Sunday 7 June 2020

15 ANS APRES, SAMIR KASSIR ET LA MEURTRISSURE








Quinze ans sont passés depuis l’assassinat lâche et barbare d’un homme d’intelligence et de dialogue, le 2 juin 2005, SAMIR KASSIR.

La grandeur de ce militant, journaliste et historien,  qui n’avait que 45 ans à sa mort,  était de relier théorie et action, d’être créatif et bucheur dans la première,  pragmatique dans la seconde ; de tenter de réconcilier  révolution sociale et pesanteurs traditionnelles ; de surmonter les susceptibilités nées des formations étatiques et d’aller au delà des blessures réciproques. De racines familiales palestinienne et syrienne, il s’ancra de plus en plus dans les problèmes libanais, puisant dans les avis de ses meilleurs amis et les poussant plus loin. Son regard panoptique sur les dilemmes proche orientaux dota ce polémiste acerbe d’une générosité et d’une profondeur sans égales en ces domaines.
Sur la plupart des questions importantes, ses opinions renversaient les perspectives courantes et faisaient preuve d’un double courage, spéculatif et politique. Toutes ces qualités dessinent en creux la meurtrissure indélébile de son absence.
Hommage est du à cet ami qui n’aurait que 60 ans aujourd’hui !   


Thursday 4 June 2020

SALAH STETIE : RESPIRATION SINGULIERE, ŒUVRE SOMPTUEUSE







             Avec la disparition de Salah Stétié (1929-2020) le Liban et la France perdent un grand poète, un écrivain somptueux issu de leur confluence et qui a su enrichir et approfondir le patrimoine des deux pays. Illustrateur magique des paysages et héritages libanais, innovateur de la poésie française, critique avisé et ami des plus grands, témoin complice et ironique des vies culturelles, il a su incarner au-delà du dialogue des cultures, la Méditerranée elle-même, la sillonnant de l’Orient à l’Occident, d’Ur à Homère et d’Ibn al-Faridh au Cimetière marin, plus loin que les rivages et les dates, aux dunes et aux sources. Ses dernières années, ses derniers mois, sur lesquels Vénus Khoury Ghata[1] a levé une partie du voile, furent assombris, bien qu’il ait résisté longuement et stoïquement  à une leucémie apprivoisée par sa poésie. Ainsi aura-t-il été jusqu’au bout un homme de son temps, le nôtre qui lui doit amplement.
          Nous sommes encore trop proches d’un auteur qui n’a cessé de produire plus de 50 ans durant, d’annexer de nouvelles scènes culturelles.  Les traits soulignés sont loin d’être les seuls. Stétié fut souvent appelé à évoquer sa « courbe de vie », expression qu’il emprunte à l’un de ses maîtres, le « cheikh admirable » Louis Massignon[2]. Il le fit avec charme et justesse (Sauf erreur, Fils de la parole, L’Extravagance). Son œuvre donna naissance aux plus savantes exégèses. Les jeunes artistes le sollicitaient pour des textes accompagnant leurs créations ; il le faisait avec brio dessinant de nouveaux destins…
          Ce que nous allons tenter, c’est de tracer un itinéraire, ni le seul possible, ni le plus probant. Il a le mérite de partir de Beyrouth, de la francophonie libanaise dont Stétié fut le défenseur et l’illustrateur, de joindre les fondateurs à deux époques de L’Orient littéraire[3], de lier et de voir se bifurquer deux authentiques chemins poétiques. Affirmant que son premier dialogue intérieur fut avec Schehadé (1905-1989), Stétié rapporte que, le rencontrant chez Gallimard lors des corrections des épreuves de son premier recueil L’Eau froide gardée (1973), il lui avoue : « J’écris contre vous, malgré ma profonde admiration ; je dois vous assassiner pour avoir ma place ; le combat du père et du fils n’est exclusif d’aucun domaine.»[4] Il est impossible pour quiconque de répéter Schehadé, de retrouver cet enchantement ouvert et cette facilité limpide ; dans Les Porteurs de feu (1972), Stétié évoque « la simplicité merveilleuse » de son aîné et son être « en confiance avec le langage », atouts uniques.
          Les deux poètes ont eu, tout comme l’Egyptien Edmond Jabès, un même « maître sûr » malgré ses incertitudes, Gabriel Bounoure (1886-1969). Le conseiller culturel français[5] les a rencontrés l’un après l’autre à Beyrouth avant leurs vingt ans. A lui Georges[6] doit d’être passé d’un « sylphe » et  « farfadet »[7] à un poète majeur qui lui préservait sa « fraîcheur » (son terme favori avec « absolu »). Son influence de maître, « au sens socratique du terme », consistait à pousser les initiés à être eux-mêmes et à ne marcher que  sur le chemin risqué et capital des « plus purs », les grands de l’époque. Son intuition « pénètre dans l’œuvre d’autrui avec une sorte d’humilité féminine induite par l’excès des pouvoirs sensitifs et affectifs, imaginatifs aussi bien, qu’il met au service de l’œuvre interrogée et qui, de son côté, l’interroge. » C’est dire son rang, apprécier la perpétuelle gratitude de Stétié à son égard,  reconnaître en lui le « fondateur »[8]  de la francophonie libanaise, « parcelle précieuse de la francophonie universelle. »
          Le critique, grand poète en creux, confie un Stétié de 20 ans à un vrai poète, Pierre Jean Jouve[9]. Il le fréquente plus de 30 ans[10], affirme que l’auteur de Sueur de sang « a magnifiquement réussi et mieux que n’importe quel autre poète de son temps » à tirer de la substance noire du vécu une profondeur grave et radieuse. Jouve est son « inspirateur », il le confirme dans sa sensualité, dans la reconnaissance de la splendeur du corps, dans l’assomption des pulsions les plus noires en vue de la création poétique. La sensualité d’un bord, la spiritualité de l’autre, l’intercession continuelle de Mozart entre les deux, « référence au cœur même de la langue à ce qui fait silence dans la langue », médiation allant au-delà de l’image et des surréalistes « imagiers ».



Pierre Jean Jouve en son "atelier"

          Malgré une lignée de « sources » poétiques partagées (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé),  la convergence avec Jouve s’interrompt en divergence. Stétié ne partage pas l’idée chrétienne de culpabilité, l’islam l’a écartée. On peut la repérer chez quelque soufi, mais « la douleur du désir », présente dans les recueils de Stétié, se légitime par « l’arrière-fond de mort » et la pulsion spéculée dans la dernière topique freudienne[11]. Chez lui, pas de poème idyllique ou enchanté, et on est loin du vers de Schehadé « la mort est une fleur de la pensée ».
          A propos de Jouve, Stétié parle d’une « très singulière respiration, entre aise et malaise ». Rien ne le caractérise mieux lui-même, rien ne sous-tend plus sa poésie dense, alliant le sensuel, le terrible et le spirituel, exaltant le désir et la femme, pointant la déchirure, le désespoir, la disparition. A la source de cette respiration vitale et créatrice un arrière fond théologique, ontologique, mystique : « D’ailleurs le mot Allah lui-même – Allahou, le hou, le h – n’est-il pas au point de la respiration, le souffle, ce souffle qui, à l’ensemble des créatures, fut pour qu’elles fussent, insufflé ? »
          Cette respiration se donne ses moyens, pour ne pas dire sa rhétorique : la répétition, le redoublement (Le cri du cri), la négation (de non mourir étant mourir), l’opposition pléonastique (dormant endormi)…Elle bouscule la ponctuation, utilise le tiret, la barre oblique (/), réinvente les deux points (:), fait appel aux blancs, replis, vides…Ses haltes, reprises, silences…régentent le lecteur et exposent le poète.   

C’est dans ses derniers recueils[12], L’Eté du grand nuage (2016),  Le Mendiant aux mains de neige(2018) que Stétié se retrouve le plus schehadien sans renoncer à être soi même, sans renier son itinéraire :
Je suis ô mon amour la maison qui te reste
Ses tuiles de pigeons azurées par les songes
Et la maison par ses carreaux mange les astres
 Là il est coulant, simple, léger, accessible, avec des mots plus crus, une sensualité plus nette, des visions alternées et assombries, une culture étoffée, un cosmopolitisme religieux, une pensée impérieuse… 







[1] In L’Orient Le Jour, mai 2020.
[2] Massignon, orientaliste et mystique (1883-1962) occupa la chaire de sociolologie et de sociographie musulmanes au Collège de France (1926-1954) et fut directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il fut l’un des principaux maîtres et amis de Stétié. 
[3] Schehadé fonda pour une très courte période L’Orient littéraire en 1929 ;  Stétié le reprit en 1955 pour de nombreuses années.
[4] Stétié la rapporte dans L’Extravagance 2014. Une version légèrement différente  avait été donnée au journaliste Iskandar Habache, As Safîr 2006. Nous avons tenu compte des 2 versions.
[5] Bounoure a été au Liban et en Syrie de 1923 à 1952. D’abord auprès du Haut-commissariat e et après l’indépendance auprès de l’ambassade de France. Il créé l’Ecole Supérieure des Lettres en 1945 et l’a dirigée avec Schehadé comme secrétaire général. On trouve le beau témoignage de Stétié le concernant in En un lieu de brulure (Laffont, Bouquins, 2009, pp 928-946)
[6] Georges pour Schehadé et Gérard pour Nerval sont les seuls prénoms usités.
[7] Schehadé renia tous ses écrits d’avant Poésies  (GLM, 1938) particulièrement son recueil Etincelles (Editions de la pensée latine, 1927). N’en réchappèrent que les textes de L’Ecolier Sultan (1928) et Rodogune Sinne (1929) publiés chez GLM en 1947 et 1950.  
[8] De la francophonie post-phénicianiste, celle de l’entre deux guerres. 
[9] Stétié est devenu une référence obligée sur Jouve. Cf. Les cahiers Obsidiane, autour de stétié, Portrait de Jouve, pp 101-103 et En un lieu…(pp 919-927).   
[10] Ce que Stétié ne rapporte pas dans ses écrits, et qu’il me confia un jour, c’est qu’un froid enveloppa la relation durant les dernières années de Jouve et les visites à la rue Antoine-Chantin cessèrent, probablement en raison de l’extrême susceptibilité du poète français. Mais à l’enterrement de Blanche Reverchon, seconde femme de Jouve (janvier 1974), au cimetière de Montparnasse,  les embrassades furent chaleureuses entre les 2 poètes. Jouve mourut peu après en 1976.
[11] La seconde topique freudienne (ça, moi, surmoi) fut présentée comme les 2 pulsions de vie et de mort, Eros et Thanatos dans Au-delà du principe du plaisir (1920). Freud affirmait ces 2 pulsions comme une « spéculation ». Grâce à Blanche, psychanalyste, traductrice et amie de Freud, la théorie freudienne était familière au poète et à ses amis.   
[12] Fata Morgana.