Martin Heidegger: Réflexions.
Cahiers noirs (2 volumes) :
II-VI (1931-1938) traduit par François Fédier, 544pp; VII-XI (1938-1939)
traduit par Pascal David, 464pp, Gallimard, 2018.
Heidegger avait stipulé dans ses «dernières volontés »
que ses Cahiers ne paraîtraient qu’une fois son œuvre intégrale publiée.
Bien que cette édition, entreprise en 1975 en Allemagne, soit encore en cours,
les exécuteurs testamentaires ont jugé que rien ne s’opposait à leur impression
avant le terme convenu. Ils occupent désormais, édités par Peter Trawny chez Klostermann
(2014-2018), les volumes 94-98 de la Gesamtausgabe. Deux volumes
viennent de paraître en français couvrant les années 1931-1939, donc allant
d’avant l’instauration du nazisme (janvier 1933) à la veille de la guerre
mondiale.
Les Cahiers noirs doivent leur nom à la couleur de
leur reliure. Le premier volume (1931) est perdu et ils sont au nombre de 34
dont 14 portent l’intitulé Réflexions.
Heidegger (1889-1976) les a rédigés jusque ses dernières années. C’était
pour lui un moyen de conserver des notations, parfois recopiées,
en vue de son œuvre. Alors que celle-ci est pensée comme lieu de vérité, ces
cahiers de travail esquissent des chemins. Ne voulait-il pas faire figurer en
tête de l’édition intégrale : « Des chemins, non des œuvres ».
Quelques événements historiques sont évoqués ou commentés
(un combat de boxe en Amérique en juin 1938, le pacte germano-soviétique, la
possibilité de la guerre mondiale…) mais ni les faits contemporains, ni les
dates autobiographiques (le Discours du Rectorat de 1933 est dit le « petit interlude d’une grande
erreur ») n’y tiennent une
place importante. Comme y insistent l’éditeur
et les deux traducteurs dans leurs présentations, il ne s’agit ni du
couronnement de l’œuvre ni d’un « testament philosophique ». Ce sont
des passages en vue d’ouvrages et de cours dont Heidegger a pris bien soin d’établir
les index. Ils accompagnent les grands traités historiaux rédigés entre 1936 et
1944 « à titre de compléments tout
en leur étant subordonnés » (Pascal David). Mais si la pensée y est moins systématique ou « plus
rhapsodique », leur style est dense et riche et on y tombe sur bien des
« fulgurances ».
La parution des Cahiers noirs a été l’occasion d’un
renouveau de la cabale anti-heideggérienne en France. On a voulu y trouver la confirmation du nazisme et de
l’antisémitisme de l’auteur, le réduire à ces deux sphères, voire nier l’apport
philosophique d’une pensée qui ne cesse de se questionner, de s’ouvrir à
l’être, de se mettre à l’écoute du langage. En ce qui concerne le nazisme,
l’inquiétude qui a pointé dès l’exercice du rectorat se transforme en
opposition déclarée et argumentée tout au long de ces Recherches. Le
régime, la « doctrine », la « politique culturelle » nazis
sont vivement critiqués et regardés d’une hauteur méprisante. Le national
socialisme qui prétend dénigrer le nihilisme apparaît lui même comme régime totalitaire nihiliste. Comme le capitalisme et le marxisme, le
fascisme manifeste « la domination universelle de la volonté de puissance
au sein de l’histoire prise en vue planétairement ». La pensée de
Heidegger cherche l’immondation d’un tel monde, sa réapparition sous un
autre visage.
Sur
l’antisémitisme, une affirmation du Dictionnaire Martin Heidegger (2013)
dont nous avons dit ici même tout le bien, est démentie. Le penseur n’a pas été
sans commettre des propos antijuifs. Ces passages sont rares mais sans équivoque et pour
la plupart indéfendables ; ils ne se fondent pas évidemment sur la
« race », mais charrient des stéréotypes qu’ils intègrent à la vision
globale : le judaïsme est « peut-être bien la plus vaste absence
d’ancrage, celle qui n’est liée à rien et tire profit de tout ». Il ajoute :
« ce qui est sans ancrage s’exclut lui-même parce qu’il n’ose pas l’estre
mais ne compte qu’avec l’étant ». L’éviction a donc essentiellement une
portée philosophique.
Rédigés quelques années
après Etre et Temps (1927), œuvre qui
n’aurait pas encore trouvé ses puissants contradicteurs selon Heidegger, les Cahiers
cherchent à remonter de l’être de
l’étant, objet d’enquête de cet opus,
à la « vérité de
l’estre » telle que de lui-même il se dispense en son avenance
et se projette, intercepté en ses « coups d’envoi ». C’est d’une histoire
destinale de l’estre qu’il s’agit. Non une histoire faite de causalité et
de succession telle que l’historien commun en est le « notaire »,
l’accumulant sans la penser, mais une histoire historiale et créative
riche de possibilités et d’une destination.
Pour
cette histoire, Hölderlin et Nietzsche sont nommés ensemble, l’un
sans omettre l’autre, tout en étant différents et incommensurables. Des points
les rapprochent: un rapport essentiel aux Grecs ; la reconnaissance de façon différente du dionysiaque et de l’apollinien ;
la critique accomplie des Allemands. Hölderlin est le « poète du
poète », de l’histoire à venir de l’estre. Nietzsche a fait
de la méditation consacrée à l’histoire de « l’idéal » la voie à un
ultime achèvement de la métaphysique ; le retournement qu’il opère est l’avant-
dernier pas accompli pour passer de la question de l’étant à l’estrée
de l’estre ; la « nécessité prend tournure de
décision » et on passe de la fin de la métaphysique à un premier commencement
où les pensées viennent à nous pour ainsi dire destinées.
La lecture de Heidegger, fut-ce en ces
notes, est endurante. Elle n’en assigne pas moins à la pensée la tâche de
sortir du formatage planétaire qui nous oppresse.