Tuesday 11 January 2011

« POUR SALUER UN OISEAU LIBRE » OUNSI EL HAGE et FAYCAL SULTAN



La rencontre d’Ounsi el Hage avec les arts plastiques et notamment la peinture allait de soi et prenait source autant dans sa poésie que dans son rôle capital dans le paysage culturel (il fonda en 1964 Al Mulhaq , le supplément hebdomadaire du journal An Nahar, et le publia jusqu’en 1974 régentant une part importante de la vie des Arts et des Lettres de Beyrouth). Né en 1937, il contribua, à vingt ans, avec Youssef al Khal et Adonis à la fondation de la revue poétique Shi’r. En publiant dans les éditions de cette dernière ses deux premiers recueils, Lan (1960) et La tête coupée (1963), il introduisait le poème en prose dans la langue arabe et se voulait le poète le plus radical du groupe, invoquant l’itinéraire d’Artaud et s’opposant violemment à toutes les formes éprouvées de la tradition.


A partir du milieu des années 1960 et surtout dans la décade qui suit, le « démon de la modernité » devient furtivement le « prophète de l’amour ». L’iconoclasme, la provocation et l’hermétisme des deux premières œuvres font place à un lyrisme rénové par une dimension spirituelle nourrie du Cantique des cantiques (qu’il présenta et redistribua, accompagné d’aquarelles de Paul Guiragossian, Dar annahar, 1967), de la Genèse, et retrouvant la fibre profonde des traditions locales libanaises. Ce changement est net dans Qu’as-tu fait de l’or qu’as tu fait de la rose (1970), mais atteint son plein épanouissement dans La Messagère aux cheveux longs jusqu’aux sources (1975), recueil illustré par le même Guiragossian, et où la Femme accède à une « dimension métaphysique » (Sarane Alexandrian).


La guerre du Liban et ses suites guident le poète vers une phase de désenchantement. Al Walima (Le banquet) (1994), dont Ethel Adnan fit un exemplaire peint superbe, accomplit l’art poétique d’Ounsi el Hage et se ressent douloureusement de l’impasse historique où désormais le pays et la région se trouvent. Un livre de contemplations philosophiques et d’aphorismes en plusieurs volumes suit, Khawatem (Anneaux). La prose de l’auteur est désormais d’une limpidité, d’une concision et d’une intensité classiques.


En février 1999, le peintre Fayçal Sultan, très attentif aux grands penseurs et écrivains arabes et à leurs créations, consacre une exposition entière à la galerie Janine Rubeiz au poète dont il se sent très proche, Ounsi el Hage. Des acryliques sur toile, d’autres sur papier rehaussés d’encre de chine, des lithographies…sont regroupés sous le titre : « Pour saluer un oiseau libre », intitulé par ailleurs d’une des séries. Empruntant à Kandinsky, à Matisse, à Picasso…mais imprégné de la magie de l’Orient, faisant appel à des couleurs pastel, utilisant parfois des phrases du poète non calligraphiées selon les canons officiels pour rester proche du sens, l’artiste cherche à recréer librement le monde du poète, à illustrer les thèmes de la liberté, de l’amour, de la Femme, à ouvrir des voies sur une connaissance plus immédiate et plus directe de textes déjà en guerre contre la rhétorique et le dogmatisme.

LES COMBATS ININTERROMPUS D’ESPRIT



A l’heure où le numéro de décembre 2010 de la revue Esprit n’a pas été mis en vente dans les kiosques parisiens et français suite à un mouvement de grève de l’organisme chargé de sa distribution ainsi que celle de nombreux périodiques, nous tenons à saluer celui de novembre particulièrement riche et au dossier central duquel « Que devient la guerre au Proche-Orient ? » a pris une part active notre collègue à L’Orient littéraire Rita Bassil El Ramy.


Fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, père du personnalisme, cette revue intellectuelle « philocommuniste » dans l’après guerre et jusqu’à la mort du fondateur (1950) passa doucement, et sans renier ses affinités fondamentales, d’une identité philosophique bien marquée par un engagement chrétien et des options générales de gauche à la fonction de carrefour des divers courants intellectuels. Dirigée par des noms prestigieux (Albert Béguin, Jean-Marie Domenach, Paul Thibaud), elle sera pour longtemps (nous n’osons pas dire « toujours », vu les aléas de l’édition et les incertitudes du « livre ») associée au travail de pensée de Paul Ricoeur qui l’associa à ses prises de position intellectuelles en y écrivant régulièrement.


Depuis 1989, Olivier Mongin dirige Esprit et lui imprime un dynamisme hors pair qui la place au cœur des débats intellectuels les plus importants de notre époque et la remonte dans les chiffres de ventes (elle imprime deux fois plus que lors de sa prise en charge, frôlant les 10,000 exemplaires). On ne voudrait pour preuve de sa vigueur que le nombre de ses articles dans un même numéro, la diversité des champs dont il traite (le rire, le cinéma, l’urbanisme… en sus de l’engagement pour les libertés et contre toutes les formes de ségrégation, d’inégalité sociale et d’oppression) et surtout les vertus d’une pensée honnête, intégratrice et innovante. Comme l’amitié est au cœur de la réussite d’une revue intellectuelle, on ne peut passer sous silence la qualité de la sienne et le rôle important qui revient à ses amis dans le combat éditorial et social.


Le point de départ du dossier proche-oriental, pivot du numéro de novembre, est le constat suivant : « Comme on observe plus que jamais un enchevêtrement de situations locales, nationales, régionales et internationales, on en conclut facilement à l’immobilisme des acteurs locaux tout en attendant la prochaine explosion comme une fatalité.» Pour refuser la démission intellectuelle et éthico-politique, et pour réaffirmer que « le Proche-Orient n’est pas une terre condamnée à la guerre et à la théocratie mais un espace historique où la politique doit retrouver un sens », le dossier cherche à ouvrir trois perspectives : montrer le changement des rapports intervenu entre les protagonistes et à l’intérieur de chacun d’eux suite notamment à la modification de la nature de la guerre (fin de l’idée d’une « guerre propre » du coté israélien (Roger Nabaa), nouveau rôle primordial des populations civiles (A. Margalit et Michael Walzer), changement du rapport des forces et des formes de confrontation); retour sur le passé opéré par les historiens (très intéressante confrontation entre Henry Laurens et Avi Shlaim) et par des hommes de lettres d’une grande sensibilité (Elias Sanbar commente finement son Discours amoureux de la Palestine et redonne aux mots un sens capital « plus pur », en attendant les retrouvailles totales des peuples libanais et palestinien auxquelles il ouvre la voie); évocation du problème de la reconstruction de l’Etat au Liban (Samir Frangié), question souvent éludée mais incontournable pour l’avenir de toute la région.


Les revues papier ont-elles un avenir? Les tirages actuels de revues aussi prestigieuses que La Nouvelle Revue française, Critique, Annales …sont loin de laisser optimistes. Le numéro d’Esprit montre comment on peut prendre le taureau par les cornes et contribuer utilement à un débat qui ne cesse d’ensanglanter et d’empoisonner la scène mondiale depuis près d’un siècle. Mais l’indépendance sur le plan économique et rédactionnel n’est pas sans risques à l’heure des spectacles et des mascarades germanopratins. Ne nous contentons pas donc de vœux pieux et offrons, comme nous le suggère la rédaction de la revue des « cadeaux sérieux » : un abonnement couplé papier et revue en ligne.