Wednesday 25 December 2013

VERDI ET WAGNER, LE PAS DE DEUX SIÈCLES




Timothée Picard: VERDI-WAGNER Imaginaire de l’opéra et identités nationales, Actes Sud, 2013, 323pp.

          L’année 2013 a été l’occasion de célébrer le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner (1813-1883) et Giuseppe Verdi (1813-1901) les deux créateurs qui ont réussi à résumer l’opéra incarnant, le premier, la germanité et le second l’italianité et au-delà le Nord et la Méditerranée. Il suffit à leur musique d’être utilisée dans un film (du Senso (1954) de Visconti[1] à The New world (2006) de Malick  en passant par les œuvres de Werner Herzog[2], F. Ford Coppola[3], John Boorman[4]…)  pour projeter sur lui un «effet d’opéra »[5].
          Afin de donner une idée concrète du travail riche et passionnant de Timothée Picard, partons de trois œuvres qu’il intègre dans son exposé historique. Parmi bien d’autres littéraires ou spéculatives auxquelles il se réfère, chacune a sa place et sa signification.
          Dans la nouvelle de Pirandello « Musique d’autrefois » (1910), un vieillard revient à Rome après des années d’absence et désire rencontrer son amour de jeunesse. Mais une fois chez elle, il découvre que non seulement sa fille, aspirante cantatrice, mais toutes les personnes qu’il a aimées autrefois et elle même, se sont converties à l’école de la musique ‘bruyante et dissonante’ de Wagner et n’apprécient plus « les divines mélodies de la musique italienne la plus pure» qui faisait le délice de leur salon. Que d’autres peuples aiment leur musique, le visiteur le comprend. « Mais nous ? Nous avons la nôtre, Paisiello, Pergolèse, Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi… » Le maître de musique allemand présent réduit tout cela à  une tradéridéra (facile rengaine). Toutefois touchée par l’affliction du vieillard, la jeune fille commence à lui chanter une des arias qu’il affectionne. Mais la réprimande du maître au beau milieu du chant : Tradéridéra ! a raison de celui-ci et du cœur faible du vieil amant. Identités nationales, Verdi perçu comme un musicien du passé et Wagner comme musicien de l’avenir, invasion de l’Italie par le wagnérisme au début du XXème siècle,  mélodie et bel canto opposées à la puissance et à l’harmonie, place particulière des vieillards dans l’imaginaire verdien qui en regorge…tout cela passe dans cette nouvelle.












          La « Tettòn » surnommée ainsi en raison de son décolleté avantageux est l’héroïne de L’Adalgisa (1944), nouvelle de Carlo Emilio Gadda. C’est une diva des faubourgs, épanouie et vite fanée dans les bas quartiers. Son public ne se trompe pas sur son talent, mais « chacun se reconnaît pourtant dans son histoire, vibrant à l’unisson quand elle ‘crache ses tripes’ sur scène- en particulier dans le rôle de Violetta. »[6]. Modestes aptitudes de la cantatrice, carton-pâte du décor opératique, public aux humeurs repoussantes…rien n’empêche  le passage d’un courant enchanteur et l’accession du peuple par le chant à l’émotion et la vérité. Dans cette œuvre de Gadda se lit la capacité de l’opéra à avoir un vaste public et à ne pas se restreindre à des spectateurs cossus. L’idée d’un opéra populaire se trouve à l’origine de l’entreprise de Bayreuth; les symbolistes s’y rendaient pour une initiation, mais l’effet voulu ne fut pas atteint avant même la récupération nationaliste. Actuellement, la popularité de Wagner perce par le cinéma où il est bien plus présent que Verdi. Quand, par contre, Moravia parle de la « vulgarité » de ce dernier, c’est pour en faire une vertu capable de faire retrouver aux Italiens du XIXème siècle les valeurs de la Renaissance. Le terme « peuple » et ses dérivés se répètent beaucoup dans les discours sur les deux auteurs tout en n’ayant pas sans doute la même acception. Mais le carcan élitiste a connu son heure et le public de l’opéra s’étend de jour en jour.
          La troisième œuvre est Concert baroque (1974), court roman du cubain Alejo Carpentier, qui narre la réunion en plein carnaval, à Venise, en 1710 du vénitien Vivaldi, du napolitain Scarlatti et de l’anglo-saxon Händel un peu éméchés et s’injuriant en présence de nonnes pour se recueillir au matin sur la tombe de Stravinski[7] puis regarder passer la gondole funéraire de Wagner[8] avant de se séparer sur le son de la trompette de Louis Armstrong. Si nous la retenons, c’est que, fiction inventive, elle donne un avant goût, mais un avant goût seulement, et pauvre en regard, de cet amas de représentations conceptuelles et littéraires auxquelles a donné lieu la dualité Verdi-Wagner tout au long de deux siècles. Force et vanité des discours sur la musique, comme dit l’auteur!  
Dans VERDI-WAGNER Imaginaire de l’opéra et identités nationales,  Timothée Picard traite son riche matériel en divisant l’ouvrage en actes (Quatre avec Prologue et Epilogue) et en scènes. Cette présentation opératique n’amène pas un ordre parfait, mais elle a sur les autres la supériorité de donner au livre ce que Michel Leiris, verdien convaincu souvent invoqué, aime dans l’opéra : le coté « festif, joyeux, bigarré, presque carnavalesque ». Les intermèdes intercalés entre certaines scènes servent à poser les questions pertinentes et à retenir l’ouvrage sur le bord spéculatif.






Les deux mots dont nous avons notés le continuel retour sont ceux d’ambiguïté et d’ambivalence, comme si chaque opinion cachait son contraire, comme si l’éloge cachait la critique ou l’inverse. Par ailleurs, il y a une chasse perpétuelle aux lieux communs dont l’époque ne fut pas avare (lier un pays à une musique ou à un compositeur…), lieux communs devenus comme « les réflexes de notre imaginaire ». Aussi, est-on doublement surpris : quand on trouve des catégories « pertinentes et simplificatrices » dont aucune (ni l’opéra, ni la modernité) n’échappe au devenir historique ; quand les stéréotypes éclatent : le mouvement Verdi Renaissance est parti d’Allemagne en 1920 ; aujourd’hui Verdi est plus joué en Allemagne que Wagner ; suivant Nietzsche[9] et Thomas Mann[10], c’est la France[11] qui a le mieux compris Wagner ; à l’heure où Romain Rolland expliquait que Berlioz était le modèle du musicien français[12], Debussy affirmait qu’il n’était ni français ni musicien !…        
Né autour de 1975, Picard appartient à une génération où l’opéra avait déjà retrouvé la faveur populaire. Il montre que présentement et à tous les échelons (mélomanes, interprètes, directeurs d’orchestre, metteurs en scène…) la dualité Verdi-Wagner,  encore qu’elle se manifesta surtout dans la théorie et au détriment du premier, n’est plus. Vive la Musique et vive l’Opéra !



*Timothée Picard a très bien montré la richesse en mélomanes des générations culturelles françaises qui vont de Balzac et Stendhal à Dominique Fernandez en passant par Baudelaire, Proust, Gide et Cocteau…Nous regrettons cependant l’absence totale de Pierre-Jean Jouve, ni wagnérien ni verdien mais amateur de Mozart et d’Alban Berg. Nous sommes aussi étonnés par celle au cœur du sujet de Claude Lévi-Strauss, ardent wagnérien. Mais comme dirait T. Picard, nul ne peut être complet.

Une version allégée de cet article paraît dans L'ORIENT LITTÉRAIRE de Janvier 2014.

     
    



[1] Sans oublier bien sûr la valse verdienne du Guépard, et les œuvres wagnériennes des Damnés et de Ludwig…
[2] Aguirre ou la colère de Dieu (1972), Fitzcarraldo (1982).
[3] Apocalypse Now (1979) et la contestable chevauchée des Walkyries accompagnant l’attaque des hélicoptères au Vietnam..
[4] Deliverance (1972) , Excalibur (1981)
[5] “Remonter le fleuve poussé par la quête illusoire d’un quelconque Eldorado, chercher l’innocence et se retrouver finalement confronté au mal à l’état pur : tel est le point commun de ces œuvres et de ces artistes placés sous le signe de Wagner. » p. 31.
[6] P.  128.
[7] Verdien et antiwagnérien notoire.
[8] Wagner est mort à Venise “d’une fellation ancillaire » suivant l’expression de Michel Leiris in Opératiques.
Sa rencontre plus ou moins prévue avec Verdi dans cette ville n’aura pas lieu. Par ailleurs, la vie de Wagner est divisée par ses amis et ennemis en 3 épisodes : le révolutionnaire sur les barricades de Dresde et l’artiste désargenté de Paris ; la période de Bayreuth et de Louis II de Bavière ; la mort à Venise.
[9] Comme l’affirme Furtwängler (Le Cas Wagner : critique du livre de Nietzsche, 1941) tous les ennemis de Wagner ont puisé dans le pamphlet de Nietzsche.
[10] De La Montagne magique (1924) où Wagner est présent à tous les niveaux (thématiques et formes) aux écrits ultérieurs, le point de vue de Thomas Mann (1875-1955) ont changé en raison de l’influence de Nietzsche et du devenir politique de l’Allemagne.
[11] Pour Baudelaire qui a donné le la, la musique de Wagner mêle inextricablement jouissance érotique et extase religieuse. Du poète à Aragon et Leiris qui ont réhabilité le bel canto et Verdi, le « Dieu »Richard Wagner a dominé la scène culturelle française avec parfois certaines réserves.
[12] A la suite de Rousseau, beaucoup ont considéré la France comme une nation non musicale adonnée aux débats d’idées et important ses musiciens (Lully, Glück, Offenbach…). Ce qui n’empêchaient pas certains de trouver par exemple Glück trop français ou pas assez…

Friday 6 December 2013

LA PALESTINE PHOTOGRAPHIÉE PAR L'ÉCOLE BIBLIQUE DE JÉRUSALEM








LA BANALITÉ DU BIEN...
 ET SON INVOLONTAIRE BEAUTÉ

Elias Sanbar (direction): Jérusalem et la Palestine, Le fonds photographique de l’École biblique de Jérusalem,  Hazan, 2013, 200pp.


          Loin d’être, ou d’être seulement, un album d’images nostalgique de la Palestine et de Jérusalem avant la Nakba de 1948, l’ouvrage que vient de diriger Elias Sanbar autour de photos choisies (près de 200, la plupart inédites) du fonds unique de l’École biblique de Jérusalem (plus de 15,000) ne peut être approché que par une démarche en colimaçon, proche des excursions de la « caravane biblique » par laquelle l’École, professeurs et étudiants, étendait son exploration de la Ville sainte à toute sa Terre. Il y a les photos à scruter, foyer de l’œuvre; les légendes copieuses à lire pour se doter des instruments indispensables à ce travail exigeant; une carte du fonds photographique révélé arrimée à un historique de l’institution qui s’en est dotée (le texte final de Jean-Michel de Tarragon, chargé de la photothèque de l’École biblique depuis 1994) ; une interrogation de la nature du regard porté par les images montrées (le texte introductif d’Élias Sanbar : Photographier la Terre sainte ?) ; enfin trois études historiques, riches et sereines, d’auteurs chevronnés sur la période dévisagée qui se reflète dans les photos. Mais si le déplacement continuel d’une instance à l’autre prend le lecteur dans une quasi tourmente, on peut dire, sans exagération aucune, qu’il est à la fois stimulant, plein d’enseignements et fécond.
          L’École biblique et archéologique de Jérusalem est un petit institut de recherche fondé en 1890 par le père Lagrange dans le couvent Saint-Étienne acquis par les pères dominicains en 1882, à 300 mètres au nord de la muraille de Jérusalem. Calquée sur le modèle sorbonnard de l’École pratique des hautes études, elle cherchait à étudier la Bible en son contexte physique et naturel et initiait ses étudiants, par des excursions régulières et sur le terrain, à des disciplines diverses (épigraphie, archéologie, géographie historique…) Sa pratique photographique, dans une perspective positiviste et une grande maîtrise des thèmes abordés,  fut « celle d’autodidactes pour ce qui est de la technique ». La visée scientifique à usage interne et au service de publications effectives ou envisagées prédominait et n’était qu’involontairement artistique, suivant la sensibilité et la culture des pères photographes. Le fond appartient aujourd’hui à la communauté dominicaine et est constitué essentiellement de plaques de verre, la plupart en négatif. Une mine inépuisable pour la prospection de ces décades capitales.
          La première des études historiques signée Salim Tamari, professeur de sociologie et d’histoire sociale à l’université de Bir Zeit, examine l’émergence de l’espace public urbain en Palestine. L’auteur l’envisage à partir de trois villes étroitement liées dans la planification : Jérusalem, capitale régionale, Jaffa, ville portuaire et Bi’r al-Sab‘, ville garnison. Il montre, à la suite d’André Raymond et de Zeynep Çelik, que les plans urbains britanniques, de 1918 à 1930, s’inscrivent dans le sillage de plans ottomans modernisateurs encadrés par l’ordonnance de 1877. Tout en intégrant le devenir palestinien dans l’ensemble des provinces de l’Empire (Beyrouth, Smyrne, Damas…), l’étude met en relief le double statut - périphérique et capital - pris par la Palestine pour l’administration d’Istanbul dans la foulée des Tanzimat (réformes) et la nouvelle politique centralisatrice. De grandes places furent créées en vue des défilés militaires et des cérémonies impériales ainsi que des espaces de loisirs pour la bourgeoisie. Les lignes de séparation entre domaines privé et public explosèrent. « Le processus de croissance engendra des disparités, tant au sein des villes qu’entre leurs régions respectives ». À travers les images qui accompagnent le texte ou le suivent, le cours des choses est palpable.
          La deuxième étude - due à un autre universitaire de Bir Zeit, Nazmi Al-Jubeh, - est centrée sur Jérusalem. Elle montre le retour, « sept siècles après les croisades », de l’architecture occidentale dans la ville avec la fin de la guerre de Crimée (1856) et la prépondérance des puissances européennes. «Églises, couvents, écoles, hospices, auberges firent leur apparition, modifiant l’aspect de la ville, occupant les parcelles laissées vides après les tremblements de terre, aux XVIIe et XVIIIe siècles notamment. » Deux villes naissent côte à côte et un transfert de population a lieu, les juifs quittant la vieille ville pour un nouveau quartier à l’ouest exclusivement leur. Les tensions qui naissent alors n’ont pas lieu uniquement entre les communautés, mais à l’intérieur de chacune (ashkénazes et séfarades, juifs qaraïtes, juifs yéménites qui s’installent au village palestinien de Silwan…) Le « savant mélange de styles » intégrant des éléments locaux et employant exclusivement la pierre de Jérusalem qui caractérise les nouvelles constructions trouve une place de choix dans les photos.
          Le pèlerinage annuel (mawsim) au sanctuaire musulman du Nabî Musâ, situé à 27 km de Jérusalem et non reconnu par les deux autres religions, est l’objet d’une étude de l’anthropologue Emma Aubin-Boltanski. Elle en montre les tenants familiaux (place prépondérante des Husseini) et décrit sa dérive en événement politique (1911 et 1920). Des images nombreuses et superbes au texte argumenté, le passage est limpide et direct.

          Il n’est que naturel de finir par où le livre commence : l’interrogation d’Elias Sanbar, radicale dans son principe, simple dans son aboutissement. « Qu’est-ce qu’une image de la sainteté ? » La réponse est cinglante, humaine, profane, prosaïque et poétique : à travers le prisme austère et fidèle des dominicains, la Palestine est « le pays simple des gens simples » saisis dans leur « banalité ordinaire ». Qu’y a-t-il de plus attachant ?