Svetlana Alexievitch: La
Fin de l’homme rouge ou Le temps du désenchantement, traduit du russe par
Sophie Benech, Actes sud, 2013, 544pp.
Œuvres (La guerre n’a pas un visage de femme, Derniers témoins, La supplication) précédées
d’un entretien avec l’auteur avec Michel Eltchaninoff, THESAURUS, Actes
sud, 2015, 800pp.
Le 8 octobre 2015, le prix Nobel de
littérature a été décerné à l’auteure biélorusse Svetlana Alexievitch.
Née en 1948, écrivant dans la langue de Pouchkine, elle connaît
étroitement l’Ukraine où elle résidait en été, sous des
soleils radieux, chez sa grand-mère. Ses œuvres
avaient couvert la manière dont furent vécus des événements majeurs
du soviétisme et de l’après soviétisme : la guerre d’Afghanistan (1979-1989)
in Les Cercueils de zinc où des
enfants de l’intelligentsia rurale naïfs, idéalistes et nourris des slogans du
régime devenaient des assassins ; la
catastrophe humaine et écologique de Tchernobyl (1986) qui mit en question
le progrès de la science et de la technique in La supplication, 1998…)
Elle a surtout dressé un grand tableau historique de la période, allant
des famines des années 1930 à l’ère Poutine en passant par la seconde guerre
mondiale et autres avatars, telle que ressentie par des témoins. La Fin de
l’homme rouge avait connu le succès bien avant la récompense
suédoise. Les livres ont accompagné la perestroïka, mais les personnages,
auxquels Alexievitch donne la
parole, ne lui sont pas particulièrement tendres.
Pour se mettre à l’écoute de cette œuvre et en
saisir pleinement la portée esthétique et cognitive, il
faut la lire à l’écart d’une polémique oiseuse :
la prestigieuse récompense lui a-t-elle été
octroyée pour sa qualité littéraire ou en raison du «courage »
de l’écrivaine, de l’importance d’une période où souffrance et vaillance ont
rarement été aussi longues et aussi profondes ? De n’être pas
une œuvre de fiction ou d’imagination n’enlève rien à l’intensité
dramatique des témoignages recueillis. Comme si une histoire orale jaillie
de protagonistes anonymes parsemés sur un vaste territoire et
habituellement destinée à la disparition affirme sa teneur inaltérable
et se fait une force de naître tout droit d’une
réalité et d’en rendre fidèlement la terreur. Autre
question adjacente et superflue : les confessions
enregistrées ont-elles été retouchées par une main littéraire ou s’agit-il
d’une fidélité journalistique à toute épreuve? Le sens du récit,
la mise au ban de la banalité, le passage des émotions aux sensations et du
passé au présent, le désordre ordonné des souvenirs, l’assise réaliste…tout
conspire vers le pouvoir des témoignages à servir le réel
par leur artifice propre, indéniablement attrayant.
Prenant la parole, les voix choisies et recueillies, essentiellement
de femmes, racontent dans La Fin de l’homme rouge un double
désenchantement : celui de l’époque soviétique où elles connurent la
famine, la dictature, la Terreur, la guerre (quand on n’y est pas, on s’y
prépare), les privilèges de la Nomenklatura, les magasins vides, les
interminables queues… et celui de la période suivante où ce qu’on nomma
« les lois du marché » ne fut que prétexte au pillage du domaine
public par une petite minorité, où la profusion d’articles de consommation
(parmi lesquels le saucisson joue un rôle fétiche) ne compense ni
l’anarchie, ni l’insécurité, ni les inégalités flagrantes , ni la
nouvelle peur diffuse et omniprésente… A partir de leurs
perspectives propres, de destinées singulières, de souffrances plus que de
joies, les protagonistes racontent les illusions de la période intérimaire
où ils défendirent Gorbatchev et Eltsine pour regretter maintenant une grande
puissance à laquelle ils étaient fiers d’appartenir, un soviétisme où se
résolvaient les identités nationales et religieuses, un régime qui prônait le
culte du sacrifice, le mépris de l’argent, l’altruisme…Le stalinisme et ses
versions « végétariennes et tempérées » sous Khroutchev et « les
vieillards du Kremlin » furent atroces ou durs, totalitaires et policiers,
mais la chute de l’URSS donna lieu au pire et fut vécue comme une tragédie. La
majorité voulait quelques réformes, plus de liberté et plus de bien être, mais
la chute de l’édifice entier alla au-delà des pires
craintes. « La Russie changeait et se détestait en train de
changer ». De l’échec du socialisme prolétarien on passait au
scandale du capitalisme sauvage.
Chaque témoignage commence avec quelque convention, puis invente son
allure propre, imprévisible. Il pointe ses repères, charrie des souvenirs, des
détails, des anecdotes. Il rapporte l’abominable (la cruauté des partisans
dans leur guerre glorieuse, la mère qui noie 2 de ses enfants pour sauver les
autres...) et est plein d’histoires drôles (Les communistes, ce sont ceux qui
ont lu Marx, les anticommunistes ceux qui l’ont compris). Le vécu intime,
répondant aux événements et inscrit dans une plus ample collectivité, ne cesse
de se prendre dans un jaillissement fougueux mais non dénué de rigueur
puisqu’il soutient toujours l’intérêt. C’est là son économie propre et sa force de
bouleversement.
Les
témoins sont variés et on ne trouve pas parmi eux seulement les victimes et les
désabusés, mais également ceux qui ont adhéré aux idéaux du changement de
l’homme et de la société, au point d’y consacrer leurs vies : « Quand
ils parlent de nous, ils disent: Pourquoi ils ont fait la révolution, ces
crétins? Mais moi je me souviens... je me souviens de cette flamme dans les
yeux des gens. Et nos cœurs étaient brulants… ». Dans le monde soviétique,
le bourreau est lui aussi victime. Svetlana Alexievitch n’est pas une dissidente
radicale. Elle reçut l’idéologie à l’école
et à la maison. Auteure, elle interroge et s’interroge. Pour la période
ultérieure, elle recueille la voix d’une « panthère et prédatrice »
qui veut réussir dans le monde « fou » et « sauvage » du
marché.
« L’art
de la parole est une tradition russe » affirme Svetlana dans un entretien.
Sans doute. Mais il faut convenir que les témoins appelés ont beaucoup lu. Les
grands classiques russes de Pouchkine à Soljenitsyne, et de Tolstoï à Gorki.
Ils citent les poètes contemporains : Mandelstam, Brodsky… Dostoïevski est
omniprésent dans les débats sur la liberté, sur le désir du bien qui aboutit au
mal absolu, sur la noirceur de l’âme…Quand ils n’invoquent pas Taras Bulba ou
Le Maître de Boulgakov, ils les répètent ou les revivent ou parlent
comme leurs auteurs, témoin cette phrase à la Tchékhov : « J’ai
accroché une icône dans un coin, et j’ai pris un petit chien pour avoir
quelqu’un à qui parler. » La « civilisation soviétique » a permis
la diffusion du livre et il ne cesse de surgir et de ressurgir comme un signe
distinctif de la collectivité ou de son intelligentsia, à coté mais bien plus,
que les films et la musique. « Nous avons grandi avec des mots. Avec la
littérature », glorifiée ou interdite.
Est-ce
« l’âme russe » dont le thème revient, en particulier sous la forme
de la passion des femmes pour les hommes malheureux, qui prend ici la
parole ? Les protagonistes ne cessent de la tisser et de l’effiler et,
mythe ou réalité, elle fut nourrie aux meilleures sources littéraires. Les
témoignages transcendent l’époque pour affronter les énigmes de la vie, de la
mort, pour tenter de décrypter les fréquents suicides, pour donner sens à la
souffrance. Ce « roman à voix », ce chœur tragique orchestré par Svetlana Alexievitch
est indéniablement une œuvre capitale.