Daniel Mendelsohn: Si beau, si fragile, Essais critiques, 428pp, Flammarion, 2011.
« Les critiques sont, avant tout, des gens qui aiment les belles choses et craignent que ces belles choses ne soient brisées. » (D. Mendelsohn)
Ecrire sur le recueil d’articles de Daniel Mendelsohn, critique américain d’arts et de lettres imbu de culture grecque, mieux connu en France que dans son pays d’origine et dont les études réunies dans cet ouvrage ont paru essentiellement dans The New York Review of Books durant les années 2002-2010 , est une occasion plurielle de s’interroger sur une pratique à laquelle nous nous attelons tous les mois, sur la nature de l’époque présente, sur soi même et son itinéraire, s’autorisant de la brèche ouverte par l’auteur…
Un assemblage d’écrits épars est la tentation permanente de tout auteur contemporain, même attaché à l’actualité factice ; elle s’avère le plus souvent arbitraire et inutile. Dans Si beau, si fragile - deux adjectifs repris à un commentaire scénique de Tennessee Williams, « l’Euripide du XXe siècle », et qui posent avec simplicité et concision « l’inévitable enchevêtrement» de la vie et des nécessités dures qui la menacent, fondement confirmé, pour Mendelsohn, de l’émotion esthétique qui prévaut dans les grandes œuvres, des tragiques grecs à Almodovar et Sofia Coppola- tout semble justifier la reprise, la réunion et la conservation des écrits en volume.
D’abord, le fait d’appartenir à un genre particulier qui va au-delà de la revue de presse ou de la note de lecture, l’« essai critique » comme le précise le sous-titre. L’article est plus long, plus fouillé ; il glisse l’élément examiné dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, le compare à des réalisations proches ou éloignées, l’introduit dans son contexte historique et fait appel à de nombreuses disciplines pour le décrypter et l’évaluer ; le nec plus ultra, c’est l’élévation de la méditation à des considérations générales sur l’essence même de l’art, ou d’un de ses genres, ou la signification et la portée de l’existence. Cette rubrique ne semble aujourd’hui avoir de place que dans quelques périodiques d’Angleterre et d’Amérique. Elle fut naguère bien illustrée par les articles de la revue Critique signés Eric Weil, Georges Bataille ou Maurice Blanchot… dans les années 1950. Partant de livres plus ou moins importants sur Machiavel, Rousseau ou l’empire austro-hongrois, Weil en arrivait à des interprétations majeures de ces pensées ou réalités ; Bataille en était à redéfinir la littérature dans son lien au mal et Blanchot à élaborer la notion d’espace littéraire. Mendelsohn affirme appartenir à une autre voie, « une tradition anglo-saxonne de critique populaire et largement informelle - hantée par un ‘je’ très présent et parfois passionné». Un pont est ainsi établi entre un genre défini et souvent délimité par des commandes extérieures et les préoccupations les plus personnelles : « On finit toujours par écrire sa propre autobiographie intellectuelle ». Des thèmes communs dominent l’ouvrage : la représentation de la féminité et de la masculinité dans la culture (l’auteur qui s’affiche gay est très sensible à la question), les versions grand public des œuvres classiques, l’art et la politique en temps de guerre, le privé et le public…Ils en commandent le principe de regroupement en cinq parties : Héroïnes ; Héroïsmes ; Éros ; Guerres ; Vies privées.
Mais c’est surtout la qualité indéniable de chacun des essais, consacrés à la littérature (Cavafy, Wilde, Les Bienveillantes…), au cinéma et établissant des relais den l’une à l’autre discipline (la critique théâtrale a été omise pour être trop américaine et de peu d’intérêt pour le lecteur français) qui fait l’extrême pertinence du livre et ses saveurs multiples. Pas un film que l’auteur ne revoie une seconde fois pour son papier. Pour son « Pas peur de Virginia Woolf » qui cherche à saisir les continuités et les discontinuités entre Mrs Dalloway (1925, mais aussi d’autres œuvres de la romancière britannique comme ses Journaux et le merveilleux Une chambre à soi), le roman de Michael Cunningham The Hours (1999) et le film homonyme de Stephen Daldry (2002), les œuvres ont eu droit à trois visites soutenues : le résultat est d’une telle richesse et d’une telle saisie de nuances qu’on est mené à une véritable aperception de l’essence de la féminité créatrice.
Enfin, le fil conducteur le « plus significatif » de l’ouvrage, celui qui en inscrit la nécessité à notre époque de crise, c’est le recours continuel à « un certain type de rigueur » issu à l’origine d’une formation universitaire grecque et latine et qui appelle à des critères sûrs, associe profondément le classicisme à l’expérience humaine et exige des œuvres « une cohérence riche de sens dans la forme comme dans le contenu ». On comprend alors pourquoi Mendelsohn qui a été si sensible aux charmes du film Marie-Antoinette (2006) ne lui épargne pas ses plus acerbes critiques : l’œuvre doit être défendue contre elle-même.
On peut se demander si les films (Troy, Alexander…) auxquels l’auteur a portés des coups décisifs méritaient de si fines et longues analyses (pleines, il est vrai, d’enseignements); on peut se sentir quelque peu gêné à la longue par une imprégnation gay à laquelle n’échappe presque aucune page de l’ouvrage... On ne peut cependant que se délecter de la culture, du jugement, de l’émotion, de l’intelligence et de la liberté qui animent chacun des essais du livre et redonnent à l’activité critique son sens et sa mission la plus libre et la plus profonde.
L’Orient littéraire, 8/9/2011