Wednesday, 10 June 2009

PAUL AUDI: CREATION, JOUISSANCE, AMOUR



Paul Audi: Jubilations, Christian Bourgois, 420pp, 2009.

« La jubilation a l’innocence de l’enfance qui ignore la transgression et ses funestes conséquences. »


« Il en va de la pensée comme des choses de l’amour : quand vient l’heure de passer à l’acte, il faut accorder aux préliminaires une attention soutenue. » L’assertion est là entre mille autres, grave et légère, audacieuse et quasi impudique dans ce type d’ouvrage. Elle rapproche des thèmes qui travaillent l’œuvre mais cherche aussi à les mettre en communication avec d’autres (la vie, l’art…) et à les approfondir. Elle esquisse un style qui veut se soustraire à la domination de la pulsion de mort sous laquelle ploie notre époque et son art du simulacre. Cette phrase est emblématique du livre et d’une œuvre.
Naguère on présentait Paul Audi comme un philosophe français né au Liban. Aujourd’hui le qualificatif national comme la terre d’origine ont disparu au seul bénéfice de la date de naissance : 1963. Mais la quête d’identité demeure et ne cesse de hanter l’œuvre. Elle paraît essentiellement hexagonale dans l’attachement à certains mots tel celui de jouissance, « à lui seul cause que la France ne sera jamais soluble dans l’américanisation endiablée du monde » (p.99), comme dans le regret que « nous Français » (dans un cadre européen) avons de la perte de la culture « spirituelle » de la raison (p. 311). Mais le fin mot, c’est quand l’auteur se pointe du doigt en partant de sa propre pensée et de son projet propre: « L’essentiel pour Picasso, comme pour quiconque se voudrait ‘moderne, absolument moderne’, ce n’était ni le sol natal, ni la mémoire, ni le passé, mais ce qu’on pourrait appeler le natif pour désigner l’éternelle naissance de l’être à la vie, à ‘la vie moi ’ comme disait justement Picasso.» N’en va-t-il pas du penseur comme de l’artiste ?
Audi a abandonné l’enseignement de la philosophie et le métier d’éditeur (il a codirigé aux PUF la collection « Perspectives critiques ») pour s’épanouir dans son œuvre. Il est l’auteur, depuis 1994, d’une quinzaine de livres et de nombreux articles consacrés principalement « aux relations de l’éthique et de l’esthétique au cours des Temps Modernes ». Le présent ouvrage réunit neuf études écrites entre 1996 et 2008, certaines inédites, d’autres «substantiellement » remaniées. La réélaboration des textes, comme l’usage constant de termes nouveaux, semblent ici émaner d’une culture proclamée du renaître perpétuel, voire d’une ‘excédence’ de vie. Mais arrêtons-nous au titre et au plan.
Jubilations : l’ouvrage porte cet intitulé « presque » par « provocation ». Le terme renvoie comme le mot jouissance à un « affect de plénitude », mais s’en distingue par le point de ne comporter aucune angoisse : « La jubilation a l’innocence de l’enfance qui ignore la transgression et ses funestes conséquences. » Nous sommes ainsi proches de Zarathoustra et loin de Bataille. « Jubiler n’est pas ‘jouir’ d’avoir atteint à la satisfaction du désir mais ‘jouir’ d’être dans le désir le sujet de celui-ci. Plus exactement, c’est ‘jouir’ d’être, au point de naissance du désir, son surgissement même, et ce bien avant que le désir n’exacerbe sa tension à force de buter contre son insatisfaction, pourtant inévitable. » Le désir, le sujet, les affects, le plaisir et l’insatisfaction, le point de naissance et la limite, l’animalité et la liberté…tels sont les enjeux d’une pensée inscrite dans la postérité de Nietzsche, et de son éducateur Schopenhauer, mais soucieuse d’avoir ses références propres (Rousseau, Michel Henry) et de dessiner sa configuration particulière au milieu de penseurs proches (Lacan, Deleuze, Lyotard…) et ce dans une attention particulière aux artistes contemporains, peintres, sculpteurs, jazzmen, cinéastes, poètes, romanciers…
Quant au livre lui même, il ne se contente pas de rassembler des essais mais se construit suivant une tripartition (Recto, Verso, Socle) précédée d’un ‘préavis’ et suivie d’un ‘appendice’. La première partie, de facture plutôt « littéraire », approche le mystère de la création, à partir de plusieurs artistes dont le principal est Picasso, voyeur dans la gravure et faisant l’amour dans la peinture, « œil vivant, affectif, pulsionnel, pulsatile, prédateur », Picasso « identifié » par le roman moderne de Jarry sous le nom de surmâle. Elle tend à montrer, par des descriptions souvent d’une poignante intensité, comment l’esprit ne peut créer qu’en s’appuyant sur les pulsions de vie et en combattant les forces de la destruction présentes en toute époque.
« Verso », la deuxième partie, est proprement philosophique et cherche à élucider ce qui ne fut qu’évoqué et décrit dans la section précédente. Elle se développe en « trois variations sur le désir ». La première, texte dense et complexe, cherche à problématiser son objet dans un retour amont jusque Hobbes et Spinoza, à le relier aux notions de vouloir et se vouloir, de corps vivant, de pouvoir, de liberté, de représentation, de totalité, de privation…ou à l’en séparer en délimitant les territoires. La deuxième moins ardue se sert d’illustrations imaginaires ou littéraires pour montrer l’importance de « l’encadrement » pour l’éventail des désirs. La troisième fait bon usage de L’amour fou de Breton pour montrer comment « la puissance de l’amour élève (le) désir à la conscience poétique de lui-même ».
« Socle », dernière section de l’ouvrage, cherche à fonder les précédentes parties dans le devenir intellectuel de l’Europe et dans l’itinéraire propre de l’auteur.
La pensée de Paul Audi, depuis son ouvrage Créer (2005) dont l’édition définitive est à venir, pivote tout entière autour de l’acte de création lequel s’ouvre au désir, à la jouissance et à l’amour. Pour cerner son objet, l’auteur cherche à fonder une « éthique de la création » à laquelle il donne le nom d’ « esth/éthique ». Si les textes de Jubilations n’élaborent pas la synthèse attendue, ils percent chacun en un style propre des voies en ce domaine.

Farès Sassine

FOUAD GABRIEL NAFFAH, INVENTEUR DE SON CLASSICISME



             S’il est un recueil nomade entre les capitales libanaise et française, c’est bien celui du plus sédentaire des beyrouthins Fouad Gabriel Naffah (1925-1983) qui n’a fait que déambuler, sa vie entière, entre Achrafieh et la Place des Martyrs pour finir son existence de poète maudit à l’hôpital de Dora. Les premiers poèmes ont été publiés dans La Revue du Liban à partir de 1948 et réunis en plaquette, Poésies, à Beyrouth en 1950 ; Mercure de France en accueillit en 1950 et 1955, mais La description de l’homme, du cadre et de la lyre dans sa version définitive préfacée par Salah Stétié fut imprimée à Beyrouth en 1957 sans éditeur pour être reprise au Mercure en 1963 et recevoir le prix René Laporte en 1964. Ce recueil occupe moins du quart des Œuvres complètes publiées par Dar an-nahar (1987) et il est à nouveau question, en ce début de siècle, d’une nouvelle publication en France par un éditeur des plus exigeants.
             Le vagabondage éditorial de ce petit ouvrage (45 poèmes de dimension limitée) dénonce son essence même : un pur joyau, une œuvre dont la place est des plus éminentes dans le firmament poétique français voire universel, un recueil dont les qualités prosodiques reconnues par de grands poètes et critiques ne parviennent pas à lever totalement les obstacles sur la voie d’un très large accueil. Donnons la parole à Yves Bonnefoy : dans ce livre, « rien n’apparaissait qui ne fût le mystère de l’évidence, la vibration nombreuse du simple, la note éternelle -comme disait Baudelaire de bien peu d’écrivains,- dans la parole pourtant la plus ouverte à la vie de tous les jours. » On ne peut mieux énoncer la triple polarité qui donne toute sa densité au recueil.
             Du titre, simple mais inhabituel par son ambition d’embrasser autant d’éléments et par l’euphémisme, ou la volonté neutre, de ne pas outrepasser une description, il est d’usage de dire qu’il se réfère au poète lui même, à son milieu terrestre et « avec, sans doute, une nuance de dérision » (Stétié) au symbole ancien de la poésie. Thèse amplement justifiée par les poèmes qu’il s’agisse de ‘Déclaration’ ou d’ ‘Autoportrait’ ou de ‘Liban’, ‘La plaine’, ‘La mer’ :

Femmes cafés liqueurs et poésie
Les plus parfaits véhicules du rêve
Ne dispensent pas l’homme de la mer…

Je propose toutefois de la compléter par cette autre : l’homme, c’est le souffle poétique ample de Naffah, le cadre c’est cette forme mise au jour dans le recueil où il cherche à s’exprimer, la lyre, c’est cette tension entre le souffle et sa forme d’expression.
             La forme que Naffah reprend de poème en poème dans la quasi-totalité de son recueil est celle d’un morceau de 17 vers, généralement en alexandrins, rarement en décasyllabes. Dans le sillage de Pétrarque, Shakespeare, Ronsard, ces maîtres absolus du genre, peut être en compétition avec eux, il va au-delà des quatorze vers habituels, place un tercet en plus qui n’est nullement un tercet de trop. Ces trois vers ajoutés à un sonnet désormais sans strophes, ni ponctuation, ni rime prévisible ou exclue, est rendu nécessaire par l’ampleur de l’inspiration et sert à relancer le poème au lieu d’en être la chute. On le voit particulièrement dans « Les deux amants d’hier » où les derniers vers, suite à la disparition des amants dans le « jardin de pommes », remettent en lieu leur présence :

Excepté leurs beaux yeux qui rallumés dans l’ombre
Sont quatre chandeliers tout ravagés de pleurs

La pièce poétique longue, compacte et répétée de page en page de Naffah, servie par ce vers de douze pieds ample et magnifique, impose au lecteur un rythme rapide qui le mène et souvent l’essouffle. Là est la puissance du poète et là est le tourbillon multiforme de ses « morceaux » et leur force. L’une des conséquences en est que nous avons tantôt des poèmes d’une transparence totale, tantôt des poèmes à l’obscurité têtue exigeant plusieurs lectures et laissant un arrière goût de non compréhension intégrale, tantôt des poèmes fluides d’un bout à l’autre et tantôt des « pièces » contorsionnées.
             Si l’on joint à ce qui vient d’être dit la tension entre, d’une part, la facture classique, ample, inactuelle de l’alexandrin conjuguée avec des sujets ‘nobles’ sentant parfois le collège (« Esprit d’Alexandre », « Ame d’Annibal…) et, d’autre part, des termes tirés du quotidien (le divan, la chaise) ou d’un registre non poétique (l’appareil lacrymal), on peut mesurer l’effet déroutant de poèmes en décalage séculaire, ne sortant de la période du Mandat ou même de l’école des missionnaires que pour porter la poésie à ses sommets, à des frontières jusque là inconnues et pour perpétuer un mouvement de va et vient entre les deux pôles.
             La poésie de Fouad Gabriel Naffah dont les Libanais ne connaissent que quelques morceaux célèbres reste à découvrir et à approfondir dans sa totalité. Toujours en deçà ou au-delà d’elle-même, elle invente continuellement son classicisme. Si on la dit nervalienne, ce n’est pas qu’elle est dans le sillage de l’auteur des Chimères, mais parce qu’elle lui est parallèle par son hermétisme et sa perfection formelle au niveau du vers et de la composition générale.

LE LISSAGE EXQUIS DE L’AMITIE


J.-B. Pontalis: Le songe de Monomotapa, Gallimard, 2009, 166p.

Après deux ouvrages consacrés à la fraternité (Frère du précédent, 2006) et à l’amour (Elles, 2007), le nouveau livre de Pontalis, qui emprunte son titre à une fable de La Fontaine impliquée dans un souvenir partagé, porte sur l’amitié et semble clore un triptyque. Le sujet traité n’est pas le plus facile pour un psychanalyste : pèse sur lui, en effet, un «quasi-silence freudien, et presque rien depuis ». L’auteur rapporte que le thème a été souvent envisagé comme sujet de numéro pour La Nouvelle Revue de Psychanalyse qu’il a créée et animée ; mais si le projet n’a jamais vu le jour, c’est peut être qu’obscurément l’équipe de rédaction pressentait que l’approfondissement de ce qui la liait menaçait sa cohésion. La rupture serait-elle donc au bout de l’amitié sommée de livrer ses secrets ? L’ouvrage ne sous-estime pas les obstacles (dont cette « illusion » : accéder à la vérité de l’ami), mais se veut un acte de foi en son objet même.
Pontalis est né en 1924. C’est donc à l’âge de 85 ans qu’il achève ce livre serein et si mature mais où la sève n’est jamais en panne et où l’agilité de l’esprit s’avère entière. Pour délimiter son champ et différencier l’amitié de l’amour, il met en relief la prétention (impossible) du second à la « plénitude de la satisfaction » et son destin à vivre de cette insatisfaction même; l’amitié, elle, serait plus modeste et n’exigerait pas totalité ou perfection ; elle détiendrait « ce privilège d’ignorer les intermittences du cœur comme les tourments de la passion amoureuse » ; mais le glissement de l’un à l’autre reste possible surtout entre un homme et une femme. Tous deux dépaysent donc et portent hors de soi, mais l’amitié le fait à un degré moindre. Mais à elle l’avantage d’être toujours réciproque, alors qu’il vit principalement dans un « décalage horaire » et en des temps différents.
Avec une attention particulière aux mots venue tout autant de la psychanalyse que de la longue fréquentation de la chose littéraire, et une qualité de réflexion acérée par la formation philosophique, Pontalis renouvelle ses précédentes performances: commettre un petit livre attachant, vivant, plein d’enseignements et d’interrogations, un écrit où s’effacent bien des frontières, celles qui séparent les domaines précités, celles qui délimitent vécu et lectures, celles qui coupent un récit de ses enseignements, celles qui éloignent le vagabondage de la recherche planifiée… On peut mesurer de multiples façons les dimensions d’un livre. Celui-ci, si succinct, devrait l’être par la peur éprouvée par le lecteur à le terminer ou à finir chacun de ses courts chapitres.
Topographie des domaines de l’amitié (les hommes et les lieux, la camaraderie de parti scellée par un pacte secret, les collègues de travail, les compagnons imaginaires…), de ses âges (l’adolescence est l’une de ses meilleures saisons, mais toutes les périodes y sont favorables), de ses durées (longue ou « l’espace d’un instant »), de ses péripéties (naissance et dissolution ou possible passage à l’inimitié) et de ses formes ( les partis pris de dire, de ne pas dire, de tout dire…); fragments de journal des relations d’une vie ( des premiers amis rencontrés dans la lecture de ce qu’on appelait alors des albums à la tristesse ressentie par ce qu’ont de répétitif les réunions de vieux copains) ; portraits d’amis célèbres (J.P. Vernant ; Jean Pouillon ; Michel Cournot ...) ou inconnus ; notes et commentaires de lectures littéraires (l’amitié qui outrepasse les classes sociales chez Tolstoï ) ; tentatives pour saisir ce qu’a en propre la Philia; récits pourvus d’une logique propre et ménageant un suspense particulier, association libre d’idées, variations et /ou improvisations sur un thème rendu musical…Le livre de Pontalis, bien tissé pour utiliser un terme qu’il affectionne, soulève nombre de questions qu’il laisse non résolues, ce qui ne contribue pas peu à son élégance et à sa fraîcheur. Il est courant d’associer maturité et achèvement. Un tel écrit incite à penser que la maturité est dans l’inachèvement.
L’amitié, en cet ouvrage, installe sa scène sur un arrière fond et la monte sur un sol. L’arrière fond est la mort, une mort désormais à l’horizon du quotidien, mais que l’ami, comme elle venu d’ailleurs, aide à affronter. Le sol est l’écriture car non seulement elle est le milieu naturel et culturel où se meut notre auteur-éditeur, mais elle est le tissu même dont sont nouées ses rencontres et relations, voire l’être fondamental de ses amis. Réciproquement, « qu’est-ce que je cherche en écrivant un livre ? » sinon à faire d’un inconnu « un ami intime ».
Nous sommes désormais proches de Blanchot (L’entretien infini, 1969 ; L’amitié, 1971) cité une seule fois, mais encore loin du Derrida de Politiques de l’amitié (1994) qui met en épigraphe le mot « tres-familier » d’Aristote selon Montaigne : « O mes amis, il n’y a nul amy ». A l’exception du récit du lien Freud-Fliess rapporté et analysé, Pontalis lisse l’amitié en amoindrissant ses ambitions et en édulcorant ses orages. C’est là un parti pris… qui nous a procuré d’excellents moments.