Joseph G. Chami: Le
mandat Amine Gemayel 1982-1988 (Le mémorial du Liban, t. 8)
Beyrouth, s.e., 300pp.
Si
les Libanais croient vivre aujourd’hui le pire, c’est qu’ils ont la mémoire
courte. Ou qu’ils pratiquent la politique de l’autruche essayant de ne pas voir
ce qui pourrait les attendre s’ils ne réagissent pas à temps pour l’éviter et
qui frappe à leurs frontières. En ce sens la lecture du tome 8 du Mémorial
du Liban de Joseph Chami consacré au Mandat Amine Gemayel est
salutaire et offre un tableau qui n’est pas sans rappeler l’Apocalypse de
Saint Jean et l’Enfer de Dante, théologie et poésie gommées. De quoi nous
impliquer tous dans une politique urgente et constructive.
Le
sextennat commença avec de grands espoirs, du moins pour cette partie de la
population qui tenait à voir l’État libanais retrouver ses prérogatives. Les
communautés rêvaient de paix et d’égalité. Le pays semblait bénéficier d’un
appui international sans précédent avec la présence sur son territoire d’une
Force Multinationale comprenant principalement des militaires américains et
français. C’était oublier les circonstances particulières de la naissance du
mandat présidentiel en 1982: l’invasion israélienne et le siège de
Beyrouth, le départ des combattants palestiniens et le retrait partiel imposé
aux soldats syriens, l’élection à la présidence de la république puis
l’assassinat de Bachir Gemayel chef des Forces libanaises, les massacres dans
les camps…Mais que de péripéties sanglantes et d’initiatives inabouties fallait-il
traverser pour arriver au bout du mandat, en septembre 1988, à la menace proférée
par le diplomate américain Richard Murphy, suite à son accord avec les
responsables de Damas sur le nom du prochain président : ce sera
« Daher ou le chaos ! » Cette menace brandie dans un climat
libanais d’impréparation, d’enchères et d’étroits calculs partisans allait
conduire à l’apocalypse et même à lui faire durant deux années supplémentaires
des allures nouvelles.
Il
est possible, à travers cette chronique attentive, détaillée, claire et
enrichie de tableaux récapitulatifs de Joseph Chami d’essayer de repérer les
éléments qui ont conduit à la débâcle d’une politique et à la poussée d’une
autre qui gagne du terrain sans parvenir encore, durant ces années troubles, à
triompher : la nouvelle donne iranienne, la détermination syrienne face
aux velléités américaines, les derniers sursauts de la guerre froide, le poids
de la géopolitique, la connivence des 2 états voisins contre la souveraineté du
Liban, la légèreté des gouvernants et l’aveuglement criminel des milices…Mais
ce qui frappe tout au long de ces pages, c’est les éphémérides de l’apocalypse ,
les effets conjugués de la violence et de l’inflation allant parfois jusqu’à la
vente d’enfants et le cannibalisme. Page après page s’accumulent les
bombardements, les sièges, les massacres, le nettoyage communautaire, les
attentats, les voitures piégées, les assassinats, les enlèvements d’étrangers
et de nationaux, les vendettas, les pillages…On dirait que l’histoire bégaie
dans le rouge et le deuil, prise dans le tourbillon de quelque «mauvais
infini » ou des cercles de l’Enfer. On assiste surtout à un extrême
émiettement des ensembles sociopolitiques, chaque camp ne cessant de se
dédoubler et de se diviser et trouvant dans ses déchirements internes une
violence dont il était sevré dans les luttes globales. La société sans État et
sans projet d’État se désarticule dans la pire de ses formes, manipulée et
exploitée par des puissances redoutables.
On
ne rendrait pas toutefois hommage à un livre d’une aussi belle qualité et
inscrit dans une entreprise qui part dans le premier tome de 1860 (œuvre démesurée
pour un seul auteur !) si on ne signalait pas certaines erreurs, certaines
omissions, certaines failles injustifiées. Signalons d’abord la pauvreté
quantitative et qualitative de l’iconographie dans l’ouvrage :
paradoxalement, les photos, pour ce sextennat, sont nombreuses et de haut
niveau comme on peut le constater dans la presse de l’époque et dans de nombreux livres parus depuis. Des cartes
géographiques auraient bien sevi la connaissance de la période étudiée en montrant
la perte de terrain du gouvernement. Ce n’est pas Uri Avneri, homme de gauche
et de paix, qui coordonne les activités israéliennes au Liban (p. 62) mais Uri
Lubrani. La délégation libanaise aux négociations avec les Israéliens en
présence d’Américains (et dont les membres sont énumérés un à un avec le signal
de leur apparence communautaire, p. 27) agit sous l’autorité d’un coordinateur Ghassan
Tuéni dont on ne trouve pas mention. Son rôle consistait à coordonner les 3 négociations
avec les Israéliens, les Syriens et les Palestiniens. Il avait choisi pour le seconder
l’ambassadeur Dhafer al Hassan, Nawaf Salam et Amine Maalouf. Sayed
Mouhammad Hussein Fadlallah n’est ni
« le numéro Un du clergé chiite libanais » et ne saurait être dit,
que de manière fort ignorante des réalités du chiisme, « représente(r) au
Liban la plus haute autorité chiite, l’ayatollah Rouhallah Khomeyni » (p.
122). Le rôle positif et unificateur du parlement et de son président Hussein
Husseini est regardé avec très peu de considération.
Le
livre omet surtout le côté rayonnant de ces années sombres, l’activité
intellectuelle et artistique des Libanais : le spectacle de Ssayf 840
de Mansour Rahbani, le lancement du festival de Beit Eddine, les grandes
synthèses spéculatives de Kamal Salibi (The Bible came from Arabia, A House
of many Mansions), de Ghassan Tuéni ( Une guerre pour les autres), d’Antoine
Messarra (Le modèle politique libanais), de Ahmad Beydoun (Identité
confessionnelle et Temps social…), de Youakim Moubarac (Pentalogie maronite),
les romans d’Elias Khoury et de Hassan Daoud, l’activité théâtrale de Roger
Assaf et cinématographique de Bourhane Alaouyé et de Maroun Baghdadi, les
grandes expositions de peintres …pour ne citer que quelques noms et quelques
rubiques.
Indispensable pour tout
chercheur et tout honnête lecteur, Le mandat Amine Gemayel laisse les
rayons dans l’ombre mais met bien en lumière les ténèbres.