Michel Van Leeuw: Emile
Eddé (1884-1949) Aux sources de la république libanaise (2 vol., 779pp &
94pp Annexes), Geuthner, 2018.
Emile Eddé est né en 1884 à Damas dans une famille maronite
originaire du Mont Liban. Son père Ibrahim, drogman d’honneur au consulat de
France de la ville, et son épouse l’alépine Maria Donato, d’origine italienne élevèrent
12 enfants dont Yuhanna Emile, le benjamin. Le père s’étant décidé de
s’installer à Beyrouth après la mort de sa femme survenue peu après la
naissance du dernier fils, Emile fit ses études, terminées en 1902, au collège
Saint Joseph des pères jésuites. Sa licence et son doctorat en droit lui furent
remis à la faculté de droit d’Aix-en-Provence en 1905 et 1907.
De retour à Beyrouth, Maître Eddé ouvre son étude d’avocat
dans ses souks. Réputé surtout pour ses compétences en droit commercial, sa
connaissance profonde des Capitulations, collaborant avec de nombreux avocats
du barreau de Paris, il plaide principalement devant les juridictions mixtes. Il
épouse Lody, fille de Georges Lutfallah Sursock et Marie Zahar riche grecque
catholique de Sayda et ont 3 enfants,
Raymond, Andrée et Pierre. Le beau père est propriétaire de vastes
exploitations en Egypte, au Liban, en Palestine et investit grandement dans la
bourse du coton égyptienne. Jusqu’en 1914, Eddé se consacre à ses activités
professionnelles et s’intéresse peu à la politique. Avocat du consulat de
France, il s’exile en Egypte au début de la guerre, ne s’y inscrit à aucune
association politique mais participe activement au recrutement de volontaires
libano-syriens dans la Légion d’Orient[1].
Il reprend surtout ses activités au barreau d’Alexandrie[2]
et se rend à de nombreuses reprises en France.
Avec son fils Raymond |
Revenu avec les forces alliées d’occupation au Liban vers fin
octobre 1918, Eddé devient conseiller principal des officiels français[3].
Ses compétences juridiques et administratives font ressortir son rôle et
l’encouragent à bâtir une carrière politique. Mais son caractère peu enclin au
compromis et un différend sur la remise en place du système communautaire de la
Mutassarrifiyya lui font quitter son poste.
Emile Eddé fait partie des 1ère
et 3ème délégation à la conférence de la paix de Versailles en 1919
et 1920. Il les fait bénificier de ses nombreuses relations parisiennes, de sa
maîtrise de la langue, de ses connaissances juridiques. L’unanimité n’est le
propre ni des points de vue (et intérêts) français ni de ceux des représentants
des provinces arabes de l’empire ottoman ni de ceux des nombreux cercles
libanais ou libanistes, pour ne pas parler des visées des puissances
victorieuses. Si Eddé partage l’avis de
ses compagnons sur l’indépendance du Liban, l’extension des frontières de la
montagne et la « collaboration » avec la France, il restera plutôt fidèle
à une idée restrictive et « homogène » du pays avec une nette majorité
chrétienne, des régions non irrédentistes et, par suite, un climat plus serein
avec une Syrie revendiquant sa bande côtière. Le Liban d’Emile Eddé (carte p.441)
s’inscrirait à l’intérieur des frontières constitutionnelles de la
République ne comprenant ni Tripoli ni le Akkar, ni Baalbeck et l’est de
la Békaa, ni le Djebel Amil ; son rivage irait du sud de Tripoli à Tyr.
Non pas un « foyer chrétien », mais une République ramenée à de plus
« justes frontières ».
L’état du Grand Liban proclamé par
Gouraud le 1er septembre 1920, Eddé est contre son administration
directe par les Français ; elle relèverait de la politique coloniale et
non des principes du mandat. Il est alors écarté de la scène politique et fonde
avec d’autres, dont Béchara al-Khoury[4],
le parti du Progrès (hizb at-taraqqî) prônant, outre l’indépendance, des
élections et un régime fondé sur la compétence et le mérite, ce qui écarte l’organisation
communautaire. En 1922, il est élu au Conseil Représentatif député maronite de
Beyrouth et s’y illustre par des motions doublement indépendantistes, visant à
libérer l’administration de l’Etat de Damas et des autorités mandataires ;
en 1924, il devient président de ce Conseil. Mais il est écarté in extremis en
1925 du gouvernorat du Grand Liban au profit d’un gouverneur français, Léon
Cayla. Autour de cette date, il devient un adversaire du haut commissaire
radical le général Sarrail et prend forme son différend avec Béchara al-Khoury.
Leur lutte dominera près de 30 ans la vie politique libanaise. Il est étonnant
que le plus antieddiste des conseillers de ce dernier soit son ‘guide’ et
beau frère Michel Chiha ; les raisons en restent mystérieuses.
Le plus intense moment de la carrière
politique d’Emile Eddé fut sa formation d’un cabinet ministériel sous le second
mandat de Charles Debbas. Il fut de courte durée (12/10/1929-20/3/1930) et
reste jusqu’à présent le seul à avoir été renversé par un vote parlementaire
dans l’histoire de la République. Il s’attaqua aux rouages administratifs, financiers
et juridiques et les frappa « du sceau de l’austérité, de la rigueur et de
la restructuration » par un recours intense aux décrets-lois (près de
700). On lui doit des structures encore vivantes. Il eut contre lui les cadres
administratifs atteints, leurs protecteurs politiciens et bientôt ce fut la
plus large alliance regroupant B. al Khoury, AH Karamé, Ryad Solh…le cadre du
débat se déplaça du politique au communautaire et les pires propos furent
prêtés à Eddé[5].
D’être « trop téméraire et trop confiant » précipita sa chute et les
autorités mandataires[6]
prirent peur pour elles mêmes de la vaste alliance qui se fit contre lui.
« C’est l’échec d’une tentative de modernisation et de laïcisation d’un
système » (p. 389)
Laissons de côté l’échéance de 1932 où Eddé appuya la
candidature de Cheikh Mohammad al-Jisr pour empêcher B. al-Khoury d’être élu à
la présidence de la République, intrigue qui aboutit à la suspension de la
constitution par le haut commissaire Ponsot. Touchons au mandat présidentiel
d’Eddé (1936-1941) élu le 20 janvier par une majorité de députés musulmans. Il
doit désormais défendre et sauvegarder une République différente de ses
conceptions mais entrée dans les faits et il le fait. Son mandat est loin
d’être facile à l’ombre d’un conflit mondial qui s’annonce, pris entre De
Martel, haut commissaire qui se comporte en proconsul, des prélats maronites
qui lui reprochent sa politique pro-musulmane, des musulmans qui ne cessent de
revendiquer l’appartenance à la Syrie, le mécontentement populaire suite aux
dépréciations successives du franc et à l’inflation galopante , une opposition
parlementaire féroce et relayée par Le Jour[7]
de Chiha…Les initiatives ne manquent pas cependant : choix de
présidents de conseil sunnites, unification du régime fiscal, Office national
du blé…Mais c’est dans le traité d’amitié et d’alliance signé en 1936 qu’Emile
Eddé a mis toutes ses convictions politiques (à l’exception de la laïcité) :
le Liban indépendant et souverain lié à la France et garanti par elle. Suite
aux pressions des militaires, le parlement français ne le ratifiera pas.
Dans ce que l’auteur appelle pudiquement ‘la crise de
novembre 1943’, le rôle d’Eddé est malheureux. Il fonde cette année là le Bloc
national et gagne la majorité des députés aux élections du Mont Liban. Mais
Spears voit en lui « le pire laquais des Français » et il assiste au
triomphe présidentiel de son vieil adversaire. Il vote la confiance au cabinet
Ryad Solh mais se retire lors des modifications indépendantistes de la
constitution pour marquer sa désapprobation à un vote non respectueux par les
députés du règlement de la chambre. En acceptant d’être nommé chef de l’Etat
après l’emprisonnement des autorités libanaises à Rachaya, il devient impopulaire
et est accusé de trahison. « J’ai mangé votre pain pendant trente ans, je
dois payer », dit-il aux Français[8].
Mais dès 1946, il est de retour sur la scène politique et les manifestations
lors de son décès en 1949, dans un climat de corruption étatique, montrèrent
une fidélité populaire éminemment chrétienne à son image.
Nous devons à Michel Van Leuw non seulement une
excellente et biographie[9]
du président libanais mais une contribution importante à l’histoire du mandat
nourrie principalement des archives
françaises et britanniques. S’il s’est rarement appuyé sur les sources de
langue arabe et s’il a négligé d’éclairer les assises populaires du politicien,
il a pu construire un regard objectif sur le positif (honnêteté, intégrité,
courage) et le négatif (obstination, esprit de parti, relations avec les
sionistes[10])
du personnage ainsi que des autorités mandataires.
[1] Corps armé créé par la France le 15
novembre 1916 pour défaire les armées ottomanes et composé de libano-syriens et
d’arméniens.
[2] En association avec les etudes des
Maîtres Katsfélis et Leveaux.
[3] Le commandant de Piépape et le capitaine
Coulondre.
[4] Béchara al-Khoury, Jawad Boulos et Camille Chamoun ont
fait partie de son étude d’avocat.
[5] « Si les musulmans ne sont pas
contents…qu’il aillent à La Mecque ! »
[6] Le haut commissaire Ponsot écrit à son
ministre des Affaire étrangères : « Mais les hommes d’Etat les plus
éminents doivent s’adapter aux règles du régime qu’ils servent et dont ils
tirent, en fin de compte, la consécration de l’autorité. », le 25/3/1930
cité in p.388, note 813.
[8] Par contre, les autorités françaises
l’ont souvent lâché : Ponsot en 1930 ayant estimé que Eddé n’était plus
utile une fois introduites les réformes
indispensables que le mandat n’osait pas présenter (p. 388) et Catroux en
novembre 1943 qui n’a jamais mentionné Eddé pour la libération des prisonniers
de Rachaya alors que celui-ci l’avait
réclamée dès le premier jour de sa nomination (p. 672).
[9] Il faut reconnaître à l’auteur un nombre minimal
d’erreurs dans les transcriptions, les noms, certaines
assertions…Exemples : il n’est pas vrai que la communauté chiite ne soit
pas représentée au cabinet de 1929 (p.355) puisque Ahmad al-Husayni est
ministre de l’agriculture ; nous n’avons pu trouver qui est ce Husayn
al-Khazin dont il est question p. 504…Mais c’est Edmond Rabbath qui est
responsable de l’erreur de la page 653 : « Le Liban…retirera un bien utile
de la civilisation des arabes ». il s’agit en fait de Hadârat al gharb,
« la civilisation de l’Occident. » Le grand juriste et historien a
omis le point du Gh.
Quant à
l’éditeur, il aurait pu éviter tant de coquilles et de fautes d’accord… et de
laisser les pages impaires du tome premier sans numérotation.
[10] Sur les relations libano-sionistes et
particulièrement maronito-sionistes avant 1948, le dossier de Van Leuuw est
copieux : particulièrement pp 527-548 et Annexe n 12 (Avant projet de
pacte remis le 23/12/1936 à M. Eddé…)pp 63-64.