Thursday, 30 October 2014

KHAIRALLAH T. KHAIRALLAH CHAMPION D’INDÉPENDANCES






Samir Khairallah: Khairallah Tannous Khairallah (1882-1930), La France, le Liban et la question arabe de l’Empire ottoman, Préface d’Albert Broder, Geuthner, 2014, 340 pp.


De tous les vétérans qui ont accompagné par leur action et leurs écrits la fin de l’Empire Ottoman et la naissance de nouvelles frontières et de nouveaux Etats au lendemain du premier conflit mondial, Khairallah Tannous Khairallah (1882-1930) est le plus méconnu encore que fort célèbre. Il n’était donc que juste qu’une thèse et un livre lui soient entièrement consacrés.
Né à Jrane, au Bilad al Batroun, petite agglomération d’une trentaine de foyers à l’époque, située à une quinzaine de km de la cité qui donne au district son nom, Khairallah fait ses études primaires à l’école du village puis à Saydet an-nasr à Kfifane : arabe et syriaque, mais aussi rudiments d’éducation moderne. Il passe ensuite au pensionnat de Mar Youhanna Maroun à Kfarhay où sont formés, sur les mêmes bancs, séminaristes et laïcs. En septembre 1895, il est transféré au collège lazariste Saint Joseph d’Antoura. Il s’adapte facilement aux normes éducatives européennes et le français devient sa langue d’élection. A 19 ans, il est envoyé par le patriarche maronite au séminaire Saint Trond à Liège (Belgique). Après 3 années de formation, il annonce en 1904 à Mgr Hoyeck que « la prêtrise n’est pas (s)a vocation » et qu’il «aime travailler pour quelque chose de grand comme la patrie, surtout quand la patrie est si malheureuse ».
De retour à la terre natale, le moutassarrif d’origine polonaise Muzaffar Pacha (1902-1907), dont il apprécie les qualités et la politique, lui crée un poste à sa mesure de commis au service du génie et de traducteur particulier du Gouverneur. Mais au remplacement de celui-ci, le poste est supprimé suite à des querelles de partis et à des vues obtuses. Khairallah, de 1907 à 1911, enseigne, traduit, interprète et écrit dans divers journaux et périodiques. Il publie en 1908 un ouvrage Autour de la question sociale et scolaire en Syrie. Puis il quitte pour Paris où une bonne réputation l’a précédé.
Grâce sans doute à André Tardieu rédacteur en chef de Le Temps, qui « le premier découvrit (son) inestimable valeur », Khairallah entra dans le quotidien qui, malgré quelques avatars, fut le journal le plus prestigieux de la troisième république. Bien des sociétés (la société asiatique)  et des publications (Journal des débats, L’Asie française…) lui ouvrirent aussi leurs portes.  Des années durant et jusqu’à sa mort, il fut le « correspondant exclusif » du Temps dans une vaste région allant de l’Afghanistan à L’Egypte et dont le nom le plus usité est alors « L’Asie antérieure ».
Ses qualités intellectuelles et sa position centrale à Paris et dans la presse faisaient se rendre à son petit appartement du 77, rue Denfert-Rochereau, des intellectuels et des politiques de première importance : Saad Zaghloul, l’émir Fayçal, le patriarche Hoyeck, Ryad Solh, Gébrane, Rihani Ahmad Chawqi, Victor Bérard[1], Daladier, de Jouvenel …Il fonda et anima, avec Chekri Ganem, le « Comité libanais de Paris » (1912) dont il fut le secrétaire général, l’auteur d’Antar  en étant le président. Comme l’Alliance libanaise  d’Egypte créée en 1909, et à la tête de nombreuses associations fondées dans les villes américaines d’émigration[2], ce Comité joua un rôle pionnier dans la défense des intérêts du Liban tout en proclamant –jusqu’à la guerre- que le pays restait « fidèlement attaché à l’intégrité de l’Empire » : rattachement des plaines de la Békaa et de Baalbeck, « restitution » des ports de Tripoli, de Saida et de Beyrouth, compensations financières, un rôle plus grand pour le Conseil représentatif…
En 1913, Khairallah n’est pas de ceux qui prennent l’initiative du « Congrès arabe » de Paris[3],  mais il est de ceux qui en font le mieux connaître les buts. Son entretien avec son président Abdul Hamid al Zahraoui paru dans Le Temps figure en bonne place dans les Actes publiés en 1913 au Caire[4]. On le voit aussi intervenir souvent et sur divers points comme représentant des émigrés de Paris. « L’empire turc sera réformateur ou ne sera pas. », note-t-il.



Quand éclate la guerre mondiale, poussé par son animosité libanaise et arabe contre les Turcs, il s’engage dans l’armée française mais est bientôt réformé et se consacre à la coordination de l’action de ses compatriotes dispersés dans tous les continents tout en persévérant dans l’action idéologique (mémorable conférence en 1915 sur « La question du Liban ») et les contacts politiques.
Au sortir du conflit et après la victoire des Alliés, trois grandes tendances politiques se dessinent pour les provinces arabes de l’Empire : Une Syrie arabe indépendante et unifiée sous un chérif du Hedjaz ; une Syrie sous protection française où le Liban servirait de modèle et de pilote ; une entité libanaise indépendante ayant retrouvé ses frontières naturelles et protégée par la France. Ces tendances ne sont par ailleurs pas étanches, la décentralisation se retrouvant plus ou moins dans les deux premières et des indépendantistes libanais préférant la garantie des grandes puissances à la protection française. Malgré sa profonde francophilie, Khairallah est plutôt de ceux là. Il est pour toutes les aspirations arabes à la liberté qu’il décrit fort lyriquement dans ses articles, mais reste un ferme partisan de l’indépendance libanaise : « L’action politique arabe n’existait pas ou, du moins, la grande idée arabe ne s’était pas encore assez dégagée des langes du rêve, quand déjà l’idée libanaise avait pris une forme concrète et s’était affirmée dans le monde entier (…) Si par sa situation privilégiée, le Liban a pu rendre quelques services à l’idée arabe, il est appelé, par son indépendance, à lui en rendre de plus grands encore (…) Que chaque région du monde arabe assure pour le moment son indépendance, sans gêner sa voisine, et le résultat est assuré : Chacun pour soi et l’indépendance pour tous. » Une telle position ne pouvait que déplaire à nombre de ses amis comme aux autorités mandataires. Elle se trouvait en harmonie avec celle de députés libanais arrêtés sur le chemin de Damas où ils se rendaient pour négocier l’indépendance avec Fayçal et qui furent  exilés en Corse.




  Nous arrêtons là la narration du riche destin de Khairallah qui connut une disgrâce parisienne, écrivit sous pseudonyme, se présenta en 1925 aux élections du Nord Liban (contrairement à une légende tenace, il obtint 20 voix contre 68 et 66[5] aux deux maronites gagnants dans un vote à 2 degrés) et demeura, par son érudition, sa puissance d’analyse et son style brillant, le plus profond connaisseur et le meilleur défenseur de l’Asie antérieure.   Il meurt à Tunis le 25 juillet 1930 où il se rendait pour mener  une enquête sociopolitique pour le compte du quotidien égyptien Al Ahram. Il n’avait que 48 ans. Le cortège populaire et officiel qui accompagna sa dépouille du port de Beyrouth à Jrane montra combien il était connu et apprécié dans la jeune République.
Traducteur multilingue, poète (son récit Caïs[6], 1921, est inspiré de l’histoire du Majnoun), journaliste, réformateur social, styliste, publiciste, historien, érudit, homme intègre qui vécut dans la sobriété et parfois la gêne, socialiste à ses heures[7], homme de paradoxes, et par-dessus tout champion d’indépendances, K. T. Khairallah ne cessera de nous révéler ses multiples visages.









[1] (1864-1931).  Auteur de Les Phéniciens et l'Odyssée (1902-1903), et sénateur du Jura.
[2] P. 161
[3] Le Congrès vise essentiellement à « assurer aux arabes ottomans l’exercice de leurs droits politiques » et à « établir dans chacun des vilayets syriens et arabes un régime décentralisateur approprié ». Cf. pp 72-73.
[4] Allijna al’uliya allamarkazia Bi Misr : Wathâ’iq almu’tamar al’arabî al’awal, Le Caire 1913.
L’initiative du Congrès est due « à cinq jeunes  de notre élite de Paris » : A. Gh. Al Araissy (Beyrouth), Aouni Abdel Hadî (Naplouse), M. al Mahmassanî (Beyrouth), Jamil Mardam (Damas), Toufic Fayed (Beyrouth). P. 4. Le cercle ensuite ne fera que s’étendre.
[5]  Majid Khalil Majid: Kitab alintikhabât 1861-1992. Al qawânîn wal natâ’ij, 1992, p. 35. Massoud Younes obtient 68 voix et Wadih Tarabay 66.
       Il est à noter que les seules élections auxquelles ait participé Khairallah soient celles qui se sont déroulées sous le haut commisaire Sarrailh "le seul général républicain de l'armée francaise" - qui a succédé aux généraux droitiers Gouraud et Weygand - et sous le gouvenerat de Léon Cayla, franc-macon notoire. 

[6] Caïs est le premier livre illustré par Gio Colucci (1892-1974)  peintre et graveur qui ornera les plus grands auteurs : Dante, Villon, Valéry, Claudel...
[7] Le 1/7/1919, Khairallah fonde avec I. Naggiar, T. Abdelnour, N. Choucair, M. Younes, Y. Hoyek…fonde le « Parti Socialiste, section arabe de l’Internationale ouvrière », p. 88. 

Thursday, 9 October 2014

KALAMUN À DAWAWINE : L’ENTRETIEN CONTINU DE MICHEL FOUCAULT










L’entrevue avec Michel Foucault dont j’ai pris l’initiative en 1979 pour la publier au Nahar arabe et international qui paraissait alors à Paris m’a à deux et même trois reprises été un grand bonheur. D’abord lors de sa parution qui coïncida avec mon retour à Beyrouth. J’avais terminé la veille de mon départ de la capitale française, avec mon ami Farouk Mardam Bey dans un café proche de la place de la Contre escarpe, la mise au point d’une traduction directe sur écoute et la rédaction de l’article. Je ne savais pas, en quittant Paris, si le long papier allait être publié, quelle forme il prendrait, à quelle date il paraîtrait. C’est le premier samedi après sa remise qu’il parut signalé en haut de la une et sur deux pages entières, avec trois photos et une petite, mais honteuse coquille pour le journal, au titre. A Beyrouth, il fut largement connu et discuté. Il amenait un peu d’air frais aux adversaires de la révolution religieuse. Talal Husseini me parla du ravissement et du vent libre et nouveau que lui procura sa lecture. Hazem Saghié, longtemps après, affirmait que je lui devais une belle somme car il en acheta de nombreux exemplaires et les distribua à ses amis et connaissances. Jacques Aswad évoqua devant moi une belle interview de Foucault sans soupçonner que j’en étais le partenaire.
          Plus de 30 ans après, j’évoquais devant Sandra Iché un entretien qui dormait dans sa cassette et n’avait pas été publié ni en français, ni dans son intégralité. Sandra sortait de sa vocation d’historienne[1], et après avoir étudié la danse et pratiqué brillamment le ballet, passa à la création et mettait sur une scène d’avant-garde ses nombreux talents. Elle se proposa, avec son amie Laure de Selys, jeune artiste vidéaste adorant jongler avec les mots et résidant à Beyrouth, d’accomplir le travail patient et ingrat de transcrire l’entretien. Ayant perçu l’importance du texte, elle en fit le cœur du deuxième numéro d’une revue annuelle qu’elle faisait paraître avec un collectif d’ami(e)s à Lyon, Rodéo, revue qui fait une large part aux arts et dont la mise en pages s’affirme tout à la fois luxueuse et d’un raffinement sobre. Elle fit appel à des foucauldiens, réputés ou jeunes, qui mirent en perspective l’entrevue et l’entourèrent d’un dossier des plus sérieux. L’entretien centré sur la révolution iranienne mais ouvrant sur de nombreuses perspectives philosophiques et historiques trouva dans ses nouvelles distribution et présentation, et sur son élégant support une vita nuova. L’écho en fut notable[2]. La présentation du numéro de Rodéo à Beyrouth, animée par Sandra Iché dans une belle et traditionnelle maison jaune de Zouqaq el Blatt rebaptisée Mansion  se déroula dans une atmosphère détendue et réunit des anciens et de nouveaux amis d’abord autour d’agapes puis dans une discussion.
          La version intégrale de l’entretien, la floraison puis les flétrissures du printemps arabe portèrent deux, au moins, des plus prestigieuses revues paraissant à Beyrouth à projeter de livrer une nouvelle traduction arabe pour un public qui n’avait ni connu l’ancienne ni lu la version française. A l’amitié d’Ahmad Beydoun nous devons non seulement sa parution dans Kalamon mais une double traduction exceptionnelle. D’une part, il a su rendre l’oralité des phrases de Foucault, leurs hésitations, leur balbutiement comme leur débit magistral. D’autre part, il a donné de ma présentation une version précise et de la plus haute envolée littéraire. Seules l’amitié et la générosité peuvent expliquer ce présent sans prix de la part d’un penseur très absorbé par ses propres écrits.





          Pour lancer le nouveau numéro de la revue, Manal Khodr, sa  belle et dynamique rédactrice en chef, eut l’idée d’un débat. Il eut lieu à Dawawine, maison de culture montée et animée par Sara Sehnaoui, sise rue al Arz en prolongement de la rue Pasteur. Le nombre d’amis d’Ahmad Beydoun et de Kalamon présents en cette fin d’été ne manqua pas de nous être une belle surprise. Il fallut ouvrir toutes les portes pour donner place à une assistance essentiellement jeune et féminine, issue de tropismes journalistiques et artistiques divers. La discussion entre Ahmad et moi, puis avec la salle, frôla bien des angles et mit le doigt sur de nombreux paradoxes. L’ambiance générale était à l’enjouement. Les deux débatteurs furent parmi les premiers à quitter les lieux laissant rires et discussions se prolonger au milieu d’épaisses fumées de cigarettes et d’odeurs de boissons grisantes.
          De bout en bout, cette entrevue fut une aventure heureuse conduite par le fil de l’amitié. Je ne peux que saluer le grand historien à qui je la dois et dont la pensée et les positions sont toujours au centre de nos débats. Ce n’est nullement amoindrir Michel Foucault que de dire que sa parole en août 1979 révèle, pour moi, une double fragilité :
1.      Fragilité de l’intellectuel pris entre les limites étroites de combats spécifiques et les dangers d’un appui risqué à une cause collective. Dans la révolte juste  contre la tyrannie, l’oppression guette et les paradis promis tournent en leur contraire comme l’expérience historique en donne de multiples exemples. Mais peut-on se retenir devant le soulèvement, sa fascination, son ivresse ?
2.    L’homme de la « science historique» ne cesse de vouloir échapper à la philosophie mais sait, dans sa rigueur, revenir sur ses présupposés («archéologie » ou « généalogie »)  et ne pas se fier au positivisme d’une expérience béate. Mais voilà que le plus implacable de ces historiens, Michel Foucault, découvre son impensé philosophique et est obligé de revenir « à une vitesse grand V », comme il le dit lui-même, à Sartre, à Hegel, à Fichte pour ne pas nommer Nietzsche…
Double vulnérabilité, me susurrera Sandra, mais combien incitative et féconde en chacun de ses quartiers!

Quelle belle aventure demeurent ces propos tenus, lors d’un après midi, dans son appartement du XVème arrondissement, par un Michel Foucault  fatigué et malade mais en pleine possession de sa pensée et la forçant à se remettre en cause.          




[1] Sandra Iché: L’Orient-express : chronique d'un magazine libanais des années 1990, cahiers de l’ifpo, Beyrouth, 2009.


[2] J’évoquerai seulement le long article de Waddah Charara in Al Mustaqbal, le 7/7/2013 (supplément Nawafiz) et maintenant sur le blog Akhbar Al Khabar. 

Friday, 3 October 2014

TERRORISME ET MONOPOLES DU TERRORISME





On n’a jamais fini avec la barbarie alors qu’on la croyait finie, disparue, enterrée. Les Grecs des Vème siècle appelaient bar-bar les peuples qui ne parlaient pas leur langue. Les Romains nommaient sauvages de selva (forêt) ceux qui vivaient en dehors de leurs limes ou frontières avant d’étendre l’appellation, suite aux invasions.  Dans les deux cas, il s’agissait  d’une catégorisation péjorative qui retirait aux populations autres  le qualificatif d’humains ou signalait leur profonde différence. Avec la découverte de la grande diversité culturelle des continents au XVIème siècle, Montaigne met le doigt sur le sophisme du concept : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » Claude Lévi-Strauss, anthropologue et penseur radical, écrit dans un opuscule composé pour l’UNESCO (Race et histoire, 1952): « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. » La donne est inversée dans une vision globale nouvelle.  L’abjecte dénomination ne se réfère plus à l’objet du jugement, mais au sujet qui la prononce.
Effacée comme concept, barrée des mots, la barbarie allait revenir de partout, du présent comme du passé, de l’intérieur comme de l’extérieur et nous imposer sa dure réalité. Dans ses Thèses sur le concept d’histoire, rédigées peu avant sa mort et alors qu’il était pourchassé par les nazis (1940), Walter Benjamin écrivit : « Il n'est pas un témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. » L’historien Moses I. Finley (1912-1986) peut se demander si les grands apports culturels de la Grèce antique, de la démocratie à la philosophie et à l’art classique, auraient été possibles sans l’esclavage qui servait de soubassement aux cités d’alors. Mais la question concerne bien moins un passé dont il faut saisir avec probité la vérité historique que les plus grands achèvements de la civilisation moderne. Or ceux-ci n’ont cessé d’amener leurs lots de catastrophes. Pour nous contenter de trois noms éloquents, citons le goulag, Auschwitz et Hiroshima. Les hécatombes diverses nées des utopies, du  capitalisme, du socialisme, du colonialisme…et rendues possibles par  la science, la technique, l’administration bureaucratico-rationnelle ne sont pas prêtes d’évacuer terrains et territoires.
***
A l’heure présente et dans cette région du monde où les printemps arabes semblaient promettre aux peuples la pleine maîtrise de leur destin et un vaste épanouissement culturel dont ils ont souvent donné l’avant goût malgré les répressions gouvernementales (et en partie grâce à elles), l’impression prédomine que nous sommes face à la version renouvelée d’une barbarie absolue. Terrorisme est son appellation courante, encore qu’il soit difficile de définir le concept juridiquement et philosophiquement. Spectaculaire, fanatique, sans rationalité apparente, recourant à des modes de peine qui révulsent et qu’on croyait perdus, largement répressive de toute espèce d’autonomie et de nouveauté, cette pratique n’est ni aussi dépourvue de racines, ni aussi éloignée de la modernité qu’on le croit de prime abord. D’une part, elle se fonde sur une tradition établie encore largement partagée et en tout cas presque jamais critiquée ou réfutée, ce qui explique l’embarras des courants dits modérés à l’affronter sur le plan religieux. D’autre part, elle assume pleinement la contemporanéité non seulement par l’usage des armes les plus sophistiquées et le drainage des capitaux, mais aussi par l’attirance des insatisfaits de l’Europe et de l’Amérique et par une grande maîtrise, via les médias, de la société de spectacle planétaire.
En cherchant à monopoliser la violence sur un territoire déterminé, l’Etat en Occident a été un vecteur de pacification de la société et a donc servi le processus du progrès. Certains sociologues, comme Norbert Elias, ont peut être exagéré ce rôle, mais il n’a pu être joué sans une neutralité et une justice minimales.  Les Etats du Proche et Moyen Orient ne cherchent pas à monopoliser la violence, une violence articulée sur le droit, mais à accaparer le terrorisme.
Que signifie, pour une dictature, l’exclusivité du terrorisme? 1. Liquider toutes les organisations terroristes opposées au pouvoir central et y inclure toute autre forme de résistance populaire. 2. Utiliser tous les moyens légaux et illégaux, subrepticement ou franchement violents, contre la totalité des citoyens. 3. Faire durer la nébuleuse terroriste pour se donner devant les instances internationales une raison d'être et monnayer continuellement ses services. 4. Téléguider et manipuler les organisations terroristes pour montrer leur horreur et pour liquider amis et ennemis.

       L’Etat terroriste nourrit le terrorisme par sa répression et ses méthodes iniques, le manipule, lui prête et lui emprunte ses procédés et est incapable d’en venir à bout totalement et définitivement. Le droit est écarté à tous les échelons ou presque. Le massacre de civils est sa pratique quotidienne.
Mais les états régionaux ne sont pas seuls en cause dans le recours au pire. Avec la mondialisation, les dangers menacent les grandes puissances sur leur sol ; cela sans évoquer la question de leurs intérêts propres. Des strates de contre terrorisme et de terrorisme se combinent sous nos yeux  et, au nom de l’efficacité, tantôt collaborent, tantôt se combattent en dehors de toutes les normes et de toutes les lois intérieures et internationales. L’ONU, aux structures vétustes,  est asservie ou négligée. Les comportements barbares, collectifs ou individuels, deviennent le lot commun de toutes les armées, voire des diverses populations dans une ère où les tensions nées des crises du capitalisme financier interdisent la prospérité générale et l’intégration. Si on n’oublie pas, dans ce paysage confus où la barbarie des uns entretient celle des autres, un état d’Israël qui ne s’interdit aucune violence et auquel toutes les transgressions sont accordées, on peut saisir le sort peu envié des peuples de la région. On n’est plus très éloigné de la parabole construite par John Boorman dans son film Zardoz (1974) où une hémisphère totalement séparée d’une autre la pourvoit en armes pour des massacres internes
L’espoir ne doit cependant pas changer de camp. Le combat des hommes contre les barbaries qui les assaillent de toutes parts saura s’accompagner de courage et de ténacité. C’est une lutte où le droit doit avoir une place primordiale. Un droit toujours plus universel, plus égalitaire et  plus riche de libertés octroyées aux citoyens ou par eux imposées à leurs régimes choisis.