Thursday 4 May 2017

FORCE DU VOULOIR, PUISSANCE DE LA CLAIRVOYANCE: SAMIR FRANJIEH





GOYA: Lutte dans le sable voulant 


               Quand Samir Franjieh m’appela il y a quelques mois, à l’occasion de  l’hommage que je lui ai rendu après la réception de la légion d’honneur, et paru dans L’Orient-Le Jour (11/10/2016), il commença par dire : « il n’est pas dans l’habitude d’un zghortiote de remercier un zahliote, mais je vais, pour une fois,  déroger à la règle! » Son profil taquin ne démissionnait jamais et c’était un trait propre à lui, avec les amis qu’il ne voyait pas continuellement, de renouer par une plaisanterie qui marquait une vérité et sa caricature, une appartenance et la distance et qui pointait, dans l’assiduité, les origines. Nous nous étions connus, après le cataclysme arabe de 1967, comme appartenant à des groupuscules venus de deux centres chrétiens et cherchant dans la radicalité marxiste un baume aux malheurs et le plus adéquat des instruments de combat. Les voies ne cessèrent de diverger et de se rejoindre, l’étoile de Samir ne cessa de monter dans le firmament beyrouthin et national, et lui de se montrer plus pugnace dans le militantisme et la presse. Bien qu’il fût presque toujours difficile à « attraper », il ne s’abstenait jamais, dans la limite de ses moyens, de prêter main forte aux demandes. Son autorité morale couvrit précocement les protestataires issus des groupes d’allégeance au Régime, et la force de son argumentation lui donnait une place à part parmi les fils des familles et seigneurs politiques.
De la prime période, ce souvenir si propre à son décor social : arrivé tôt dans l’appartement de Samir près du Musée pour être sûr de le coincer, j’y découvre, dans l’attente de son réveil, un Amine Maalouf carré et exalté. Le jeune bey nous reçoit couché dans son lit couvert  d’une large fourrure et, écoutant Amine clamer un article (ou un tract), distribue avec hauteur et naturel ses remarques et corrections.
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          Il y a peu de temps, lors d’un colloque tenu pour évaluer les accords de Taëf (1989) un quart de siècle après leur conclusion, je modérais un débat auquel participait Samir. Un intervenant de la salle, qui ne manquait pas de corpulence, prit à partie son papier et défendit solennellement  le projet dit grec-orthodoxe de loi électorale. Samir sortit de son calme habituel et défendit avec véhémence la citoyenneté (et non le communautarisme) comme fondement constitutionnel de tout vote. On eut soudain l’impression que le contradicteur prit peur et il se confondit en excuses. Le bey adorait la relation de cette scène et me la fit répéter à Samer. La question demeurait : d’où venait la force de Samir, cette aura qu’il eut d’emblée et qui ne fit que s’affermir?
          Samir Franjieh joignait à une « légitimité » politique (mythique ou réelle) une rébellion profondément justifiée et bien argumentée. Il put par la suite incarner sa communauté tout en combattant « ses » options majoritaires. Au service de ce socle qu’il ne reçut que pour l’élargir et le réinventer, il mit une volonté hors-pair pour imaginer des voies et des issues alors que les embûches et les impasses se multipliaient. Homme d’ouverture et de dialogue attaché à une justice sociale étendue à tous les citoyens (son legs de gauche), il ancra ses buts dans la quête d’un Liban réconcilié et indépendant, libre et démocratique, arabe et méditerranéen. Il ne pouvait faire adopter ses choix, ou faire progresser des solutions, qu’en inspirant une confiance absolue dans son intégrité politique et morale et dans son intelligence aiguë, ce dont il s’acquitta. Son courage politique, comme son courage face à la maladie, mesurent une force prodigieuse.

          Partant après Ghassan Tuéni et Fouad Boutros,  Samir Franjieh emporte avec lui une part du fil d’Ariane qui sert à conduire patriotes et amis dans le dédale libanais.