Thursday 3 May 2018

L’AUDACE ET L’IMAGINATION POUR CHANGER LA VIE: MAI 68




           




          Mai 1968 éclatait-il dans le pays qu’il ne fallait pas ? ou dans le pays qui lui ressemblait ? De Gaulle, vu d’une optique arabe, était le plus digne des dirigeants  occidentaux. Il avait mené à bien la décolonisation, donné son indépendance à l’Algérie, s’opposait aux superpuissances, sortait du carcan pro-israélien, se rapprochait des peuples en lutte… Mais la grande rébellion étudiante qui déferlait, depuis le début de l’année, dans des pays aux régimes aussi différents que la Pologne, la Tchécoslovaquie, l'Allemagne, l'Italie…pour parvenir aux Etats Unis et au Japon, outre la révolution culturelle chinoise lancée par Mao en 1966, ne pouvait laisser la France à l’écart et finit par y trouver son incarnation la plus étendue, la plus radicale et la plus complète ; elle faisait participer lycéens et jeunes des milieux populaires et remettait en question l’ordre social dans son ensemble. Notre adhésion à la déflagration printanière balaya toutes les réserves, d’autant plus que le pays, sa langue et ses institutions  restaient pour nous les mieux connus et les plus suivis, que le mouvement estudiantin, au-delà du régime, visait ce qui soulevait notre hostilité , l’Etat bourgeois, le système capitaliste, l’impérialisme prédominant, et reléguait à la casse les appareils conformistes (parti et syndicat).
          Je n’ai pas eu l’heur de participer aux événements mémorables de Nanterre ou du boulevard Saint Michel et n’ai été à Paris pour études qu’en octobre 1969 alors que bien des choses étaient rentrées dans l’ordre et que les survivances du chambardement s’éparpillaient en luttes disparates. L’unité syncrétique des grandes journées avait éclaté en groupuscules opposés qui tentaient de tirer les leçons de l’échec ; les plus vifs d’entre eux, avec lesquels nous nous trouvions en affinité[1], voulaient se mettre à l’école des masses,  bâtir une nouvelle résistance, donner plein appui à la révolution palestinienne, dénoncer l’impérialisme et le social impérialisme. Les obsèques de Pierre Overney, ouvrier mao assassiné aux portes de Billancourt par un vigile, le 8 mars 1972, suivies par une foule immense faisaient montre des cendres vivantes du mouvement en rassemblant intellectuels et travailleurs et en mettant en relief la rencontre du pouvoir et du parti communiste. Mais le rêve dans sa vigueur avait vécu[2].
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          Plus que toute rébellion étudiante, unique peut-être en cela, le mai français a amalgamé deux desseins : réformer l’université  et changer le monde. Il dénonçait le principe et les modes de sélection, l’archaïsme de la société professorale, le divorce entre l’enseignement et les débouchés professionnels. Mais il mettait aussi en question la médiocrité de la vie bourgeoise, l’inanité de la société de consommation, les formes abrutissantes du travail technobureaucratique…  Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner, affirme un slogan.  Sur les campus, « une osmose se fait entre l’exigence existentielle libertaire des uns et la politisation planétaire des autres » (E. Morin[3]). L’université est, pense-t-on, dans une phraséologie marxiste, le bastion le plus fort et le maillon le plus faible de la société bourgeoise : elle forme ses cadres mais est dominée par un corps non soumis aux contraintes et donc révolutionnaire.
          L’ouverture au monde du travail conduit les étudiants, enrichis d’une large part de la population juvénile[4], à se placer au centre-noyau des problèmes de la société (A. Touraine), à attirer à eux les intellectuels protestataires en les remettant souvent en question (Sartre, Aragon, Foucault…). S’étendant aux ouvriers, elle renouvelle leurs objectifs : ce n’est plus seulement l’augmentation de salaires et les nationalisations, mais aussi l’appropriation des conditions du travail dans l’usine même, l'autogestion des entreprises… Un plan se dessine même pour la société entière : suppression des hiérarchies, élimination de la séparation entre masses et dirigeants, fin de la répartition du travail en manuel et intellectuel. Osons ! L’imagination au pouvoir !
          Un autre aspect des « six glorieuses » de mai, journées ‘euphoriques’, ‘héroïques’, ‘terribles’, riches de discussions est leur coté ludique. Il y eut certes des violences, des barricades, des voitures incendiées, des matraques et des bombes lacrymogènes, des brutalités policières mais « il n’y a pas eu de coups d’arme à feu(…) une explosion de joie, un déferlement de la communication, une fraternisation généralisée » (E. Morin). On dit que l’histoire ne retient pas les leçons, cette fois la patrie de la grande révolution (1789-1799) et de la Commune (1871) se donnait en modèle.
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             Les idées et pratiques de mai 68 ne sont pas toutes des inventions propres, mais le mouvement a su tirer le meilleur d’un fond français plus ancien, surréalisme, Socialisme ou barbarie[5], situationnisme…comme il a su se mettre à l’heure de protestations venues de tous les coins de la planète contre un style abrutissant d’existence (Beatniks, néo naturisme californien…) La question qui reste posée : Mai 68 fut-il un simple accès de fièvre, un concours de circonstances, une forme nouvelle de la lutte des classes ou des générations, ou enfin une « crise de civilisation » (A. Malraux)? Nous ne dirons pas, pour éluder la réponse, qu’il est trop tôt pour se prononcer, qu’il fut un révélateur des malaises profonds, un accélérateur et un catalyseur de révoltes partielles ; mais nous affirmerons  que partout où se manifesteront la liberté et l’imagination contre l’autorité et les contraintes poussiéreuses, mai 68 sera là. 





[1] En Italie s’étaient développés des mouvements d’extrême gauche que nous suivions beaucoup : Il Manifesto, Lotta continua (en particulier la série « Prenons la ville » publiée in Les Temps modernes).
[2] J’ai résidé à Paris pour la préparation d’un doctorat 3ème cycle à Paris IV de 1969 à 1972.
[3] Cf. la série d’articles d’Edgar Morin dans  Le Monde reproduites in Au rythme du monde, Archipoche, 2014. 
[4] Jacques Berque avait eu à l’époque cette belle formule : la jeunesse n’est pas un âge, c’est une vision du monde.
[5] L’ouvrage de Castoriadis, Lefort et Morin La brèche publié en juin 1968 et republié chez Fayard en 2008 avec un texte additionnel « Vingt ans après » demeure une référence capitale sur les événements de mai.