Thursday, 9 January 2020

LIBAN 2019 : DE LA CRISE AU SOULEVEMENT

Une version abrégée et éditée par M. Jacob Hamburger paraît dans
. Qu’il soit ici remercié de tous ses efforts.



pierrenehman: Place des Martyrs, Beyrouth


          Depuis la formation du Grand Liban, décision mandataire française en 1920, par l’adjonction au Mont Liban, province ottomane autonome (moutassarrifiyya) de territoires appartenant aux provinces de Beyrouth et de Damas (wilayet), puis la proclamation de la République libanaise en 1926 et l’obtention de son indépendance en 1943, le pays n’a pas connu un soulèvement de cette ampleur ou de cette nature. Le Liban était réputé être un pays de querelles (souvent sanglantes) et de compromis, mais jamais une contestation n’avait eu une telle étendue géographique et n’a transcendé autant les appartenances régionales et communautaires. Elle s’est déclenchée le 17 octobre 2019 et dure depuis,  mais elle est de plus en plus menacée par des ennemis qui défendent leurs pouvoirs et les assises sociétales qui les maintiennent. Face à une violence préfigurée, les révoltés n’ont que leur pacifisme et face à la dureté des autorités et des structures ils n’ont que leur bonne volonté, leur persévérance, leur fraternité, leur solidarité et l’espoir de dépasser la crise et de devenir les maîtres de leur destin.
          Si le déclencheur du soulèvement (ou révolution, plus exactement du soulèvement qui cherche à être une révolution) est un projet de taxe gouvernementale sur un réseau social gratuit et très courant, le WhatsApp,  taxe qui risquait de limiter la communication et dont la gratuité est mondiale, une triple crise est à son origine : économique, politique, écologique et culturelle.
          La crise économique et financière est ample et sans précédent. Prévue, longtemps annoncée, non seulement elle n’a pu être écartée mais elle s’est amplifiée d’année en année et de gouvernement en gouvernement, se surpassant tous en gaspillage et malversations. L’endettement public a atteint 150% du Produit National Brut ; les balances commerciale et de paiement sont devenues largement déficitaires suite d’une part au surplus des importations et aux difficultés de l’exportation (frais de production élevés), d’autre part à une rentrée de devises en chute. En 2019, la croissance est nulle. Sur le plan social, plus de 30% des habitants vivent désormais au dessous du seuil de pauvreté et les classes moyennes qui donnent au pays sa pesanteur voient leur statut déchoir. Le chômage (près de 30%) est fréquent parmi les jeunes. Chez les élites, il prend une dimension tragique : après le labeur estudiantin et des frais d’éduction excessifs, les diplômés ne trouvent pas de travail. L’immigration prive le pays de leurs aptitudes, mais peut servir de solution familiale et individuelle pleine d’avantages. Elle est désormais presque interdite vu la tendance au repli de l’Europe et de l’Amérique, les mauvaises relations du gouvernement avec certains pays du Golfe et la fin de l’euphorie économique dans ces régions d’accueil suite aux guerres et tensions. Il est donc artificiel et faux de séparer la crise nationale des événements régionaux, de l’affrontement américano-iranien, du combat sunnite-chiite, de l’interminable guerre de Syrie et de ses suites. Au Liban, le Hezbollah qui affiche son allégeance au régime des mollahs de Téhéran est particulièrement l’objet de sanctions américaines financières et politiques dont l’effet se répercute mutatis mutandis sur la population entière.
          De cette crise économique, la classe politique est largement responsable. Depuis la mainmise syrienne sur le pays et le détournement des accords de Taëf (1989) conclus par des parlementaires libanais sous l’égide de l’Arabie saoudite et de la Syrie (avec bénédiction américaine), le gouvernement et le parlement sont livrés aux miliciens et seigneurs de guerre au nom de la nouvelle répartition communautaire du pouvoir. De facto, ceux-ci qui se sont entrelacés avec les anciens maîtres du jeu[1] se répartissent les ressources de l’Etat et font main basse sur ses biens ce qui leur permet de fonder et reproduire leurs assises et… d’accumuler des fortunes. Les institutions en place sont réparties et de nouvelles sont nées distribuées selon les mêmes critères. Le Hezbollah prend la place de la Syrie après le retrait de ses troupes suite à l’assassinat de Rafic Hariri en 2005 et supervise l’ensemble. En 2008, suite à un coup de force du parti chiite, le parti aouniste, majoritaire parmi les parlementaires chrétiens et qui avait conclu une alliance avec « le parti de Dieu », retrouve au nom de sa communauté, une place au banquet. Le tripartisme confessionnel sunnite-chiite-druze perd son monopole et les aounistes s’affirmant réformateurs et intègres ne brillent pas par une quelconque différence avec les caciques en place. Les élections législatives qui ont lieu en 2018 selon une nouvelle loi électorale à la proportionnelle étaient censées représenter la diversité dans chaque communauté et frayer une voie aux groupements minoritaires. Elles aboutissent à une surconfessionalisation de la représentation, à l’élimination des partisans du progrès, à la reconduction des mêmes clans enrichis de partisans soumis, nantis et affairistes. Il faut noter cependant le changement de majorité, celle-ci désormais aux mains du Hezbollah et de ses alliés le mouvement chiite Amal et  du Courant Patriotique Libre (les chrétiens aounistes).
          La corruption, l’appât du profit, l’incompétence dans une atmosphère d’audace et de complicité inconnues jusque là devinrent tels que ni le problème des déchets (ses solutions empirant toujours) ni celui des égouts allant dans la Méditerranée ou les fleuves ne peuvent être réglés. Les stations de filtrage des eaux usées qui avaient couté plus d’un milliard de dollars ne sont pas relayés aux tuyaux appropriés. Les plages côtières, propriétés de l’Etat sont accordées aux puissants et à leurs pourvoyeurs et interdites aux simples citoyens. Des cheminées d’usines et de centrales électriques mettent certaines agglomérations du Liban au rang des plus polluées de la planète. Les carrières de pierre sans foi ni loi défigurent partout la montagne. Ce qui précède ne dessine qu’une partie du sombre tableau. Les protestations populaires ne donnent lieu qu’aux promesses mensongères des politiciens et laissent scandaleusement les dégâts en l’état. Les fauteurs demeurent anonymes et aucune sanction n’est prise. Quand enfin un incendie risque d’emporter les forêts et les habitants, on découvre que les avions achetés sont hors d’usage.

LES GRANDS TRAITS DE LA REVOLUTION            
          Au-delà des victoires tactiques du soulèvement (chute du gouvernement suite à la démission du premier ministre;  2 séances du parlement pas très constitutionnelles empêchées;  refus des propositions présidentielles & gouvernementales inappropriées;  projets de nomination d’un premier ministre avortés ; crise financière et bancaire mise à nu et obligation imposée d’y remédier en priorité…) et d’une lutte toujours en cours où les coups bas du pouvoir et de certains de ses partis sont nombreux et ne connaissent aucune norme, nous pouvons déjà dégager les traits d’un soulèvement qui cherche à être une révolution et dont les Libanais espèrent des acquis définitifs.
Le trait le plus saillant du soulèvement libanais n’est pas une revendication mais une réalisation animée par une poussée exigeante : l’adhésion des Libanais à la patrie libanaise. Le mot patrie est utilisé ici pour éviter des termes plus rigoureux, donc plus sujets à débats et polémiques comme nation ou Etat-nation[2]… Quand le Grand Liban est proclamé en 1920, des régions et des confessions y voient une imposition du colonialisme et la mainmise de la communauté maronite sur tout le territoire. Les rêves de panarabisme et de pansyrianisme ne cessent de se manifester tout au long de l’histoire du mandat français et de la république indépendante. Ce que le soulèvement du 17 octobre a bien mis en lumière, c’est l’accord des régions, villes et campagnes, et des communautés, chrétiennes et musulmanes, dans le sentiment national et autour de ses principaux emblèmes. Le drapeau naguère  symbole, pour une partie de la population et pour de nombreux intellectuels,  de l’isolationnisme, de la réaction, de l’impérialisme…est arboré partout. Tripoli, la plus irrédentiste des cités du « littoral syrien », ne jouit de ses soirées quotidiennes qu’au milieu de ses couleurs et de son cèdre vert. L’hymne national connaît une faveur semblable. La fête de  l’indépendance est célébrée le 22 novembre Place des Martyrs avec une ferveur et  un enthousiasme exceptionnels. Les couches populaires et les diverses professions et catégories ne sont pas dans les tribunes qui  disparaissent, mais surtout dans le défilé même.  Les chiites que certains croyaient totalement acquis au Hezbollah et encadrés par lui, ont montré un attachement profond  à leurs concitoyens soulevés; ils souffrent des mêmes maux et veulent partager le même avenir. A Tyr, Baalbeck, Nabatiyyé, Kfar Remman et dans une moindre mesure  dans la banlieue sud de Beyrouth très contrôlée …ils soulèvent  le même drapeau et entonnent le même hymne avec plus de courage et sans renier la Résistance à qui ils sont reconnaissants d’avoir libéré le territoire. On peut dire, sans aucune exagération, que les intellectuels d’origine chiite ont été les meilleurs commentateurs du soulèvement. Ecartés des postes administratifs malgré leurs aptitudes et en raison de leur indépendance et leur refus du tandem chiite dominant, ils auraient pu servir le pays de la plus adéquate des manières.  
La République libanaise qui a assuré à ses citoyens (et à ses composantes) de grandes libertés, de vastes droits et une certaine prospérité a fini par accueillir leur assentiment général.[3] Mais cette adhésion  se fait non à une entité accomplie,  mais à un projet à parfaire en le débarrassant de tout ce qui entache ses libertés et ses inégalités. Ce qui nous permet de passer aux revendications politiques.
       
Un mot est revenu souvent au début du soulèvement et ne cesse d’animer les Libanais, celui de dignité. La classe politique par son mépris de l’intérêt général, par sa corruption, ses rapines, la complicité de ses factions, l’audace de ses méfaits, son népotisme, son clientélisme, son inefficacité dans le règlement des problèmes, son recours continuel au communautarisme, son affiliation à des puissances étrangères, son cynisme et ses mensonges ne fait que porter atteinte à la dignité des citoyens. Leurs droits voire leur sécurité doivent passer par leur soumission. Leur santé s’efface devant les profits et alliances. Le chantage politique, comme cet entretien présidentiel qui appelle les mécontents à émigrer, ou les menaces réitérées de retour de la guerre civile, ranime toujours la flamme de l’insoumission et la volonté de jouir de sa liberté et de la mettre au service du pays. Face au soulèvement, les partis au pouvoir ne pensent qu’à redistribuer les parts, à liquider la révolte ou à l’exploiter sans tenir compte des revendications,  à convenir à la puissance étrangère qui les appuie.
« Tous, cela signifie tous », scandent les protestataires pour n’épargner aucun clan au pouvoir et pour ne laisser à aucun son aura. Les prétentions à la réforme ne lavent pas de la réalité de la corruption ; la 3ème face du Hezbollah est mise en lumière : résistant et libérateur, inféodé à l’Iran, il protège la corruption générale l’acceptant contre l’appui politique de ses alliés, quand il ne la pratique pas lui même. Mais outre la négation d’un système générateur d’une classe parasitaire et pillarde, les manifestants cherchent à construire un ordre nouveau sans en connaître les contours précis. S’ils empruntent aux révolutions arabes le slogan « le peuple veut détruire an-nizâm (le système, l’ordre, le régime) », ils reconnaissaient volontiers qu’ils veulent plutôt construire un ordre ou un Etat, car ils n’ont face à eux qu’une anarchie irrespectueuse des lois et des règles et attachée aux seuls intérêts et lubies des gouvernants.
Le premier pilier de l’Etat de droit est un pouvoir judiciaire autonome. Il faut soustraire les juges au pouvoir politique, à la corruption de l’argent, à une justice sélective qui ne s’attaque qu’aux adversaires du zaîm et clan qui soutiennent le magistrat ou dont celui-ci cherche la protection, qui ne met pas seulement en accusation les corrompus des autres communautés. Les premières démarches prises par les aounistes furent de nommer leurs partisans aux postes clefs et une vidéo a montré un ministre de la justice menacer un magistrat dans les prochaines mutations. Un Club de Juges (CJL) s’est formé ; il mène de l’intérieur,  par des positions publiques et des avis sur les nouvelles législations, un combat similaire.
Il reste que de l’avis commun, l’origine même de la corruption et de la plupart des maux est le système communautaire qui répartit les pouvoirs et les postes administratifs entre les communautés.  D’abord, il condamne l’Etat à l’inefficacité : il faut que les 7 grandes communautés (maronite, sunnite, chiite, druse, grecque orthodoxe, grecque catholique, arménienne) soient d’accord pour promulguer une loi ou décider une réforme ; chacune d’elles (par le biais de ses autorités) appuie ses candidats indépendamment de leur compétence et de leur honnêteté ou en dépit d’elles ; toute corruption est multipliée par 3 pour satisfaire les 3 principales communautés.  Les citoyens y sont inégaux suivant l’importance de leur ‘tribu’. Ensuite, les leaders de chaque ‘groupe’ montent leurs coreligionnaires contre les autres comme moyen de rester en place et de se renforcer : d’où une unité nationale toujours sur la brèche car leur clientélisme et leur aplomb n’ont pas de bornes.  Enfin (s’il y a un enfin, les maux étant incalculables et innombrables), on appartient par les registres dès la naissance à un ‘clan’ et on doit obligatoirement suivre ses lois civiles (mariage, divorce, succession…). Les tribunaux de chaque communauté, et non les tribunaux de droit commun, examinent les litiges.  Une loi de mariage civil (même optionnel) est continuellement empêchée par les hiérarchies religieuses unanimes sur ce point et les Libanais appartenant à des confessions différentes, et de plus en plus à la même, doivent se rendre à l’étranger pour pouvoir contacter une alliance à leurs conditions.
   Ce système est condamné par tous les manifestants qui en souffrent à un degré ou à un autre. Mais on ne peut dire que le soulèvement ait dégagé un accord sur la manière d’en sortir ou d’y remédier. D’abord, il n’est pas exclu que bien des protestataires y soient encore attachés par crainte de grands bouleversements démographiques et politiques et parce qu’il assure une certaine protection ; ils pourraient penser  qu’on peut y introduire des améliorations quant à l’égalité, l’efficacité, la lutte contre la corruption et pour la justice. Ensuite, deux grands courants proposent leurs réformes. Le premier est laïciste et cherche à séparer totalement, à la française,  l’Etat des communautés reconnues et à instaurer un statut civil unifié. Le second madanî militant pour une république civile dont les principaux traits sont un parlement bicaméral comportant une chambre des députés élue sans répartition confessionnelle et un sénat élu sur une base communautaire et intervenant dans des domaines restreints,  des référendums à double majorité et un mariage civil facultatif ouvert à tous les citoyens. Une telle république sauvegarderait l’unité, l’efficacité et le pluralisme. Aucun des 3 remèdes n’est sans difficultés réelles, mais le soulèvement doit trouver sa voie et la tracer.
Soulevés contre une classe politique mafieuse et improductive et résolus à bâtir un Etat moderne où règnerait la justice sociale, les insurgés ont opté pour une révolution excluant la violence. Décision sage qu’ils avaient tout intérêt à prendre vu la nature belliqueuse[4] de leurs adversaires et leur absence de scrupules, et vu l’appréhension de l’armée libanaise  à recourir à une répression dure et continue. La résolution pacifiste  a pris surtout en compte les leçons d’une guerre qui a duré de 1975 à 1990 et qui dénaturait tout soulèvement populaire à caractère revendicatif en affrontements communautaires  sanglants. Le miracle a cette fois perduré grâce à la prudence (phronêsis aristotélicienne et Prudentia machiavélienne) du peuple, à une nouvelle ambiance dans le pays, à la bonne humeur générale, à une atmosphère de fraternité et de solidarité, à la communion générale des diverses régions dans l’unité du Liban. Les manifestations se transforment en fêtes, la musique moderne sert de catalyseur, les DJs jouent un rôle enchanté, les soirées se prolongent, les loisirs retrouvent leur sens dans la gratuité offerte. Les menaces ne s’évanouissent pas, certains réveils sont durs ;  les raisons de la colère ne faiblissent point. D’où ce caractère carnavalesque [5]qui allie la joie et la fureur, qui se joue des mots et des mélodies (hela hela ho)[6]… dans une révolution  sans revendications précises affirmées, sans plans d’action, sans commandement commun. Des avantages d’un côté, une faiblesse structurelle et stratégique de l’autre. D’où cet humour qui a explosé dans les rues et sur les réseaux sociaux. « Vous avez 150 mille fusées, nous avons une blague par minute »[7]
La présence persévérante  des femmes non seulement à la belle devanture du soulèvement par leur liberté et leur courage, mais en son centre par leur participation aux débats, la mise en place des réseaux informatiques[8], les repas préparés et offerts[9], l’ardeur à innover sur le plan culturel et festif… a donné un lustre particulier au soulèvement libanais. La femme a certes des revendications particulières dans ce pays[10], mais elle s’est trouvée bien au-delà de ces revendications : protection des manifestants, initiatives de réconciliations de quartiers… « Même pas peur parce que je suis femme, parce que je me sens invincible en dépit de ma fragilité… » écrit Nayla Majdalani dans un très beau texte[11].


PhotoAP/Hassan Ammar

Si le soulèvement est principalement celui d’une jeunesse menacée plus que d’autres catégories par le chômage et l’émigration,  les places de la révolution s’avèrent accueillantes aux autres générations[12]. Le troisième âge qui a perdu ses plus belles années dans la guerre et ses avatars s’y sent chez lui et vient apporter sa caution. Après que le président de la république s’est surnommé « le père de tous », la fraternité des protestataires vient détruire toute hiérarchie générationnelle et toute symbolique totémique.  Le droit à la ville[13] et l’accès de toute la population à des lieux réservés depuis la reconstruction  aux nantis sont à ajouter aux acquis du soulèvement. « La révolution a ramené dans des territoires froids et dépeuplés une partie de l’âme urbaine qui les avait désertés. En l’espace d’une soirée, la place des Martyrs est redevenue cette Sahat el-Bourj[14] grouillante et populaire, et la très sérieuse Tripoli a dansé pour appeler au changement. La texture même de ces lieux s’altère lorsque leur utilisation est modifiée, ils font ville. » (Camille Ammoun)
Il y a bien des aspects de ce  soulèvement auxquels nous n’avons fait place : le rôle des réseaux sociaux (Face book, Twitter,  Instagramm…) dans la propagation des idées, nouvelles, dans la mise en place des manifestations ; la place des médias[15] et des émissions directes et continues dans la formation et le soutien de l’opinion publique (évidemment en lutte contre d’autres médias anti soulèvement) ; le rôle des petits groupes écologistes, légalistes, militants des droits de l’homme, ennemis de la corruption, partisans du mariage civil et du droit des femmes … dans la lente et patiente préparation de l’insurrection  générale ;  Le combat  pour la reconstruction des syndicats et des ordres (professions libérales) devenus simples instruments de partis politiques souvent en collision : l’élection d’un nouveau bâtonnier des avocats marque une grande victoire ; l’éclosion culturelle dans tous les domaines de la musique, aux graffitis, à la photo, à la poésie, à la peinture et le modernisme des moyens utilisés.[16]   
Deux points mériteraient des analyses poussées et indépendantes mais que nous ne pouvons développer ici. D’abord, la place du soulèvement libanais dans le printemps arabe. Parti du Liban en 2005, la belle saison y est revenue après ses plus récentes manifestations au Soudan, en Algérie et en concomitance avec les soulèvements d’Iraq et d’Iran.  Ensuite la vision du monde contenue dans le soulèvement : refus du racisme, du chauvinisme,
du machisme, de l’homophobie. La défense des réfugiés ne figurait pas au programme, mais la défense de la barbarie par les opposants et les accusations sordides contre les rebelles d’exécuter un complot d’homosexuels les obligent à achever la totalité de leur représentation.

La crise économique
Le soulèvement libanais est parti le 17 octobre contre une classe politique qui a pillé les ressources, empli ses poches, fait parvenir la dette publique à un chiffre astronomique,  détruit les institutions de l’éducation nationale, englouti dans l’énergie électrique des milliards de dollars sans aucune amélioration palpable. Le citoyen se retrouve face à une crise économique dont l’ampleur le consterne : il ne confronte pas seulement un Etat et ses (Ir) responsables mais un système bancaire qui lui restreint l’accès à ses économies et dépôts. On lui explique qu’une grande arnaque s’est installée depuis des années que les économistes nomment « pyramide de Ponzi »[17] . Elle est légale parce que des lois appropriées ont été votées par la classe politique.
Pour simplifier, le mécanisme est le suivant : L’Etat pompé par la corruption, le gaspillage et l’incapacité de la classe politique est de plus en plus déficitaire; il emprunte à la banque centrale qui emprunte aux banques privées  qui utilisent l’argent des dépositaires à des taux d’intérêt de plus en plus élevés. Quand le système se grippe suite à la grande dette de l’Etat, les dépôts des citoyens en font les frais. Les banques sauvegardent leurs capitaux et bénéfices et les expatrient. Les puissants font de même pour leurs fortunes. Les économies des simples citoyens ne leur sont reversées qu’au compte-gouttes en attendant des solutions… probablement à leurs dépens. La situation actuelle est la suivante : l’Etat ne peut plus payer ses fonctionnaires et retraités. Le secteur privé ferme de plus en plus ses portes et jette ses employés dans la rue. L’argent déposé dans les banques est devenu nominal et scripturaire. La classe politique est toujours aussi cupide et incapable, quand elle n’est pas aveugle. Les raisons de la colère se sont multipliées dans un climat où le « miracle libanais » semble avoir pris fin. Un économiste affirme : « Le véritable miracle libanais se réalisera lorsque le pays s’engagera solidement, à partir d’une base de revenus inférieure, sur une trajectoire ascendante qui lui permettra de réaliser progressivement son potentiel créatif ainsi redécouvert. »[18] Un tel miracle ne peut être conduit sous l’égide d’une classe dirigeante pourrie. Il lui faudra un leadership issu du soulèvement, de sa force, de ses valeurs.



Cet article doit énormément aux idées du Centre Civil Pour l’Initiative Nationale[19] dont Talal Husseini est le secrétaire général et l’animateur et dont je suis membre fondateur ; mais je ne  prétends  engager la responsabilité d’aucun membre sur mon texte. Il ne cache pas sa dette envers les interventions sur les réseaux sociaux, articles et enquêtes de : Adnane Al Amine, Ahmad Beydoun, Samer Franjieh, Elias Khoury, le Lebanese Center for Political Studies (LCPS), Zyad Majed, Chibli Mallat, Jihad al Zeyn et bien des oubliés.
Cf. aussi les articles et illustrations rassemblés dans le numéro spécial de L’Orient Le Jour : La Révolution en marche, jeudi 21 novembre 2019.  
Pour un dossier complet des événements cf. en français ou en anglais :
 

        









[1]  « l’oligarchie libanaise, nébuleuse hétéroclite d’aristocrates de carton-pâte, d’illustres « notables », de fils des « grandes familles », de chefs de clans, de cheikhs de tribus et d’émirs moyenâgeux, de beks des montagnes et d’effendis des villes, de banquiers spéculateurs, de généraux fantasmant sur la présidence de la République et surtout d’avocats et de juges véreux, réunis toutes communautés confondues dans leur quête inassouvie de ‘prestige’ » ».Vahé Nourbatlian, L’Orient Le Jour,3/12/2019. 
[2] De même, nous utilisons comme valables l’un pour l’autre, les mots confessionnalisme et communautarisme.
[3] « Pas un Libanais qui ne  doit au Liban plus que ce qu’il lui a donné ». (Talal Husseini)  
[4] Surarmée et milicienne.
[5] Le premier à le noter fut le romancier Rawi Hage en référence aux travaux de Mikhael Bakhtine sur Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance.
[6] Cf. Google: Gebran Bassil song.
[7] Poste Facebook de Lockman Slim.
[8] Acil Tabbara: La revolution sans leader s’organise, L’Orient Le Jour, le 21/11/2019.
[9] Suzanne Baaklini: Regenerate Lebanon: organisation Ecolo, OLJ, 21/11/2019.
[10] Droit de la femme libanaise à donner sa nationalité à des enfants nés de pères étrangers; Human Rights Watch énumère plusieurs  atteintes aux droits individuels, notamment les droits des femmes qui continuent de faire l’objet de discrimination, « à cause de 15 lois distinctes sur le statut personnel » : « La discrimination comprend l’inégalité d’accès au divorce, à la garde des enfants et aux droits de succession et de propriété. »
 
[11] Même pas peur, OLJ, 30/11/2019.
[12] La cinéaste Carol Mansour déclare à une journaliste : « Dans cette révolution, la jeunesse porte elle-même son propre message et moi je me contente d’être dans la rue, avec eux, en tant que Carol Mansour, citoyenne libanaise lambda. Être là, tout simplement. Être fière, et leur dire mon respect. Une génération au discours cohérent, aux gestes justes, aux messages respectueux, empreints de sagesse et de bienveillance. Être là pour assister aux ego qui se fracassent, à l’arrogance qui s’écroule, à la haine qui part en fumée. Être là, enfin, pour participer à cette communion, à cette grande révolution qui, pour une fois, depuis des années, a fait de nous des êtres d’amour. » 
[13] Antoine Atallah: Le droit à la ville, cet autre acquis de la « Thawra », OLJ , 30/11/2019.
[14] Cf. Ghassan Tuéni et Farès Sassine: El Bourj place de la liberté et porte du Levant, Dar Annahar, 2000.
[15] Principalement les chaînes télévisées et postes de radios.
[16] La presse a évoqué, entre autres  « le somptueux et émouvant mapping vidéo sur le monument de l’œuf » d’Amin Sammakieh.
[17] Du nom de l’escroc italien Charles Ponzi (1882-1949). Cf. l’entretien avec  deux auteurs d’une étude sur le système financier libanais, Sami Halabi et Jacob Boswall, OLJ , 29/11/2019 . « Les grands perdants sont l’État, qui se retrouve de plus en plus endetté, et les contribuables, qui se font de plus en plus imposer pour permettre au système de perdurer quand la mécanique du système se grippe – donc quand il n’y a plus assez d’argent frais qui est déposé dans les banques du pays. »
[18] Ishac Diwan : Economie : La mort du miracle libanais ?, OLJ ,le 29/11/2019. 
[19] Cf. Le Manifeste civil, opuscule en 3 langues (arabe, français et anglais).  

Saturday, 4 January 2020

LE GENIE FRANÇAIS ENTRE ‘LE GRAND BONHOMME’ ET ‘LE PETIT MALIN’






Régis Debray: Du Génie français, Gallimard, 2019, 126pp.
          A l’automne 2018, se pose la question : qui désigner comme  « l’écrivain national » apte à donner son nom au pavillon français de la prochaine Exposition universelle ? Pour des pays proches et lointains, la chose va sans hésitation: Dante, Cervantès, Pouchkine, Confucius… En France, l’option gêne car les Français n’affichent leurs grands écrivains que pour mieux les mettre en joute ou les éreinter. La présidence de la république demande à la société des Gens de lettres, établissement d’utilité publique fondé en 1838 et qui eut les plus prestigieux présidents, de nommer l’élu. Les éminents confrères d’emblée blackboulent « Molière, pour misogynie petite-bourgeoise, Pascal, pour incitations aux jeux de hasard, Racine, pour élitisme, Chateaubriand, pour poses et draperies, Balzac pour surpoids, Flaubert pour abus de gueuloir et mépris de classe, et le Bonhomme La Fontaine, comme trop attendu, consensuel et scolaire.» Tardé à être appelé, Régis Debray l’est in fine pour sa réflexion sur la question nationale. Il est mis au courant du « mortifiant dézingage » et du verdict « irresponsable » : « ont émergé du jeu de massacre deux  monuments : Stendhal et Hugo, dans l’ordre, 56-44 ». Lui qui a vécu dans « la royauté » incontestable de Victor Hugo est révolté.
Dans sa bataille,  Debray n’est convaincant ni dans la déstabilisation de Stendhal ni dans le plaidoyer pour Hugo. Mais il réussit pour son propos un ouvrage délicieux de bout en bout, commis d’une seule traite et qui n’est pas seulement une défense du génie de l’hexagone, mais son illustration de la plus éclatante des façons. Un feu d’artifice de 120 pages imbu d’esprit et  de culture, d’engagement et de liberté, de sous entendus et de chatoiements. Un survol de la culture française riche en lumières sur la modernité, la mondialisation, leurs tares.
Debray marque les enjeux du débat. Il faut sauver la face devant une concurrence où on fait face à Shakespeare et Goethe. A l’heure de l’audiovisuel, le poète et le romancier sont déclassés par le comédien et le chanteur qu’on appelle aux meetings présidentiels, aux expositions universelles ; c’est à leurs funérailles que s’agglomèrent les foules. Enfin si le concept de psychologie des peuples est caduc pour son essentialisme, conservatisme, fétichisme, l’idée de Volksgeist garde une force de gravité : il est important de rappeler aux Français déprimés qu’ils en ont du génie mais en leur assignant comme reflet dans le miroir (un beau mensonge ?) « un congénère agrandissant mais non humiliant ». Stendhal « porté par les vents ascendants d’un siècle impeccablement cynique et dépassionné » passe au peigne fin.
L’auteur de La Chartreuse de Parme détestait la France. Julien Sorel « abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il y voyait glaçait son imagination. » Le refus des dures réalités de la terre natale peut être une composante du génie national, elles sont alors à remanier ou à quitter. Stendhal choisit la vallée du Pô et les lacs lombards.  « Ma chère Italie, c’est mon vrai pays ». «Quand la musique française se joint à l’esprit français, c’est l’horreur».  C’est ce qu’atteste son épitaphe longuement mûrie MILANESE.  Sa péninsule n’est pas celle des chemises rouges, mais des comtesses. Dans ses écrits intimes, il se montre anglomane et anglophone. Cette allergie à l’hexagone fait sa réputation d’ouverture et le consacre  européen pionnier.
Ce qui a favorise Stendhal, c’est de se choisir un deuxième rang en se fixant la date de son succès « 1860 ou 1880 » ; ceci lui  épargne les jaloux. Les Français attaquent les premiers de la classe, les Voltaire, Chateaubriand, Hugo, Flaubert… Les auteurs de droite et de gauche,  anarchistes nationalistes s’admirent en lui. Aucune compromission ne lui est reprochée, aucun tapis rouge, même pas l’Académie. Cela expliquerait  l’unanimité soviétique autour de son nom malgré son peu de sympathie pour les classes laborieuses. Stendhalien n’est pas un statut, mais un accent.  
Le romancier « a donné son titre de noblesse à la révolution égotique ».  « Après l’ère altruiste dite chrétienne, il a lancé, sans se cacher, celle du tout-à-l’ego », le régime de singularité, « l’empire du moi-je ». « Croyant porter Napoléon aux nues, il hissait Fabrice sur le pavois ». Ses personnages n’épousent pas une grande querelle, se libèrent des servitudes vulgaires, dédaignent les folies militantes. « Là où Hugo décrit et Flaubert s’efface, Stendhal se raconte ». Il ne se quitte pas. L’intérêt est le mobile unique et déploie l’énergie pour le réaliser.  Rousseau et Chateaubriand ont  ouvert la voie, mais le premier est trop vert pour les foules urbaines, le second se pavane en grand paon. Stendhal rayonne de son strapontin. Il est le spectateur dégagé d’une époque mouvementée et ne partage aucun de ses enthousiasmes. Contrairement à Hugo, il ne se soucie ni de l’oppression, ni de l’exploitation. Réclamer sa part de plaisirs ne peut être subversif.
Quelles sont les raisons du retour en grâce d’un auteur qui n’a pas été  fils de son temps et dont la majeure partie de l’œuvre est posthume ? Son rejet du romantisme ;  son « laconisme nerveux » ; son style alerte fait de  « raccourcis, ellipses, télescopages : ce décousu main devenu standard » à notre époque qui opte pour le discontinu contre l’enchaînement et l’explication ; son « jeunisme », l’âge où l’on s’admire et s’interroge sans porter des responsabilités. Dans le parallèle avec Balzac, le premier a vieilli et lui rajeuni : nous préférons la célérité à la totalité, le profil au type, l’allégé à l’exhaustif. Le héros stendhalien bifurque et se contredit ; il est libre. L’enracinement social balzacien est robuste. Comme lui, à de rares exceptions près, notre génération a zappé les guerres et les révolutions : il ne s’est occupé que des affaires du cœur et nous leur avons ajouté un peu de sexe.  
L’hérésie égotiste est passée en quelques décennies d’éthique pour  happy few  à main stream. Pour Debray, la conjonction de « trois imprévus imprévisibles » explique ce chemin.  1. Un répulsif géopolitique séparant un bloc de casernes d’un autre de boutiques ; les entreprises totalitaires étouffent le moi, et le moi-je insurgé étouffe un possible nous. 2. L’avènement de la photographie élargit le domaine de la singularité;  le réel devenu visible précipite « une esthétique du fragment, une morale du fragment, et une politique de l’ici-maintenant. » 3. Le global village a pour contrecoup le repli de chacun sur son bled d’origine; on aime se distinguer par un  air d’impertinence et d’irrévérence ; le mot clef est partout le bonheur et pour le trouver il faut être à l’abri.
Pourquoi maintenant Hugo? Pourquoi voter non jeune mais « vieux con » et opter pour « le grand bonhomme » contre « le petit malin » ? Le poète  force la dose, a trop de dons réunis. Mais ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est le parti pris contre les nantis[1]. « Les Illusions perdues, L’Education sentimentale, Voyage au bout de la nuit sont des chefs-d’œuvre. Les Misérables constitue notre roman national, parce qu’en tirant les bas-fonds vers le haut, en dénonçant les iniquités au nom de l’égalité, le genre romanesque quitte l’imaginaire pour le mythe. »
 Et si le génie français ne s’attache pas à un seul auteur[2], mais est d’emblée pluriel ? Ce serait là sa marque originale voire originelle.



[1] Selon Debray, ce qu’on ne pardonne pas à Victor Hugo, c’est d’avoir été dans sa jeunesse pour Charles X et d’avoir terminé sa vie avec les Communards, les intellectuels suivant généralement le chemin  politique inverse.
[2] La France a-t-elle intérêt à une confrontation individuelle ? Baudelaire disait que si les Anglais nous disent : nous avons Shakespeare et les Allemands : nous avons Goethe, nous leur répondrons : nous avons Victor Hugo et Théophile Gautier. Gide refusait la proposition (Incidences) car elle lui rappelait le proverbe : Le poireau est l’asperge du pauvre, et il ne savait pas pour qui elle était insultante : le poireau, l’asperge ou le pauvre.