Sunday 19 July 2009

LE CENTRE CULTUREL FRANCAIS DE ZAHLE




Le CCF toujours recommencé



150 regards pour un cinquantenaire, Zahlé et son centre culturel français,  dirigé par Tatiana Weber, 2009.

Un foyer de culture, comme la mer de Paul Valéry, comme le journal pour Georges Naccache, est toujours recommencé. Le centre culturel français de Zahlé le fut dans ma vie de lettré, dans mon existence de zahliote et de Libanais. A de nombreux tournants, il permit une échappatoire, une lumière nouvelle, une perspective sur la francité, la culture et le monde. J’évoquerai rapidement quelques reprises dans un lien personnel au Centre tissé de présences et d’absences, de ruptures et de retrouvailles.
Ce fut d’abord la décennie fondatrice et nourricière des années 1958-1968 où le collégien puis l’étudiant que je fus venait voir sa connaissance et plus encore sa soif d’initiation se désaltérer et se multiplier. On pouvait lire « le courrier de France » introuvable ou inabordable par nos bourses, les revues littéraires, artistiques et historiques, les œuvres des grands du Vingtième siècle bientôt oubliés par la masse française. La bibliothèque d’Alexandrie revenait de son incendie dans une lumière grise au bout d’un escalier interminable et à des horaires variables et pas toujours commodes. Il faudra un jour y revenir plus longuement.
Vint ensuite le temps du cinéma, des films pour cinés clubs où, dans le froid d’une salle de rez de chaussée indomptable, s’offrait à nos yeux Les diaboliques et autres Quai des brumes, et où nous allions à rebours de la vieillesse de Gabin et de Signoret à leur jeunesse. Les dialogues de Prévert n’étaient pas étrangers au charme de ces soirées où se retrouvaient plus ou moins les Français de la Békaa et leurs amis. C’était la veille de la longue guerre du Liban et les années 1972-1975.
Cette cinématographie connut un renouveau dans les années 1980, mais à ces heures sombres les nombreuses salles de la ville avaient fermé leurs portes, le voyage à Beyrouth et à Jounieh était incommode ou périlleux, le répertoire filmique plus récent. Je crois même que nous découvrîmes Emmanuelle Béart dans une vieille salle louée par le CCF où tournoyaient des chauves souris.
Nouvelles visites obligées au Centre quelques années plus tard quand la monnaie libanaise connut une chute vertigineuse et que le prix des livres français devenait inabordable. La demande n’était pas totalement soulagée, mais on pouvait aller au-delà de quelques amuse gueules et lire bien des nouveautés. Je note pour mémoire l’énorme De Gaulle de Lacouture dans sa dimension d’origine et passionnant de bout en bout.
A l’occasion de nouveaux pèlerinages, on n’était jamais à l’abri de nouvelles possibilités. Je note celle-ci, plus importante pour moi que les VHS d’alors : il était désormais possible d’emprunter les vieux disques où Laurent Terzieff, Michel Bouquet et combien d’autres acteurs avaient gravé dans la cire les paroles de mes poètes mythiques : Char, Michaux, Prévert… Je garde une forte nostalgie de ces grains de voix, ne cesse de rechercher les mêmes souffles sur assise informatique sans y réussir. Je leur suis reconnaissant de m’avoir ouvert des textes jusque là fermés.
En attendant un (re)commencement à venir, il faut plus que saluer le travail de Tatiana Weber qui a réussi à inventer un lieu de mémoire zahliote, à réunir par leurs témoignages des personnes qui ont perdu le contact permanent, à communiquer aux habitants d’une ville l’amour plus ou moins effacé de leur cité, de la France urbaine et rurale et de la Culture dont certain a dit qu’elle survivait dans l’homme à tous les oublis.

Friday 10 July 2009

CLAUDE LANZMANN DANS UN MIROIR ARABE


Claude Lanzmann: Le lièvre de Patagonie, Mémoires, Gallimard, 2009, 558pp.

Ecrire, pour un arabe, sur Claude Lanzmann, plus particulièrement sur ses Mémoires ne relève, ou ne doit relever, ni d’une fascination équivoque pour un personnage haut en couleur, ni de la volonté de dénoncer sans partage un partisan inconditionnel de l’Etat d’Israël et de ses politiques les plus extrêmes. On peut être très sensible à son film sur la Shoah (1985) et comprendre sa quête d’une judaïté authentique au-delà de l’introversion du regard antisémite décrite par Sartre dans ses Réflexions sur la question juive (1946), on ne saurait passer outre un engagement sioniste indéfectible et totalement aveugle aux droits des Palestiniens et à leurs souffrances. Le directeur des Temps modernes depuis la disparition de Simone de Beauvoir en 1986 avait-il le droit de faire de cette revue prestigieuse et naguère attachée au dialogue et à l’équilibre dans le conflit israélo-arabe un porte parole des courants sionistes les plus radicaux ? Maintient-il ainsi « un cap de non-infidélité » (p.413) alors qu’il décèle chez Sartre dès 1967 un penchant plus net pour la « cause arabe » (p. 401) ? Même les personnalités de la gauche israélienne ne trouvent pas grâce à ses yeux, ni Simha Flapan « incroyablement conscient des raisons et des torts réciproques » (p.397), ni Uri Avnery dont la critique de son propre pays est une «expression paroxystique de la ‘conscience malheureuse’ hégélienne » (p.419)… Quand on est un fervent du « caractère ludique » de l’Etat sioniste, il ne faut peut être voir que « la réappropriation de la force et de la violence par les Juifs d’Israël » (p.58) !
On peut retourner à Lanzmann le texte de de Gaulle, cité avec admiration, sur le refus de gracier Brasillach: « Dans les Lettres aussi, le talent est un titre de responsabilité et il fallait que je rejette ce recours là (…) parce qu’il m’était apparu que Brasillach s’était irrémédiablement égaré. » (p. 133) On peut lui répondre que l’article de Rodinson, qu’il regrette d’avoir laissé inaugurer le numéro des TM de 1967, « Israël, fait colonial ? », a énormément fait contre l’antisémitisme dans le monde arabe et ailleurs. Mais surtout on ne peut, à partir de la logique propre de Lanzmann, laver ses partis pris outranciers de funestes conséquences sur l’avenir de l’Etat qu’il prétend défendre : l’extrémisme engendre l’extrémisme.
Les précédentes réserves sur un commandeur dont la statue est prompte à déceler dans toute critique de l’Etat hébreu une manifestation criminelle d’antisémitisme ne visent à occulter ni Le lièvre de Patagonie, avide de vie, de liberté et d’aventure, ni les qualités littéraires du livre qu’il se consacre. Composé dans un ordre soustrait au déroulement chronologique mais propre à imposer son rythme au lecteur, à le surprendre et à le séduire, l’ouvrage de Lanzmann est écrit dans une prose dense, belle et précise. Des pans de vie privée et de combats politiques menés dans la Résistance et contre le colonialisme, des voyages, des amours… sont narrés avec intensité, intelligence et humour. Les anecdotes viennent toujours à point pour rendre un récit plus vivant et plus concret. La formation philosophique de l’auteur, comme son long apprentissage du témoignage dans le journalisme et le cinéma, lui permettent de faire usage et mésusage des grandes phrases et des concepts importants de la ‘sagesse’, de ‘l’universel singulier’ au ‘valet de chambre’ hégélien: ainsi, affirme-t-il qu’avec l’âge, il considère comme « temps perdu », dans la séduction des femmes, « les figures obligées de la roucoulade », et qu’il va droit désormais à « la chose même » husserlienne, ce qui lui réussit. Les événements relatés sont parfois confrontés avec des analyses conceptuelles pour recevoir un éclairage ou marquer une différence, mais jamais au détriment de ‘l’incarnation’ du récit.
Au-delà de l’individu Claude Lanzmann, l’ouvrage livre une série de portraits dont l’un des plus poignants est sans doute celui de sa sœur, l’actrice Evelyne Rey, morte suicidée après avoir été l’amante de Deleuze, de Sartre et de bien d’auteurs. La tribu intellectuelle de Saint-Germain-des-Près est croquée et ses mœurs passées au peigne fin de la fauche des livres au commerce des poèmes manuscrits… Sartre, « le sultan de la rue Bonaparte », et de Beauvoir, qui entretint une longue relation amoureuse avec l’auteur (1952-1959) règnent sur ce beau monde, et nous avons sur eux des perspectives sinon totalement nouvelles, du moins différentes.
Controverse politique mise à part, le livre de Lanzmann laisse à coté de ses bonheurs réels, un certain malaise. La vanité de l’auteur est patente à l’endroit de chacune de ses œuvres et de ses actions. Prompt à dénoncer le carriérisme d’autrui, il refuse qu’on l’en accuse. Mais surtout, mais essentiellement, une question se pose vu le luxe des détails : quelles sont les limites qui séparent le franc parler et la sincérité des violations de la vie intime ?

Farès Sassine