Aussi se montrait-il fier non pas d’avoir été le premier à critiquer les régimes dictatoriaux environnants (primauté qu’il refusait quand il énumérait ceux qui l’ont précédés), mais d’avoir été le premier à croire à l’imminence du retrait syrien du Liban. Quant à son appellation « le dernier des deux Baas », elle mettait à nu son impatience de trouver encore là le parti unique syrien.
Samir Kassir a hissé la culture au niveau du pouvoir en l’affrontant face à face par ses moyens propres : l’autonomie créatrice, la recherche et le style. Ses lâches assassins voyant leur despotisme vaciller ont mis à découvert du pouvoir nu l’analphabétisme, le ressentiment et la bestialité.

De quelle manière cavalière traitait-il les Amr Moussa, Farouk Shareh, Bachar Assad…réunis dans la médiocrité, le double langage et la plate contradiction.

Samir a été le martyr de la démocratie syrienne et de l’indépendance libanaise pour lesquelles il a combattu et qu’il mit cote a cote dans le titre d’un ouvrage. Son assassinat est l’hommage de la brutalité à la finesse, de la stérilité à l’imagination, du deuil a la joie, de l’esclavage à la liberté, des bas-fonds aux cimes. Il arrive aux carences de bien repérer leur ennemi. Mais, comme le savait ce passionné des deux films.

les Parrains n’auront jamais la peau du Guépard,