Paul Audi: Jubilations, Christian Bourgois, 420pp, 2009.
« La jubilation a l’innocence de l’enfance qui ignore la transgression et ses funestes conséquences. »
« Il en va de la pensée comme des choses de l’amour : quand vient l’heure de passer à l’acte, il faut accorder aux préliminaires une attention soutenue. » L’assertion est là entre mille autres, grave et légère, audacieuse et quasi impudique dans ce type d’ouvrage. Elle rapproche des thèmes qui travaillent l’œuvre mais cherche aussi à les mettre en communication avec d’autres (la vie, l’art…) et à les approfondir. Elle esquisse un style qui veut se soustraire à la domination de la pulsion de mort sous laquelle ploie notre époque et son art du simulacre. Cette phrase est emblématique du livre et d’une œuvre.
Naguère on présentait Paul Audi comme un philosophe français né au Liban. Aujourd’hui le qualificatif national comme la terre d’origine ont disparu au seul bénéfice de la date de naissance : 1963. Mais la quête d’identité demeure et ne cesse de hanter l’œuvre. Elle paraît essentiellement hexagonale dans l’attachement à certains mots tel celui de jouissance, « à lui seul cause que la France ne sera jamais soluble dans l’américanisation endiablée du monde » (p.99), comme dans le regret que « nous Français » (dans un cadre européen) avons de la perte de la culture « spirituelle » de la raison (p. 311). Mais le fin mot, c’est quand l’auteur se pointe du doigt en partant de sa propre pensée et de son projet propre: « L’essentiel pour Picasso, comme pour quiconque se voudrait ‘moderne, absolument moderne’, ce n’était ni le sol natal, ni la mémoire, ni le passé, mais ce qu’on pourrait appeler le natif pour désigner l’éternelle naissance de l’être à la vie, à ‘la vie moi ’ comme disait justement Picasso.» N’en va-t-il pas du penseur comme de l’artiste ?
Audi a abandonné l’enseignement de la philosophie et le métier d’éditeur (il a codirigé aux PUF la collection « Perspectives critiques ») pour s’épanouir dans son œuvre. Il est l’auteur, depuis 1994, d’une quinzaine de livres et de nombreux articles consacrés principalement « aux relations de l’éthique et de l’esthétique au cours des Temps Modernes ». Le présent ouvrage réunit neuf études écrites entre 1996 et 2008, certaines inédites, d’autres «substantiellement » remaniées. La réélaboration des textes, comme l’usage constant de termes nouveaux, semblent ici émaner d’une culture proclamée du renaître perpétuel, voire d’une ‘excédence’ de vie. Mais arrêtons-nous au titre et au plan.
Jubilations : l’ouvrage porte cet intitulé « presque » par « provocation ». Le terme renvoie comme le mot jouissance à un « affect de plénitude », mais s’en distingue par le point de ne comporter aucune angoisse : « La jubilation a l’innocence de l’enfance qui ignore la transgression et ses funestes conséquences. » Nous sommes ainsi proches de Zarathoustra et loin de Bataille. « Jubiler n’est pas ‘jouir’ d’avoir atteint à la satisfaction du désir mais ‘jouir’ d’être dans le désir le sujet de celui-ci. Plus exactement, c’est ‘jouir’ d’être, au point de naissance du désir, son surgissement même, et ce bien avant que le désir n’exacerbe sa tension à force de buter contre son insatisfaction, pourtant inévitable. » Le désir, le sujet, les affects, le plaisir et l’insatisfaction, le point de naissance et la limite, l’animalité et la liberté…tels sont les enjeux d’une pensée inscrite dans la postérité de Nietzsche, et de son éducateur Schopenhauer, mais soucieuse d’avoir ses références propres (Rousseau, Michel Henry) et de dessiner sa configuration particulière au milieu de penseurs proches (Lacan, Deleuze, Lyotard…) et ce dans une attention particulière aux artistes contemporains, peintres, sculpteurs, jazzmen, cinéastes, poètes, romanciers…
Quant au livre lui même, il ne se contente pas de rassembler des essais mais se construit suivant une tripartition (Recto, Verso, Socle) précédée d’un ‘préavis’ et suivie d’un ‘appendice’. La première partie, de facture plutôt « littéraire », approche le mystère de la création, à partir de plusieurs artistes dont le principal est Picasso, voyeur dans la gravure et faisant l’amour dans la peinture, « œil vivant, affectif, pulsionnel, pulsatile, prédateur », Picasso « identifié » par le roman moderne de Jarry sous le nom de surmâle. Elle tend à montrer, par des descriptions souvent d’une poignante intensité, comment l’esprit ne peut créer qu’en s’appuyant sur les pulsions de vie et en combattant les forces de la destruction présentes en toute époque.
« Verso », la deuxième partie, est proprement philosophique et cherche à élucider ce qui ne fut qu’évoqué et décrit dans la section précédente. Elle se développe en « trois variations sur le désir ». La première, texte dense et complexe, cherche à problématiser son objet dans un retour amont jusque Hobbes et Spinoza, à le relier aux notions de vouloir et se vouloir, de corps vivant, de pouvoir, de liberté, de représentation, de totalité, de privation…ou à l’en séparer en délimitant les territoires. La deuxième moins ardue se sert d’illustrations imaginaires ou littéraires pour montrer l’importance de « l’encadrement » pour l’éventail des désirs. La troisième fait bon usage de L’amour fou de Breton pour montrer comment « la puissance de l’amour élève (le) désir à la conscience poétique de lui-même ».
« Socle », dernière section de l’ouvrage, cherche à fonder les précédentes parties dans le devenir intellectuel de l’Europe et dans l’itinéraire propre de l’auteur.
La pensée de Paul Audi, depuis son ouvrage Créer (2005) dont l’édition définitive est à venir, pivote tout entière autour de l’acte de création lequel s’ouvre au désir, à la jouissance et à l’amour. Pour cerner son objet, l’auteur cherche à fonder une « éthique de la création » à laquelle il donne le nom d’ « esth/éthique ». Si les textes de Jubilations n’élaborent pas la synthèse attendue, ils percent chacun en un style propre des voies en ce domaine.
Farès Sassine