Avec la disparition de
Salah Stétié (1929-2020) le Liban et la France perdent un grand poète, un
écrivain somptueux issu de leur confluence et qui a su enrichir et approfondir
le patrimoine des deux pays. Illustrateur magique des paysages et héritages
libanais, innovateur de la poésie française, critique avisé et ami des plus
grands, témoin complice et ironique des vies culturelles, il a su incarner
au-delà du dialogue des cultures, la Méditerranée elle-même, la sillonnant de
l’Orient à l’Occident, d’Ur à Homère et d’Ibn al-Faridh au Cimetière marin,
plus loin que les rivages et les dates, aux dunes et aux sources. Ses dernières
années, ses derniers mois, sur lesquels Vénus Khoury Ghata[1]
a levé une partie du voile, furent assombris, bien qu’il ait résisté longuement
et stoïquement à une leucémie
apprivoisée par sa poésie. Ainsi aura-t-il été jusqu’au bout un homme de son temps,
le nôtre qui lui doit amplement.
Nous sommes encore trop proches d’un auteur qui n’a cessé
de produire plus de 50 ans durant, d’annexer de nouvelles scènes culturelles. Les traits soulignés sont loin d’être les
seuls. Stétié fut souvent appelé à évoquer sa « courbe de vie »,
expression qu’il emprunte à l’un de ses maîtres, le « cheikh
admirable » Louis Massignon[2].
Il le fit avec charme et justesse (Sauf erreur, Fils de la parole,
L’Extravagance). Son œuvre donna naissance aux plus savantes exégèses. Les jeunes
artistes le sollicitaient pour des textes accompagnant leurs créations ; il
le faisait avec brio dessinant de nouveaux destins…
Ce que nous allons tenter, c’est de tracer un itinéraire, ni
le seul possible, ni le plus probant. Il a le mérite de partir de Beyrouth, de
la francophonie libanaise dont Stétié fut le défenseur et l’illustrateur, de joindre
les fondateurs à deux époques de L’Orient littéraire[3],
de lier et de voir se bifurquer deux authentiques chemins poétiques. Affirmant que
son premier dialogue intérieur fut avec Schehadé (1905-1989), Stétié rapporte
que, le rencontrant chez Gallimard lors des corrections des épreuves de son
premier recueil L’Eau froide gardée (1973), il lui avoue : « J’écris
contre vous, malgré ma profonde admiration ; je dois vous assassiner pour
avoir ma place ; le combat du père et du fils n’est exclusif d’aucun
domaine.»[4]
Il est impossible pour quiconque de répéter Schehadé, de retrouver cet enchantement
ouvert et cette facilité limpide ; dans Les Porteurs de feu (1972),
Stétié évoque « la simplicité merveilleuse » de son aîné et son être
« en confiance avec le langage », atouts uniques.
Les deux poètes ont eu, tout comme l’Egyptien Edmond Jabès,
un même « maître sûr » malgré ses incertitudes, Gabriel
Bounoure (1886-1969). Le conseiller culturel français[5]
les a rencontrés l’un après l’autre à Beyrouth avant leurs vingt ans. A lui Georges[6]
doit d’être passé d’un « sylphe » et « farfadet »[7]
à un poète majeur qui lui préservait sa « fraîcheur » (son terme
favori avec « absolu »). Son influence de maître, « au sens
socratique du terme », consistait à pousser les initiés à être eux-mêmes
et à ne marcher que sur le chemin risqué et capital des « plus
purs », les grands de l’époque. Son intuition « pénètre dans
l’œuvre d’autrui avec une sorte d’humilité féminine induite par l’excès des
pouvoirs sensitifs et affectifs, imaginatifs aussi bien, qu’il met au service
de l’œuvre interrogée et qui, de son côté, l’interroge. » C’est dire son
rang, apprécier la perpétuelle gratitude de Stétié à son égard, reconnaître en lui le « fondateur »[8]
de la francophonie libanaise,
« parcelle précieuse de la francophonie universelle. »
Le critique, grand poète en creux, confie un
Stétié de 20 ans à un vrai poète, Pierre Jean Jouve[9].
Il le fréquente plus de 30 ans[10],
affirme que l’auteur de Sueur de sang « a magnifiquement réussi et
mieux que n’importe quel autre poète de son temps » à tirer de la
substance noire du vécu une profondeur grave et radieuse. Jouve est son
« inspirateur », il le confirme dans sa sensualité, dans la
reconnaissance de la splendeur du corps, dans l’assomption des pulsions les
plus noires en vue de la création poétique. La sensualité d’un bord, la
spiritualité de l’autre, l’intercession continuelle de Mozart entre les deux,
« référence au cœur même de la langue à ce qui fait silence dans la
langue », médiation allant au-delà de l’image et des surréalistes
« imagiers ».
Pierre Jean Jouve en son "atelier" |
Malgré une lignée de « sources » poétiques
partagées (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé), la convergence avec Jouve s’interrompt en
divergence. Stétié ne partage pas l’idée chrétienne de culpabilité, l’islam l’a
écartée. On peut la repérer chez quelque soufi, mais « la douleur du
désir », présente dans les recueils de Stétié, se légitime par « l’arrière-fond
de mort » et la pulsion spéculée dans la dernière topique freudienne[11].
Chez lui, pas de poème idyllique ou enchanté, et on est loin du vers de
Schehadé « la mort est une fleur de la pensée ».
A propos de Jouve, Stétié parle d’une « très
singulière respiration, entre aise et malaise ». Rien ne le caractérise
mieux lui-même, rien ne sous-tend plus sa poésie dense, alliant le sensuel, le
terrible et le spirituel, exaltant le désir et la femme, pointant la déchirure,
le désespoir, la disparition. A la source de cette respiration vitale et
créatrice un arrière fond théologique, ontologique, mystique : «
D’ailleurs le mot Allah lui-même – Allahou, le hou, le h –
n’est-il pas au point de la respiration, le souffle, ce souffle qui, à
l’ensemble des créatures, fut pour qu’elles fussent, insufflé ? »
Cette respiration se donne ses moyens, pour ne pas dire sa
rhétorique : la répétition, le redoublement (Le cri du cri), la négation
(de non mourir étant mourir), l’opposition pléonastique (dormant
endormi)…Elle bouscule la ponctuation, utilise le tiret, la barre oblique
(/), réinvente les deux points (:), fait appel aux blancs, replis, vides…Ses
haltes, reprises, silences…régentent le lecteur et exposent le poète.
C’est
dans ses derniers recueils[12],
L’Eté du grand nuage (2016), Le
Mendiant aux mains de neige(2018) que Stétié se retrouve le plus schehadien
sans renoncer à être soi même, sans renier son itinéraire :
Je
suis ô mon amour la maison qui te reste
Ses
tuiles de pigeons azurées par les songes
Et
la maison par ses carreaux mange les astres
Là il est coulant, simple, léger, accessible, avec
des mots plus crus, une sensualité plus nette, des visions alternées et
assombries, une culture étoffée, un cosmopolitisme religieux, une pensée
impérieuse…
[1] In L’Orient Le Jour, mai 2020.
[2] Massignon, orientaliste et mystique
(1883-1962) occupa la chaire de sociolologie et de sociographie musulmanes au
Collège de France (1926-1954) et fut directeur d’études à l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes. Il fut l’un des principaux maîtres et amis de Stétié.
[3] Schehadé fonda pour une très courte
période L’Orient littéraire en 1929 ; Stétié le reprit en 1955 pour de nombreuses
années.
[4] Stétié la rapporte dans L’Extravagance
2014. Une version légèrement différente
avait été donnée au journaliste Iskandar Habache, As Safîr 2006.
Nous avons tenu compte des 2 versions.
[5] Bounoure a été au Liban et en Syrie de
1923 à 1952. D’abord auprès du Haut-commissariat e et après l’indépendance
auprès de l’ambassade de France. Il créé l’Ecole Supérieure des Lettres en 1945
et l’a dirigée avec Schehadé comme secrétaire général. On trouve le beau
témoignage de Stétié le concernant in En un lieu de brulure (Laffont,
Bouquins, 2009, pp 928-946)
[6] Georges pour Schehadé et Gérard pour
Nerval sont les seuls prénoms usités.
[7] Schehadé renia tous ses écrits
d’avant Poésies (GLM, 1938)
particulièrement son recueil Etincelles (Editions de la pensée latine,
1927). N’en réchappèrent que les textes de L’Ecolier Sultan (1928) et Rodogune
Sinne (1929) publiés chez GLM en 1947 et 1950.
[8] De la francophonie
post-phénicianiste, celle de l’entre deux guerres.
[9] Stétié est devenu une référence obligée
sur Jouve. Cf. Les cahiers Obsidiane, autour de stétié, Portrait de
Jouve, pp 101-103 et En un lieu…(pp 919-927).
[10] Ce que Stétié ne rapporte pas dans ses
écrits, et qu’il me confia un jour, c’est qu’un froid enveloppa la relation
durant les dernières années de Jouve et les visites à la rue Antoine-Chantin cessèrent,
probablement en raison de l’extrême susceptibilité du poète français. Mais à
l’enterrement de Blanche Reverchon, seconde femme de Jouve (janvier 1974), au
cimetière de Montparnasse, les
embrassades furent chaleureuses entre les 2 poètes. Jouve mourut peu après en
1976.
[11] La seconde topique freudienne (ça, moi,
surmoi) fut présentée comme les 2 pulsions de vie et de mort, Eros et Thanatos
dans Au-delà du principe du plaisir (1920). Freud affirmait ces 2
pulsions comme une « spéculation ». Grâce à Blanche, psychanalyste,
traductrice et amie de Freud, la théorie freudienne était familière au poète et
à ses amis.
[12] Fata Morgana.
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