Friday 6 December 2013

LA PALESTINE PHOTOGRAPHIÉE PAR L'ÉCOLE BIBLIQUE DE JÉRUSALEM








LA BANALITÉ DU BIEN...
 ET SON INVOLONTAIRE BEAUTÉ

Elias Sanbar (direction): Jérusalem et la Palestine, Le fonds photographique de l’École biblique de Jérusalem,  Hazan, 2013, 200pp.


          Loin d’être, ou d’être seulement, un album d’images nostalgique de la Palestine et de Jérusalem avant la Nakba de 1948, l’ouvrage que vient de diriger Elias Sanbar autour de photos choisies (près de 200, la plupart inédites) du fonds unique de l’École biblique de Jérusalem (plus de 15,000) ne peut être approché que par une démarche en colimaçon, proche des excursions de la « caravane biblique » par laquelle l’École, professeurs et étudiants, étendait son exploration de la Ville sainte à toute sa Terre. Il y a les photos à scruter, foyer de l’œuvre; les légendes copieuses à lire pour se doter des instruments indispensables à ce travail exigeant; une carte du fonds photographique révélé arrimée à un historique de l’institution qui s’en est dotée (le texte final de Jean-Michel de Tarragon, chargé de la photothèque de l’École biblique depuis 1994) ; une interrogation de la nature du regard porté par les images montrées (le texte introductif d’Élias Sanbar : Photographier la Terre sainte ?) ; enfin trois études historiques, riches et sereines, d’auteurs chevronnés sur la période dévisagée qui se reflète dans les photos. Mais si le déplacement continuel d’une instance à l’autre prend le lecteur dans une quasi tourmente, on peut dire, sans exagération aucune, qu’il est à la fois stimulant, plein d’enseignements et fécond.
          L’École biblique et archéologique de Jérusalem est un petit institut de recherche fondé en 1890 par le père Lagrange dans le couvent Saint-Étienne acquis par les pères dominicains en 1882, à 300 mètres au nord de la muraille de Jérusalem. Calquée sur le modèle sorbonnard de l’École pratique des hautes études, elle cherchait à étudier la Bible en son contexte physique et naturel et initiait ses étudiants, par des excursions régulières et sur le terrain, à des disciplines diverses (épigraphie, archéologie, géographie historique…) Sa pratique photographique, dans une perspective positiviste et une grande maîtrise des thèmes abordés,  fut « celle d’autodidactes pour ce qui est de la technique ». La visée scientifique à usage interne et au service de publications effectives ou envisagées prédominait et n’était qu’involontairement artistique, suivant la sensibilité et la culture des pères photographes. Le fond appartient aujourd’hui à la communauté dominicaine et est constitué essentiellement de plaques de verre, la plupart en négatif. Une mine inépuisable pour la prospection de ces décades capitales.
          La première des études historiques signée Salim Tamari, professeur de sociologie et d’histoire sociale à l’université de Bir Zeit, examine l’émergence de l’espace public urbain en Palestine. L’auteur l’envisage à partir de trois villes étroitement liées dans la planification : Jérusalem, capitale régionale, Jaffa, ville portuaire et Bi’r al-Sab‘, ville garnison. Il montre, à la suite d’André Raymond et de Zeynep Çelik, que les plans urbains britanniques, de 1918 à 1930, s’inscrivent dans le sillage de plans ottomans modernisateurs encadrés par l’ordonnance de 1877. Tout en intégrant le devenir palestinien dans l’ensemble des provinces de l’Empire (Beyrouth, Smyrne, Damas…), l’étude met en relief le double statut - périphérique et capital - pris par la Palestine pour l’administration d’Istanbul dans la foulée des Tanzimat (réformes) et la nouvelle politique centralisatrice. De grandes places furent créées en vue des défilés militaires et des cérémonies impériales ainsi que des espaces de loisirs pour la bourgeoisie. Les lignes de séparation entre domaines privé et public explosèrent. « Le processus de croissance engendra des disparités, tant au sein des villes qu’entre leurs régions respectives ». À travers les images qui accompagnent le texte ou le suivent, le cours des choses est palpable.
          La deuxième étude - due à un autre universitaire de Bir Zeit, Nazmi Al-Jubeh, - est centrée sur Jérusalem. Elle montre le retour, « sept siècles après les croisades », de l’architecture occidentale dans la ville avec la fin de la guerre de Crimée (1856) et la prépondérance des puissances européennes. «Églises, couvents, écoles, hospices, auberges firent leur apparition, modifiant l’aspect de la ville, occupant les parcelles laissées vides après les tremblements de terre, aux XVIIe et XVIIIe siècles notamment. » Deux villes naissent côte à côte et un transfert de population a lieu, les juifs quittant la vieille ville pour un nouveau quartier à l’ouest exclusivement leur. Les tensions qui naissent alors n’ont pas lieu uniquement entre les communautés, mais à l’intérieur de chacune (ashkénazes et séfarades, juifs qaraïtes, juifs yéménites qui s’installent au village palestinien de Silwan…) Le « savant mélange de styles » intégrant des éléments locaux et employant exclusivement la pierre de Jérusalem qui caractérise les nouvelles constructions trouve une place de choix dans les photos.
          Le pèlerinage annuel (mawsim) au sanctuaire musulman du Nabî Musâ, situé à 27 km de Jérusalem et non reconnu par les deux autres religions, est l’objet d’une étude de l’anthropologue Emma Aubin-Boltanski. Elle en montre les tenants familiaux (place prépondérante des Husseini) et décrit sa dérive en événement politique (1911 et 1920). Des images nombreuses et superbes au texte argumenté, le passage est limpide et direct.

          Il n’est que naturel de finir par où le livre commence : l’interrogation d’Elias Sanbar, radicale dans son principe, simple dans son aboutissement. « Qu’est-ce qu’une image de la sainteté ? » La réponse est cinglante, humaine, profane, prosaïque et poétique : à travers le prisme austère et fidèle des dominicains, la Palestine est « le pays simple des gens simples » saisis dans leur « banalité ordinaire ». Qu’y a-t-il de plus attachant ?         

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