Friday 4 October 2013

FICTION & (RÉ)ÉCRITURE: MARCEL PROUST ET FRANCOIS BON








François Bon: Proust est une fiction, Fiction & Cie, Seuil, 2013, 318pp.

« J’ouvre Proust pour cet espace ouvert et nocturne, qui élargit ou distend le rapport que j’entretiens avec moi-même, et le met en vibration, tremblement, travail. »

          Il y a, dans le projet de François Bon de faire de Proust une fiction, peu ou prou de l’entreprise du Pierre Ménard de J. L. Borges, cité quelque part dans ce livre, de réécrire à l’identique le Don Quichotte de Cervantès : non pas « abréger » le texte (300 pages au lieu de 3000), ce qui en ferait un produit de « supermarché », ni en faire une simple analyse critique, si riche qu’elle puisse être, mais le répéter en le reconstruisant et en le déconstruisant. Le livre a d’ailleurs pour incipit la phrase qui inaugure A la Recherche du temps perdu (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure ») ; son chapitre final est un entretien de Proust, accordé en 1913, qui énonce  clairement ce que l’ouvrage s’est évertué à démontrer.
          Cette répétition, Bon ne l’obtient pas, ou pas seulement,  par la connaissance  passionnée et incomparable de l’ouvrage originaire, de son auteur, des lieux décrits, du temps écoulé. Il la conquiert par la phrase ample et rythmée du maître qu’il analyse et reprend à son compte ; par la succession de cent chapitres d’inégale longueur, mêlant dans leurs titres et sous-titres, comme dans le reste du texte, Marcel Proust et François Bon, ce dernier tentant de « télescoper » (terme deleuzien) encore plus les phrases du premier. On croit que les rubriques se suivent sans logique contraignante dans l’ordre chronologique où elles parurent sur le blog de Bon, le Tiers livre ; toutefois, on peut risquer à leur endroit ce que dit l’auteur sur l’enchaînement des « plaques » ou « nappes » dans La Recherche (« comptent ces plaques narratives qu’il organise et non la causalité narrative qui fait que l’une suit l’autre »). Enfin et surtout, deux traits liés induisent à trouver dans la fiction de Bon un Proust redoublé. Le « mouvement circulaire » qui rend possible la Recherche (le livre que le narrateur décide d’écrire à la fin du Temps retrouvé existe puisqu’on vient de le terminer) se refait dans Proust est une fiction puisqu’on recouvre à la fin ce que l’on a envisagé au début : partis de la  puissance  « hypnotisante » de la lecture et de la relecture de Proust, on les retrouve à la fin. Second trait : ce qu’elles révèlent ou ce qu’elles produisent, c’est dans le soi ou le rapport à soi : « J’ouvre Proust pour cet espace ouvert et nocturne, qui élargit ou distend le rapport que j’entretiens avec moi-même, et le met en vibration, tremblement, travail. » Marcel avait écrit, moins simplement qu’il ne paraît : « En réalité chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi même. »
          Ce qui précède n’épuise pas le coté fiction du livre de Bon et l’auteur a imaginé de nombreuses scènes de rencontres et d’échanges entre Proust (1871-1927) et Baudelaire (1821-1867), « celui à qui Proust parlait en permanence ». Souvent dignes d’intérêt et plus ou moins éclairantes, inventives et appuyées sur les textes des deux auteurs, elles ne forment pas le grand attrait de l’ouvrage. Des éléments biographiques peuvent aussi figurer dans le registre fictionnel comme l’hypothèse « plausible », mais « statistiquement faible» d’un Marcel fils naturel d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ; ce qui est avéré, c’est que, hanté par cette idée, il a racheté le piano droit devant lequel ce dernier écrivait assis tous les soirs à l’hôtel et il l’eut sous les yeux dans sa chambre durant toute la composition de la Recherche.
          Mais ce qui donne au livre de Bon son ossature et son contenu, c’est cette exploration minutieuse du détail comme de l’architecture du grand opus proustien et du rapport entre les deux. L’auteur d’A la Recherche du temps perdu est « si vaste et si complexe », (« inépuisable » selon le mot de Claude Simon), qu’on n’est pas étonné de rencontrer ici une foule de personnages,  un grand nombre de péripéties, de très belles phrases qui nous avaient totalement échappé. De même, la mise sur ordinateur du texte et l’étude poussée des manuscrits, principalement due à J.-Y. Tadié pour la seconde édition de la Pléiade, sont mises à profit : on peut ainsi savoir que le mot « photographie » a été utilisé 198 fois dans la Recherche, que l’adverbe « longtemps » ne commence que 2 phrases dans les 7 volumes, quelles sont les occurrences comparées des vocables « morne » et « triste » chez Baudelaire et Proust…Au-delà de ce qui a été avancé, la richesse de l’ouvrage est tout entière dans la qualité des analyses et dans les éclairages nouveaux qui, sans renier leur dette envers maint critique, écrivain et philosophe, font mieux ressortir le travail du texte.
          « Proust surgit à l’exact moment où la médiation technologique devient incontournable dans le rapport au quotidien. » L’électricité fait son entrée dans les demeures aisées, le téléphone suit, la photographie, le film, le phonographe changent le rapport aux personnes et aux objets, l’automobile, l’avion redessinent l’espace et le temps. L’impact de ces inventions est d’autant plus grand que l’univers proustien « incarne la permanence » et ne connaît d’autre médiation que le livre. La Recherche prend la modernité par les cornes, nomme les nouveautés et en fait un usage narratif. Témoin le téléphone utilisé par Saint-Loup jaloux pour demander à la femme de chambre de surveiller sa maîtresse, ou ainsi décrit par le narrateur : « Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit léger-un bruit abstrait-celui de la distance supprimée-et la voix de l’être cher s’adresse à vous. » Ailleurs, l’odeur de pétrole et la fumée des pots d’échappement « était comme un symbole de bondissement et de puissance… »
          Qu’il revisite le passage célèbre de la madeleine (l’évocation n’est pas tournée chez Proust vers le passé, ou le passé propre du narrateur, mais vers un futur à naître de la force de l’écriture : « incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même : quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser… »), qu’il se penche sur la phrase musicale ou littéraire ou les « phrases bancales » du dernier volume, ou encore sur le rapport de « zones-temps étirées parfaitement dénombrables, et chacune liée à un point spatial tout aussi précis » (une soirée dépeinte en 140 pages, une autre en 160) aux avatars événementiels…les analyses de François Bon déplient merveilleusement les nappes de la Recherche.
                 Proust est une fiction ? oui, dans la mesure où la fiction est la plus réelle des réalités.


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