Friday 4 February 2011

DU PEUPLIER AU PÈRE, UN QUINTETTE SALUTAIRE



Jawdat Fakhreddine: Fussûl min sîratî maa alghaym (Chapitres de mon histoire avec les nuages), 95pp, Riad El-Rayess, 2010.


Le propre de la poésie de Jawdat Fakhreddine, c’est une hauteur certaine qui la détache du commun de ce qui s’écrit sous le nom de poésie arabe contemporaine : la pureté de la langue, la maîtrise des rythmes traditionnels réinvestis dans une prosodie moderne, la fidélité à un moi et à une réalité saisis, sans exagération ni boursouflure, dans leur essence et leur dignité fondamentales. Mais à mesure que se suivent les recueils, son œuvre ne se contente pas de réaffirmer ses valeurs, mais porte toujours plus loin sa quête d’elle-même. Le présent livre dont certains poèmes, parus dans les périodiques ou des quotidiens (2007-2010), ont été des événements culturels dans les cercles beyrouthins, vient à point nommé non seulement pour signifier que les Œuvres poétiques ont été trop tôt réunies (Beyrouth, 2006), mais pour marquer une nouvelle borne dans un itinéraire qui ne cesse de se départir de lui-même et de se régénérer.
Le nouveau divan offre un quintette dont chaque poème se saisit d’un thème pour le réélaborer ou se réélaborer à travers lui. Du peuplier au père en passant par les feuilles d’arbre, la neige et le nuage, le périple est long d’autant plus qu’il va des déserts de l’Arabie antique aux villes nord-américaines d’aujourd’hui tout en n’occultant pas l’ancrage au sol natal, un Sud Liban saisi au-delà (ou en deçà ) de la guerre et dans la résistance à toutes les formes de violence. Mais l’ampleur de la traversée est tout entière prise en charge et assemblée par le nombre restreint des « fondamentaux » du chant (la nuit, la terre, la vie, la mort, l’amitié…) et par la mission même de la poésie jamais à ce point exaltée par le poète : « Par elle et en elle, je sens la vie s’étendre et se multiplier de jour en jour. »
L’arbre à la taille haute et à l’écorce lisse est le compagnon de l’auteur, son miroir : « Le peuplier était plus grand que moi quand je me flétrissais/et un peu plus petit que moi quand je m’épanouissais/mais il était comme moi frêle et précaire/et comme moi retenait la trace des blessures. » L’harmonie se tisse entre eux nourrie de la ressemblance physique, de la parenté éthique et formelle, de leurs heurts et renvois dans un milieu commun où guette l’obscurité et sauve le lyrisme: « Quand la nuit m’a promené/ la Terre se révéla peur de gazelle, berceau de mirages, écho de chansons. »
Puis après deux belles œuvres consacrées, la première, aux feuilles mortes et à leurs arbres qui « forment et voilent » les villes dans un « jeu » où le soleil perd toujours, et la seconde à la neige « miracle de la couleur et lumière de l’absence », survient le plus long des poèmes du recueil, celui qui donne à l’ensemble son titre. La thématique du nuage, si présente dans la poésie contemporaine, y est ici travaillée et retravaillée. Elle ouvre à Jawdat Fakhreddine, tout au long de sa vie et de l’enfance à la vieillesse, un destin immatériel, sans fin ni but ni mémoire, tout de légèreté, d’innovation et de naissance perpétuelle des formes. La droiture et la morale n’ont plus leur raison d’être : « La forme/le nuage la fait et la dissipe. /Dans les nuages/je vois toutes les formes/et toutes sont là pour se dissiper/et pour soulever la poussière des naissances. /Est-ce là un jeu à voir/pour aller au travail sans désespoir ?/La forme/ c’est ton jeu insensé O nuage. » Le long compagnonnage, fait de complicité et de malentendus, entre la nuée et son ombre pitoyable, le créateur, arrache le poème à l’abstraction, le pourvoit de sa sève nourricière et en font un chef d’œuvre à traduire dans toutes les langues.
Le dernier poème du recueil évoque la mort du père des suites d’une longue maladie. Sans pleurnicherie ni ambivalence œdipienne, avec un art consommé de la litote, le poète dresse un hymne à l’amitié, au bonheur et à l’éternité profane: « Ensemble/ peut être nous souviendrons-nous dans un jour à venir/des ombres d’un soir accueillant nos rencontres/ et nous réunissant pour un temps au préambule perdu/ à un nombre restreint d’amis/au bord d’un jardin ancestral/ Peut être nous souviendrons-nous dans un jour à venir/des ombres d’un soir accueillant un sens de l’amitié/ assumé par la poésie… »
Dans la plus récente de ses œuvres, Jawdat n’oppose pas à un spleen affadi un idéal vague et hors de portée, comme la tentation lui a naguère pris. Se référant plus d’une fois explicitement aux vocables et métaphores d’Imru’ al Qays et de Mutanabbi et les intégrant dans sa poésie sans qu’un écart quelconque ne se creuse, il saisit, dans la réalité même, le champ de l’affirmation de soi, de la joie et de l’espoir. Ce champ bien terrestre est imbu de nuit mais traverse la mort même.

LES VILLES ET LEURS MOTS


L’aventure des mots de la ville à travers le temps, les langues, les sociétés sous la direction de Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin ; 1500pp, Bouquins, Robert Laffont, 2010.

On peut estimer trop long le titre d’un ouvrage destiné à servir longtemps de référence et peut être induire que l’intitulé d’un livre doit être inversement proportionnel au nombre de ses pages. Mais cette longueur trouve, sans doute, sa raison d’être dans le double usage qu’on peut faire de cette somme de 264 articles écrits par 160 auteurs pendant plus de dix ans : d’une part, un dictionnaire, quoi qu’en dise le principal maître d’œuvre, auquel se réfèreront tous ceux qui s’intéressent à la ville, à son histoire comme à son présent; d’autre part, un lieu de flâne dans le pays urbain où chacun peut tracer son cheminement propre dans les mots, les espaces, le temps, les langues, les aires culturelles, les nuances décisives et les belles différences.
Partons par exemple du mot français « Place » qu’on trouve à sa place ( !) dans l’ordre alphabétique. Après les définitions des dictionnaires des XVII (particulièrement celle polysémique et riche de Furetière) et du XXème siècles, nous apprenons que le terme, issu du latin et du grec où il signifiait « large », a sa première occurrence française dans La Chanson de Roland (XIIème siècle) et s’est toujours caractérisé par un « flou lexicographique qui…n’a pas manqué d’entretenir les ambiguïtés ». Exemples urbains à l’appui, nous voyons comment cette « dilatation de l’espace contrastant avec le réseau des rues » requérait au Moyen Age la protection d’une réglementation urbaine, municipale ou royale, particulièrement « contre l’envahissement des halles ». Sous Henri IV, la Place Royale (actuelle Place des Vosges), édifiée en 1605, fut conçue pour servir de « proumenoir » aux parisiens et pour les grands rassemblements « aux jours de réjouissance ». Désormais les Places royales (avec lesquelles coexistent des modèles anciens et se développent d’autres nouveaux) ont 3 caractères énumérés par Roger Chartier : 1) elles sont fermées et faiblement raccordées aux rues ; 2) elles sont vouées à une activité ‘publique’ (change, commerce…) ; 3) elles reçoivent après coup une statue du roi. Avec Louis XIV, la Place est d’emblée conçue pour accueillir la statue ; « l’ordonnance de l’espace » se diversifie : le cercle, le demi-cercle et l’octogone succèdent au carré et au rectangle ; la Place reste toutefois à l’écart des grandes voies de circulation. C’est sous Louis XV que les Places commenceront à s’ouvrir et la tendance se parachève sous l’ère Haussmann (Second Empire). Mais à partir du XIX ème siècle, le mot prolifère et les espaces qu’on qualifie de Places « ne sont autre chose que certains élargissements de la voie publique résultant de l’entrecroisement de plusieurs rues(…) » (M. Darin). Le flou du mot et la dévitalisation de la chose expliquent, pour les auteurs de l’article concerné, L. Bauer et J-C. Depaule, que pour les villes et quartiers nouveaux on préfère les termes Parvis, Esplanade, Agora, Forum, Piazza…
Le terme Place avec ses particularités hexagonales ne recouvre ni la Piazza italienne, ni le Platz allemand, ni la Plaza espagnole, ni le Square anglais, ni les correspondants russe ou portugais du mot. Chacune de ces désignations pointe une histoire et des traits originaux. Les vocables voyagent et les emprunts sont continuels, mais les mésusages et les recréations de nouvelles significations ne cessent jamais. Le propre de L’aventure des mots de la ville est de traiter des mots de sept langues européennes - l’allemand, le français, l’italien, le russe, l’espagnol, le portugais, l’anglais, - en accordant leur importance aux variantes américaines pour les trois dernières. L’agréable surprise de l’ouvrage est de retenir l’arabe (et de le retenir seul !) à côté des sept langues européennes en raison de l’intensité des interactions entre le Nord et le Sud de la Méditerranée. Argument décisif, certainement, auquel il faut ajouter probablement la profonde connaissance qu’a de notre région, et de ses villes, l’un des éditeurs de l’ouvrage, l’anthropologue Jean-Charles Depaule, et les nombreuses amitiés qu’il s’y est faites et dont plusieurs se retrouvent au nombre des collaborateurs du livre.
Si on passe au correspondant arabe de Place, le terme Sâha, on retrouve chez le lexicographe de l’époque mamelouk Ibn Manzûr (XIIIe s.), deux des traits de la Place médiévale européenne : une certaine étendue et un espace entre les maisons d’un quartier. L’adoption contemporaine de l’appellation, qu’elle soit d’importation ou de patrimoine, participe de la redéfinition des espaces publics : lieux accessibles à tous et gérés par les pouvoirs publics. Au Caire, on utilise plutôt que Sâha, le mot Maydân (qui a été importé au Yémen où le terme Sarha reste courant) généralement lié aux exercices et joutes équestres, et désormais utilisé comme toponyme à Damas ou ailleurs (Zahlé, Zghorta…) (cf. l’entrée Maydân signée Brigitte Marino). Aussi n’est-il pas étonnant de voir dans l’article Saha, son auteur Depaule se référer à Mahfouz, Abdul Rahman Mounif, Rachid El-Daïf, Chawqi Douaihy.
Le périple entamé pourrait continuer à l’infini, passer par Sûq (Frank Mermier), Zuqâq (Samia Naïm), Dâhiya(Mona Harb), Hayy, Mahalla (Nicolas Puig), Madîna (Jean-Claude David), ‘Asima (A. Moussaoui)…, sortir du domaine arabe pour les langues européennes, il est toujours instructif et, sans jamais tomber dans la facilité, passionnant. Le sociologue, le géographe, l’anthropologue urbain et l’historienne qui ont veillé sur le livre ont réussi le pari de remuer et de refonder les mots que les habitants des villes utilisent dans le quotidien pour définir leur espace et tenter de le changer.
Le seul reproche qu’on peut faire à cet opus, au-delà de points de détails toujours ouverts, c’est son austérité éditoriale et l’absence de toute iconographie. De quoi préférer à ses randonnées celles si animées des villes mêmes.