Timothée Picard: VERDI-WAGNER
Imaginaire de l’opéra et identités nationales, Actes Sud, 2013, 323pp.
L’année 2013 a été l’occasion de célébrer le bicentenaire
de la naissance de Richard Wagner (1813-1883) et Giuseppe Verdi (1813-1901) les
deux créateurs qui ont réussi à résumer l’opéra incarnant, le premier, la
germanité et le second l’italianité et au-delà le Nord et la Méditerranée. Il
suffit à leur musique d’être utilisée dans un film (du Senso (1954) de
Visconti[1] à The New world (2006)
de Malick en passant par les œuvres de Werner
Herzog[2], F. Ford Coppola[3], John Boorman[4]…) pour projeter sur lui un «effet
d’opéra »[5].
Afin de donner une idée concrète du travail riche et
passionnant de Timothée Picard, partons de trois œuvres qu’il intègre dans son
exposé historique. Parmi bien d’autres littéraires ou spéculatives auxquelles
il se réfère, chacune a sa place et sa signification.
Dans la nouvelle de Pirandello « Musique
d’autrefois » (1910), un vieillard revient à Rome après des années
d’absence et désire rencontrer son amour de jeunesse. Mais une fois chez elle,
il découvre que non seulement sa fille, aspirante cantatrice, mais toutes les
personnes qu’il a aimées autrefois et elle même, se sont converties à l’école
de la musique ‘bruyante et dissonante’ de Wagner et n’apprécient plus
« les divines mélodies de la musique italienne la plus pure» qui faisait
le délice de leur salon. Que d’autres peuples aiment leur musique, le visiteur
le comprend. « Mais nous ? Nous avons la nôtre, Paisiello, Pergolèse,
Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi… » Le maître de musique allemand
présent réduit tout cela à une tradéridéra (facile rengaine). Toutefois
touchée par l’affliction du vieillard, la jeune fille commence à lui chanter
une des arias qu’il affectionne. Mais la réprimande du maître au beau
milieu du chant : Tradéridéra ! a raison de celui-ci et du
cœur faible du vieil amant. Identités nationales, Verdi perçu comme un musicien
du passé et Wagner comme musicien de l’avenir, invasion de l’Italie par le
wagnérisme au début du XXème siècle, mélodie et bel canto opposées à la
puissance et à l’harmonie, place particulière des vieillards dans l’imaginaire
verdien qui en regorge…tout cela passe dans cette nouvelle.

La « Tettòn » surnommée ainsi en raison de
son décolleté avantageux est l’héroïne de L’Adalgisa (1944), nouvelle de
Carlo Emilio Gadda. C’est une diva des faubourgs, épanouie et vite fanée dans
les bas quartiers. Son public ne se trompe pas sur son talent, mais « chacun se
reconnaît pourtant dans son histoire, vibrant à l’unisson quand elle ‘crache
ses tripes’ sur scène- en particulier dans le rôle de Violetta. »[6]. Modestes aptitudes de la
cantatrice, carton-pâte du décor opératique, public aux humeurs repoussantes…rien
n’empêche le passage d’un courant
enchanteur et l’accession du peuple par le chant à l’émotion et la vérité. Dans
cette œuvre de Gadda se lit la capacité de l’opéra à avoir un vaste public et à
ne pas se restreindre à des spectateurs cossus. L’idée d’un opéra populaire se
trouve à l’origine de l’entreprise de Bayreuth; les symbolistes s’y rendaient
pour une initiation, mais l’effet voulu ne fut pas atteint avant même la
récupération nationaliste. Actuellement, la popularité de Wagner perce par le
cinéma où il est bien plus présent que Verdi. Quand, par contre, Moravia parle
de la « vulgarité » de ce dernier, c’est pour en faire une vertu
capable de faire retrouver aux Italiens du XIXème siècle les valeurs de la Renaissance.
Le terme « peuple » et ses dérivés se répètent beaucoup dans les
discours sur les deux auteurs tout en n’ayant pas sans doute la même acception.
Mais le carcan élitiste a connu son heure et le public de l’opéra s’étend de
jour en jour.
La troisième œuvre est Concert baroque (1974), court
roman du cubain Alejo Carpentier, qui narre la réunion en plein carnaval, à
Venise, en 1710 du vénitien Vivaldi, du napolitain Scarlatti et de
l’anglo-saxon Händel un peu éméchés et s’injuriant en présence de nonnes pour
se recueillir au matin sur la tombe de Stravinski[7] puis regarder passer la
gondole funéraire de Wagner[8] avant de se séparer sur le
son de la trompette de Louis Armstrong. Si nous la retenons, c’est que, fiction
inventive, elle donne un avant goût, mais un avant goût seulement, et pauvre en
regard, de cet amas de représentations conceptuelles et littéraires auxquelles
a donné lieu la dualité Verdi-Wagner tout au long de deux siècles. Force et vanité
des discours sur la musique, comme dit l’auteur!
Dans
VERDI-WAGNER Imaginaire de l’opéra et identités nationales, Timothée Picard traite son riche matériel en
divisant l’ouvrage en actes (Quatre avec Prologue et Epilogue) et en scènes. Cette
présentation opératique n’amène pas un ordre parfait, mais elle a sur les
autres la supériorité de donner au livre ce que Michel Leiris, verdien
convaincu souvent invoqué, aime dans l’opéra : le coté « festif,
joyeux, bigarré, presque carnavalesque ». Les intermèdes intercalés entre
certaines scènes servent à poser les questions pertinentes et à retenir
l’ouvrage sur le bord spéculatif.
Les
deux mots dont nous avons notés le continuel retour sont ceux d’ambiguïté et
d’ambivalence, comme si chaque opinion cachait son contraire, comme si l’éloge
cachait la critique ou l’inverse. Par ailleurs, il y a une chasse perpétuelle
aux lieux communs dont l’époque ne fut pas avare (lier un pays à une musique ou
à un compositeur…), lieux communs devenus comme « les réflexes de notre
imaginaire ». Aussi, est-on doublement surpris : quand on trouve des
catégories « pertinentes et simplificatrices » dont aucune (ni l’opéra,
ni la modernité) n’échappe au devenir historique ; quand les stéréotypes
éclatent : le mouvement Verdi Renaissance est parti d’Allemagne en
1920 ; aujourd’hui Verdi est plus joué en Allemagne que Wagner ; suivant
Nietzsche[9] et Thomas Mann[10], c’est la France[11] qui a le mieux compris
Wagner ; à l’heure où Romain Rolland expliquait que Berlioz était le
modèle du musicien français[12], Debussy affirmait qu’il
n’était ni français ni musicien !…
Né
autour de 1975, Picard appartient à une génération où l’opéra avait déjà
retrouvé la faveur populaire. Il montre que présentement et à tous les échelons
(mélomanes, interprètes, directeurs d’orchestre, metteurs en scène…) la dualité
Verdi-Wagner, encore qu’elle se
manifesta surtout dans la théorie et au détriment du premier, n’est plus. Vive
la Musique et vive l’Opéra !
*Timothée Picard a très
bien montré la richesse en mélomanes des générations culturelles françaises qui
vont de Balzac et Stendhal à Dominique Fernandez en passant par Baudelaire,
Proust, Gide et Cocteau…Nous regrettons cependant l’absence totale de
Pierre-Jean Jouve, ni wagnérien ni verdien mais amateur de Mozart et d’Alban
Berg. Nous sommes aussi étonnés par celle au cœur du sujet de Claude
Lévi-Strauss, ardent wagnérien. Mais comme dirait T. Picard, nul ne peut être
complet.
Une version allégée de cet article paraît dans L'ORIENT LITTÉRAIRE de Janvier 2014.
[1] Sans oublier bien sûr la valse verdienne du Guépard,
et les œuvres wagnériennes des Damnés et de Ludwig…
[2] Aguirre ou la
colère de Dieu (1972), Fitzcarraldo (1982).
[3] Apocalypse Now (1979) et la contestable chevauchée des Walkyries accompagnant
l’attaque des hélicoptères au Vietnam..
[4] Deliverance (1972) , Excalibur (1981)
[5] “Remonter le fleuve
poussé par la quête illusoire d’un quelconque Eldorado, chercher l’innocence et
se retrouver finalement confronté au mal à l’état pur : tel est le point
commun de ces œuvres et de ces artistes placés sous le signe de Wagner. »
p. 31.
[6] P. 128.
[7] Verdien et antiwagnérien
notoire.
[8] Wagner est mort à Venise
“d’une fellation ancillaire » suivant l’expression de Michel Leiris in Opératiques.
Sa rencontre plus ou moins prévue avec Verdi dans cette ville n’aura pas
lieu. Par ailleurs, la vie de Wagner est divisée par ses amis et ennemis en 3
épisodes : le révolutionnaire sur les barricades de Dresde et l’artiste
désargenté de Paris ; la période de Bayreuth et de Louis II de
Bavière ; la mort à Venise.
[9] Comme l’affirme
Furtwängler (Le Cas Wagner : critique du livre de Nietzsche, 1941)
tous les ennemis de Wagner ont puisé dans le pamphlet de Nietzsche.
[10] De La Montagne
magique (1924) où Wagner est présent à tous les niveaux (thématiques et
formes) aux écrits ultérieurs, le point de vue de Thomas Mann (1875-1955) ont
changé en raison de l’influence de Nietzsche et du devenir politique de
l’Allemagne.
[11] Pour Baudelaire qui a
donné le la, la musique de Wagner mêle inextricablement jouissance érotique et
extase religieuse. Du poète à Aragon et Leiris qui ont réhabilité le bel canto
et Verdi, le « Dieu »Richard Wagner a dominé la scène culturelle
française avec parfois certaines réserves.
[12] A la suite de Rousseau,
beaucoup ont considéré la France comme une nation non musicale adonnée aux
débats d’idées et important ses musiciens (Lully, Glück, Offenbach…). Ce qui
n’empêchaient pas certains de trouver par exemple Glück trop français ou pas assez…