Je n’ai pas eu l’heur de participer
aux événements mémorables de Nanterre ou du boulevard Saint Michel et n’ai été
à Paris pour études qu’en octobre 1969 alors que bien des choses étaient
rentrées dans l’ordre et que les survivances du chambardement s’éparpillaient
en luttes disparates. L’unité syncrétique des grandes journées avait éclaté en groupuscules
opposés qui tentaient de tirer les leçons de l’échec ; les plus vifs
d’entre eux, avec lesquels nous nous trouvions en affinité[1], voulaient
se mettre à l’école des masses, bâtir
une nouvelle résistance, donner plein appui à la révolution palestinienne,
dénoncer l’impérialisme et le social impérialisme. Les obsèques de Pierre
Overney, ouvrier mao assassiné aux portes de Billancourt par un vigile, le 8
mars 1972, suivies par une foule immense faisaient montre des cendres vivantes
du mouvement en rassemblant intellectuels et travailleurs et en mettant en
relief la rencontre du pouvoir et du parti communiste. Mais le rêve dans sa
vigueur avait vécu[2].
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Plus
que toute rébellion étudiante, unique peut-être en cela, le mai français a amalgamé
deux desseins : réformer l’université
et changer le monde. Il dénonçait le principe et les modes de sélection,
l’archaïsme de la société professorale, le divorce entre l’enseignement et les
débouchés professionnels. Mais il mettait aussi en question la médiocrité de la
vie bourgeoise, l’inanité de la société de consommation, les formes
abrutissantes du travail technobureaucratique…
Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner, affirme un slogan. Sur les campus, « une osmose se fait
entre l’exigence existentielle libertaire des uns et la politisation planétaire
des autres » (E. Morin[3]).
L’université est, pense-t-on, dans une phraséologie marxiste, le bastion le
plus fort et le maillon le plus faible de la société bourgeoise : elle forme
ses cadres mais est dominée par un corps non soumis aux contraintes et donc
révolutionnaire.
L’ouverture au monde du
travail conduit les étudiants, enrichis d’une large part de la population
juvénile[4], à se
placer au centre-noyau des problèmes de la société (A. Touraine), à attirer à
eux les intellectuels protestataires en les remettant souvent en question
(Sartre, Aragon, Foucault…). S’étendant aux ouvriers, elle renouvelle leurs
objectifs : ce n’est plus seulement l’augmentation de salaires et les
nationalisations, mais aussi l’appropriation des conditions du travail dans
l’usine même, l'autogestion des entreprises… Un plan se dessine même pour la
société entière : suppression des hiérarchies, élimination de la
séparation entre masses et dirigeants, fin de la répartition du travail en
manuel et intellectuel. Osons ! L’imagination au pouvoir !
Un autre aspect des
« six glorieuses » de mai, journées ‘euphoriques’, ‘héroïques’,
‘terribles’, riches de discussions est leur coté ludique. Il y eut certes des
violences, des barricades, des voitures incendiées, des matraques et des bombes
lacrymogènes, des brutalités policières mais « il n’y a pas eu de coups
d’arme à feu(…) une explosion de joie, un déferlement de la communication, une
fraternisation généralisée » (E. Morin). On dit que l’histoire ne retient
pas les leçons, cette fois la patrie de la grande révolution (1789-1799) et de
la Commune (1871) se donnait en modèle.
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Les
idées et pratiques de mai 68 ne sont pas toutes des inventions propres, mais le
mouvement a su tirer le meilleur d’un fond français plus ancien, surréalisme, Socialisme
ou barbarie[5],
situationnisme…comme il a su se mettre à l’heure de protestations venues de
tous les coins de la planète contre un style abrutissant d’existence (Beatniks,
néo naturisme californien…) La question qui reste posée : Mai 68 fut-il un
simple accès de fièvre, un concours de circonstances, une forme nouvelle de la
lutte des classes ou des générations, ou enfin une « crise de
civilisation » (A. Malraux)? Nous ne dirons pas, pour éluder la
réponse, qu’il est trop tôt pour se prononcer, qu’il fut un révélateur des
malaises profonds, un accélérateur et un catalyseur de révoltes partielles ;
mais nous affirmerons que partout où se
manifesteront la liberté et l’imagination contre l’autorité et les contraintes
poussiéreuses, mai 68 sera là.
[1] En Italie s’étaient développés des
mouvements d’extrême gauche que nous suivions beaucoup : Il Manifesto, Lotta
continua (en particulier la série « Prenons la ville » publiée in Les Temps
modernes).
[2] J’ai résidé à Paris pour la
préparation d’un doctorat 3ème cycle à Paris IV de 1969 à 1972.
[3] Cf. la série d’articles d’Edgar Morin
dans Le Monde reproduites in Au
rythme du monde, Archipoche, 2014.
[4] Jacques Berque avait eu à l’époque
cette belle formule : la jeunesse n’est pas un âge, c’est une vision du
monde.
[5] L’ouvrage de Castoriadis, Lefort et Morin
La brèche publié en juin 1968 et republié chez Fayard en 2008 avec un
texte additionnel « Vingt ans après » demeure une référence capitale
sur les événements de mai.