Monday 28 October 2013

LE ROMAN AUX MULTIPLES MAILLONS DE CHARIF MAJDALANI






Charif Majdalani: Le dernier seigneur de Marsad, Seuil, 2013.

          Sur la carte du romanesque libanais, Charif Majdalani a ajouté 2 contrées qu’on n’oubliera pas de sitôt: le quartier beyrouthin de Marsad qui ressemble, comme une goutte d’eau à une autre, à celui bien réel de Mazraa auquel il jouxte coincé entre lui, Ras el-Nabeh, Basta et Msaytbeh ; le village de Kfar Issa sur le flanc est du Mont Liban, quelque part entre Zahlé et Hermel ; cela pourrait être Kfar Dabach, ancienne propriété des Issa (des Obeid Issa, plus précisément) si ses habitants étaient des chrétiens, mais cela pourrait être Hadath Baalback ou Bted‘î ou un autre bourg au nord est de la Békaa. Pourquoi ces licences avec la géographie ? Justement pour la liberté de l’histoire, pour les impératifs du romancier. Ou l’inverse. D’où cette œuvre complexe qui enchaîne les maillons et ne cesse de surprendre autant et plus par les échafaudages de la fiction que par les événements dans une certaine mesure « annoncés » pour qui a fréquenté notre histoire contemporaine.
          Les sagas familiales libanaises, Majdalani les maîtrise et on ne s’appesantira pas sur la dynastie des Khattar dont le règne dura un peu plus d’un siècle, des années 1870 aux années 1980. Trois « seigneurs » firent son aura: Chakib le fondateur un peu légendaire qui s’illustra dans la menuiserie et contracta une alliance matrimoniale avec les Sabbagh, patriciens d’Achrafieh, leur devant, peut être, le village de Kfar Issa; Mkhayel qui spécula sur le blé durant la guerre de 14-18 et passa du bois au marbre importé d’Italie, prenant des paris audacieux et les menant à bien ; le second Chakib qui acheva, dans la politique et l’économie, les précédentes progressions, devenant le seul « seigneur » de Marsad en profitant des difficultés des notables rivaux et en épousant la fille de leur chef de clan, Gebrane Nassar (comme dans Balzac, les personnages des romans précédents se retrouvent). Mais, principalement sous l’effet des guerres du Liban,  le voici qui assiste à la disparition des assises de son pouvoir, choisissant jusqu’au bout de résister.
          Il faut avouer que l’auteur ne choisit pas une voie facile dans la description des notables de ce qui fut la banlieue de Beyrouth avant d’en faire partie intégrante: ils sont snobés par leurs coreligionnaires grecs orthodoxes d’Achrafieh et de Ras Beyrouth ; de la menuiserie au tranchage du marbre, les métiers ne sont pas très lyriques; l’occidentalisation des demeures hautement dépeinte risque de ne pas enflammer…Mais Majdalani sait batailler, et nous mener avec lui, pour faire de son récit une œuvre attachante par la précision et la fidélité historique de ses descriptions matérielles ; par l’immersion des familles dans des maisons et des maisons dans des quartiers de telle sorte que nous assistons à la naissance d’une ville et au passage d’un grand village bucolique où les résidences sont entourées de jardins à une concentration urbaine assez dense, par l’attention portée aux tissus sociaux dans la maisonnée comme sur les lieux de travail, de loisirs et de compétition politique (tels les abadays) ; par le goût des sobriquets (Pierre Pierre et Monsieur Chéri) et des petites histoires (le dialogue entre la mère de Nazareth et Chakib, le coupe-papier du gendre, le cigare du prélat…), véritables microcosmes de sémiotique sociale et florilège d’humour ; enfin et surtout par cette phrase qui déplie les versions d’un événement (ou de son origine) sans privilégier l’une d’elles, qui glisse les légendes dans la réalité et le contraire, qui monte la rumeur comme un chœur antique pour  commenter les faits, les inventer, les tourner en dérision, les exagérer ou les mythifier.
Ces trois opérations de la phrase sinueuse de Majdalani, qui ne forment sans doute qu’une seule, nous semblent aller décroissant tout au long du roman à mesure que le combat du dernier seigneur n’a plus besoin d’un artifice littéraire pour l’illustrer ou plutôt qu’il a totalement, ou presque, résorbé cet artifice. La saga familiale cache un individu déterminé et une lutte singulière nourrie de la seule sève intérieure. Le héros au « long, lent et somptueux crépuscule » mesure la « vanité » de tout ce qu’il a accompli. Il ne croit plus en sa succession et en la permanence de son nom. Tout a conspiré contre lui, des membres de sa famille au destin régional. Il est dans la « certitude » que rien ne lui survivra de « la grandeur » des Khattar et que son combat à Marsad, quartier naguère chrétien et qui voit ses habitants partir, est « inutile ». Mais il ne cède en rien et ne peut trouver que dans une fin héroïque son être et son épanouissement.
Entre la saga dynastique et le combat individuel se glisse un « roman familial » freudien fait de bâtardise. Il me faut avouer ici que je fus surpris par cette intertextualité libanaise, voulue ou ignorée de Charif, avec Le Rocher de Tanios d’Amine Maalouf* paru vingt ans auparavant (1993). Entre le cheikh montagnard du XIXème et le seigneur beyrouthin du XXème qui étend à la campagne son influence, entre leurs progénitures légitimes et illégitimes sur un canevas pérenne libanais, que de contrepoints ! Mais en commun une femme, son prénom, Lamia, et les fruits de septembre.
Là encore un nouveau maillon de l’œuvre: l’homme cache la femme et ce « personnage de roman » qu’est l’épouse du régisseur des terrains, « libre comme l’air et heureuse », se révèle non seulement un être d’envergure qui tient tête  au seigneur dans une scène mémorable mais le maître qui a conduit, dans le couple et ailleurs, la partition.

Vanité des dynasties libanaises dont la patine n’est pas si vieille et dont l’avenir ne dure pas longtemps ! Mais aussi  juste fin des choses pour les Khattar qui ploient sous un double péché originel, l’affairisme des temps de famine et l’adultère : « les hommes d’affaires inconnus alliés aux diverses milices le lorgnaient comme jadis son propre père et ses amis, sortis riches de la Grande Guerre, avaient lorgné avec rage ceux qui contestaient les abus de la spéculation. » L’éternel retour est toujours au rendez vous d’une volonté de puissance, aurait dit Nietzsche.

* Sur Le Rocher de Tanios d'Amine Maalouf cf. mon étude sur ce blog intitulée "Une forêt de pères"du 1/1/1994.              

Wednesday 23 October 2013

HOMMAGE À MICHEL TRAD, GRAND POÈTE







En hommage au grand poète libanais Michel Trad (1912-1998) magicien de la langue vernaculaire (al 3âmiyya) au Liban et qui l'a portée par l'expression à de nouvelles frontières la traduction de son poème JÎRÂN (littéralement: Voisins) tiré de son deuxième recueil DÛLÂB (1957)

Nos brises estivent sur les hauts de vos monts
 Et vous émancipez  vos chèvres en nos bois   
 Nos  abeilles s’indiquent par des clins d’œil vos fleurs  
 Et au même soleil tous deux étendons linge      

 Aux lueurs de notre aube vous exposez vos grappes 
 Puis vous vieillissez votre vin en nos jarres 
 L’ombre de nos nuages s’étend sur votre toit
 Celle de votre jasmin recouvre  notre  cour  

 Notre pain rond, nous le dorons sur votre âtre    
 Vous abattez du bois, notre myrte vous sourit 
 Notre enfant distribue le dîner  à vos poules   
 Et votre fillette désaltère nos poussins     

 Des cils de nos yeux nous ramassons vos larmes
 Et vous vous réchauffez le regard à nos joues    
 Nos plants verts effleurent  les eaux de votre source
 Et vos aïeux de nos aïeux sont sûrs amis    

 De votre huile même notre lampe s’éclaire 
 Et vos anémones sortent de nos rochers
 Notre moineau fait nid dans la lucarne votre   
 Cacabe votre perdrix,  notre merle répond !

                                                         Michel Trad
                                                Dûlâb (Roue), 1957



Friday 4 October 2013

FICTION & (RÉ)ÉCRITURE: MARCEL PROUST ET FRANCOIS BON








François Bon: Proust est une fiction, Fiction & Cie, Seuil, 2013, 318pp.

« J’ouvre Proust pour cet espace ouvert et nocturne, qui élargit ou distend le rapport que j’entretiens avec moi-même, et le met en vibration, tremblement, travail. »

          Il y a, dans le projet de François Bon de faire de Proust une fiction, peu ou prou de l’entreprise du Pierre Ménard de J. L. Borges, cité quelque part dans ce livre, de réécrire à l’identique le Don Quichotte de Cervantès : non pas « abréger » le texte (300 pages au lieu de 3000), ce qui en ferait un produit de « supermarché », ni en faire une simple analyse critique, si riche qu’elle puisse être, mais le répéter en le reconstruisant et en le déconstruisant. Le livre a d’ailleurs pour incipit la phrase qui inaugure A la Recherche du temps perdu (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure ») ; son chapitre final est un entretien de Proust, accordé en 1913, qui énonce  clairement ce que l’ouvrage s’est évertué à démontrer.
          Cette répétition, Bon ne l’obtient pas, ou pas seulement,  par la connaissance  passionnée et incomparable de l’ouvrage originaire, de son auteur, des lieux décrits, du temps écoulé. Il la conquiert par la phrase ample et rythmée du maître qu’il analyse et reprend à son compte ; par la succession de cent chapitres d’inégale longueur, mêlant dans leurs titres et sous-titres, comme dans le reste du texte, Marcel Proust et François Bon, ce dernier tentant de « télescoper » (terme deleuzien) encore plus les phrases du premier. On croit que les rubriques se suivent sans logique contraignante dans l’ordre chronologique où elles parurent sur le blog de Bon, le Tiers livre ; toutefois, on peut risquer à leur endroit ce que dit l’auteur sur l’enchaînement des « plaques » ou « nappes » dans La Recherche (« comptent ces plaques narratives qu’il organise et non la causalité narrative qui fait que l’une suit l’autre »). Enfin et surtout, deux traits liés induisent à trouver dans la fiction de Bon un Proust redoublé. Le « mouvement circulaire » qui rend possible la Recherche (le livre que le narrateur décide d’écrire à la fin du Temps retrouvé existe puisqu’on vient de le terminer) se refait dans Proust est une fiction puisqu’on recouvre à la fin ce que l’on a envisagé au début : partis de la  puissance  « hypnotisante » de la lecture et de la relecture de Proust, on les retrouve à la fin. Second trait : ce qu’elles révèlent ou ce qu’elles produisent, c’est dans le soi ou le rapport à soi : « J’ouvre Proust pour cet espace ouvert et nocturne, qui élargit ou distend le rapport que j’entretiens avec moi-même, et le met en vibration, tremblement, travail. » Marcel avait écrit, moins simplement qu’il ne paraît : « En réalité chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi même. »
          Ce qui précède n’épuise pas le coté fiction du livre de Bon et l’auteur a imaginé de nombreuses scènes de rencontres et d’échanges entre Proust (1871-1927) et Baudelaire (1821-1867), « celui à qui Proust parlait en permanence ». Souvent dignes d’intérêt et plus ou moins éclairantes, inventives et appuyées sur les textes des deux auteurs, elles ne forment pas le grand attrait de l’ouvrage. Des éléments biographiques peuvent aussi figurer dans le registre fictionnel comme l’hypothèse « plausible », mais « statistiquement faible» d’un Marcel fils naturel d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ; ce qui est avéré, c’est que, hanté par cette idée, il a racheté le piano droit devant lequel ce dernier écrivait assis tous les soirs à l’hôtel et il l’eut sous les yeux dans sa chambre durant toute la composition de la Recherche.
          Mais ce qui donne au livre de Bon son ossature et son contenu, c’est cette exploration minutieuse du détail comme de l’architecture du grand opus proustien et du rapport entre les deux. L’auteur d’A la Recherche du temps perdu est « si vaste et si complexe », (« inépuisable » selon le mot de Claude Simon), qu’on n’est pas étonné de rencontrer ici une foule de personnages,  un grand nombre de péripéties, de très belles phrases qui nous avaient totalement échappé. De même, la mise sur ordinateur du texte et l’étude poussée des manuscrits, principalement due à J.-Y. Tadié pour la seconde édition de la Pléiade, sont mises à profit : on peut ainsi savoir que le mot « photographie » a été utilisé 198 fois dans la Recherche, que l’adverbe « longtemps » ne commence que 2 phrases dans les 7 volumes, quelles sont les occurrences comparées des vocables « morne » et « triste » chez Baudelaire et Proust…Au-delà de ce qui a été avancé, la richesse de l’ouvrage est tout entière dans la qualité des analyses et dans les éclairages nouveaux qui, sans renier leur dette envers maint critique, écrivain et philosophe, font mieux ressortir le travail du texte.
          « Proust surgit à l’exact moment où la médiation technologique devient incontournable dans le rapport au quotidien. » L’électricité fait son entrée dans les demeures aisées, le téléphone suit, la photographie, le film, le phonographe changent le rapport aux personnes et aux objets, l’automobile, l’avion redessinent l’espace et le temps. L’impact de ces inventions est d’autant plus grand que l’univers proustien « incarne la permanence » et ne connaît d’autre médiation que le livre. La Recherche prend la modernité par les cornes, nomme les nouveautés et en fait un usage narratif. Témoin le téléphone utilisé par Saint-Loup jaloux pour demander à la femme de chambre de surveiller sa maîtresse, ou ainsi décrit par le narrateur : « Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit léger-un bruit abstrait-celui de la distance supprimée-et la voix de l’être cher s’adresse à vous. » Ailleurs, l’odeur de pétrole et la fumée des pots d’échappement « était comme un symbole de bondissement et de puissance… »
          Qu’il revisite le passage célèbre de la madeleine (l’évocation n’est pas tournée chez Proust vers le passé, ou le passé propre du narrateur, mais vers un futur à naître de la force de l’écriture : « incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même : quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser… »), qu’il se penche sur la phrase musicale ou littéraire ou les « phrases bancales » du dernier volume, ou encore sur le rapport de « zones-temps étirées parfaitement dénombrables, et chacune liée à un point spatial tout aussi précis » (une soirée dépeinte en 140 pages, une autre en 160) aux avatars événementiels…les analyses de François Bon déplient merveilleusement les nappes de la Recherche.
                 Proust est une fiction ? oui, dans la mesure où la fiction est la plus réelle des réalités.