Pour évoquer René
Descartes, né il y a quatre cents ans[1], il est bon de se dépayser
et de partir du Caire du roi Farouk. Là,
en 1937, année du tricentenaire du Discours
de la Méthode, trois conférences sont prononcées à l'université de la ville
et publiées en français et en arabe. Leur titre général est des plus simples: Entretiens
sur Descartes. Leur auteur, Alexandre Koyré, brillant philosophe des
sciences et le meilleur connaisseur de la période cruciale qui va de Galilée à
Newton prend à revers le philosophe et mathématicien français et l'introduit
par l'histoire et en elle. Nous savons que Descartes ignore superbement Clio,
que sa pensée suspecte tout ce qui se rapporte à la Mémoire, à la Vie et, plus
généralement, au Temps dans ses multiples dimensions. Paradoxalement cependant,
les Entretiens de Koyré le sortent grandi de la confrontation et lui
donnent une place nodale dans l'histoire de la philosophie, de la pensée et de
la culture. “Le Monde incertain”, “Le Cosmos disparu”, “l'Univers retrouvé”,
tels sont les volets du triptyque. Durant la Renaissance, se multiplient faits
nouveaux et découvertes. Ils battent en brèche une image du monde, fruit d'une
synthèse de la pensée d'Aristote et du christianisme, qui a fini par prédominer
le Moyen Age. Il appartient à Descartes, plus hardi que d'autres et mieux armé
par la mathématique et la nouvelle physique, de donner une nouvelle vision de
l'Univers. « Cogito, ergo sum sont les premiers mots de son
système, mots qui précisément expriment la différence entre la philosophie
nouvelle et tout ce qui l'a précédée » avait dit le grand Hegel[2] qui n'y va pas de main
morte en faisant de Descartes le premier des philosophes germaniques.
La Renaissance
européenne est une période d'enrichissement autant qu'une période de
destruction, l'un des aspects n'allant pas sans l'autre. On redécouvre l'Antiquité
(grâce à la chute de Constantinople) et on découvre le Nouveau monde et des
voies nouvelles vers l'ancien. La révolution de Copernic bouleverse
l'astronomie et une science nouvelle, la physique galiléenne, voit le jour, née
de l'application de la mathématique à la nature jugée jadis par le Grecs en deçà
des lois rationnelles parce qu'en devenir et corruptible. L'ébranlement gagne
toutes les institutions, des castes de savoir frappées par la découverte de
l'imprimerie à l'Eglise secouée par la Réforme et aux ordres politiques
traditionnels mis à l’épreuve par les révoltes paysannes et surtout par
l'apparition de l'Etat central.
Quel pan de la vision
médiévale de l'Univers peut-il encore résister aux poussées de l'effervescence
nouvelle? Le monde ordonné, hiérarchisé, fini, le monde de “l'à peu près” aux
parties solidaires et complémentaires a fait long feu. La Terre n'est plus au
centre du cosmos et celui-ci désormais libre de la division qui le sépare en
monde supra-lunaire aux mouvements circulaires et réguliers et en monde infra-lunaire
corruptible et périssable. L'espace est désormais illimité et une science
précise munie d'instruments capables de multiplier l'information et les sens,
et de saisir les taches lunaires et les fibres microscopiques[3], a remplacé la physique finaliste toujours
prête à assigner aux corps une place et aux mouvements un sens. Non seulement
le monde ne paraît plus aux dimensions de l'homme, mais il semble même rebelle
à tout ordre, fut-il divin. Koyré résume: « Dans ce monde infini de la
Science nouvelle, il n'y a plus de place ni pour l'homme, ni pour Dieu. »
Le désarroi s'installe
dans les milieux intellectuels. Mersenne, dans une lettre à Descartes, estime à
50.000 le nombre des athées dans le seul Paris. Koyré cherche la preuve de ce
désarroi dans les ouvrages de quelques penseurs aux titres largement
évocateurs: De l'Incertitude et de la Vanité des Sciences et des Arts
(1530) d'Agrippa; Traité philosophique à savoir qu'on ne sait rien
(1581) de Sanchez. Mais nous saisissons peut-être mieux, avec l'américain
Stanley Cavell[4], le déni de savoir de
cette époque dans ces personnages de Shakespeare que sont Hamlet, Othello et
autres rois Lear dévorés par le doute au point d'être conduits à la folie et à
la mort. Shakespeare, né la même année que Galilée, est plus vieux que
Descartes d'une bonne génération (30 ans); mais tous les deux se sont nourris
aux Essais de Montaigne, ce
traité du renoncement à toute certitude.
Quittons à présent le
Caire pour l'Allemagne, le commentaire pour le texte original et l'histoire culturelle
pour l'itinéraire spirituel: « J'étais alors en Allemagne où l'occasion
des guerres qui n'y sont pas encore finies m'avait appelé... »[5] Descartes parle à la
première personne et retrace sa quête. Il commence par le doute et se saisit
ainsi d'un fait d'époque. Mais d'emblée le doute est domestiqué. Il peut certes
paraître aussi exagéré que celui du Maure de Venise et un simple soupçon suffit
à disqualifier une classe de savoir ou une source de connaissance. Mais la
radicalisation est ici totalement maîtrisée. D'abord, le champ du doute est
étroitement circonscrit: il ne s'agit pas de rebâtir la “cité” mais sa “maison”
et l’enjeu n’est purement théorique et nullement politique ou religieux.
Ensuite et surtout le crescendo qui s'attaque aux données sensorielles, à
l'existence du monde matériel et aux vérités mathématiques est mené avec une
telle maestria qu'il devient évident que la volonté de certitude triomphera de
tout en ne négligeant rien.
« Je pense,
donc je suis »: voilà la première certitude et le modèle de
toute certitude par sa simplicité, son évidence, sa clarté, sa distinction. Jeunes,
cette assertion nous agaçait en nous semblant banale, oiseuse, tautologique.
Nous savons aujourd'hui combien elle pose problème, quelles explications elle
requiert, ses enjeux dans le système de Descartes et dans toute l'histoire de
la pensée. Il ne nous est donc pas exagéré de dire que l'éducation à la
philosophie est un apprentissage des richesses et pièges du cogito et que celui
– ci, par les commentaires qu'il a inspirés et qu'il ne cesse de faire de
Spinoza à la philosophie analytique en passant par Kant, Schelling, Hegel, Nietzsche
et Heidegger, est le microcosme où peuvent se lire les dérives de la
philosophie moderne.
S'agit-il d'un
raisonnement (tout ce qui pense est...) ou d'une saisie instantanée encore plus
nette quand Descartes omet le “donc” et écrit simplement: “je pense, je suis”,
surtout qu'il affirme que l'intuition ne perçoit pas seulement des idées
simples mais aussi des relations entre les idées? Que veut dire le mot
“penser”? S'agit-il d'une acception large: « Qu'est-ce qu'une chose qui
pense? C'est à dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui
veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent…»? ou d'une acception
étroite: avoir des idées claires et distinctes? Au premier cas, le cogito perd
toute consistance, au second, je n'existe que quand je pense clairement. Ou
s'agit – il, comme l'affirme J. Wahl, d'une pensée de la pensée: « je
pense (en un sens étroit) que je pense (en un sens large) »?
Peut-on inférer de la pensée l'existence d'un « je » un et
originaire: « ça pense en moi, il est pensé en moi – tel est le fait pur,
tout comme je peux dire à aussi bon droit: j'ai rêvé et ça rêvait en moi”
(Schelling)[6]? Nietzsche va plus
loin: « Si j'ai quelque unité en moi, elle ne consiste certainement pas
dans mon moi conscient, dans le sentir, le vouloir, le penser, elle est
ailleurs, dans la sagesse globale de mon organisme occupé à se conserver, à
assimiler, à éliminer, à veiller au danger: mon moi conscient n'en est que
l'instrument »[7]. La philosophie
analytique s'interroge: qu'y a t – il dans le cogito au delà de la
contradiction logique de l'énoncé: “je n'existe pas”?[8] Peut-on déduire des
pensées de Hamlet que celui-ci existe?[9]
La litanie des
questions posées par le “je pense” ne doit pas nous détourner de la
fermeté du « bon pas » cartésien. Non seulement le philosophe vient
d'affirmer son moi qu'il ne tardera pas à substantifier par l'énoncé « je
suis une chose pensante », non seulement
il vient d'identifier l'âme et la pensée en se “purifiant” des âmes
végétative et animale chères aux aristotéliciens, non seulement il est déjà
dans le domaine de la certitude, mais surtout il vient d'opérer un renversement
capital dans l'histoire de la pensée occidentale: il ne part pas de l'être,
mais de la pensée. Il était inconvenable pour un Grec de dire « je pense »
avant « je suis ». Descartes va même de la pensée à la pensée.
L'idéalisme allemand n'aura qu'à le suivre dans « la terre natale »
de la vérité.
Si une certitude
existe, si elle sert de modèle aux autres, les hypothèses les plus folles,
comme celle du Malin génie, qui hypothèquent les opérations de l'esprit
et les vérités mathématiques, peuvent êtres écartées. Mais elles ne le seront
que par la remontée à l'Infini parfait. Descartes est un grand savant qui, par
l'invention de la géométrie analytique, véritable synthèse de l'algèbre et de
la géométrie, a montré l'unité des mathématiques qu'il propose en modèle à
toute connaissance. Mais cette science universelle ne peut être par elle même
son propre fondement. D'où le recours à la philosophie. D'où le passage obligé
par Dieu. Celui-ci seul peut me garantir la vérité des évidences intérieures
(l'adéquation des idées claires et distinctes aux choses extérieures séparées
d'elles) et la validité des opérations intuitives et déductives de mon esprit
(je ne suis ni un fou ni un rêveur).
Récapitulons donc.
Descartes, veut remplacer le savoir médiéval essentiellement qualitatif et
fondé sur la logique d'Aristote par une science dotée de la précision, de la
certitude et de l'évidence des mathématiques. Mais il veut appuyer cette
Science sur une métaphysique qui sauve les vérités les plus importantes de la
Foi comme l'existence de Dieu et l'immoralité de l'âme. (coté II Gattopardo[10] de Descartes: pour que tout reste, il faut
que tout change). A ces deux préoccupations s'ajoute une troisième que la
dernière modernité (ou postmodernité) n'est pas prête de pardonner à l'auteur
du Discours: Tourner le savoir vers l'action et faire de l'homme le « maître
et possesseur de la nature ». Heidegger voit dans la Technique étendue à
l'univers entier la réalisation de la philosophie du sujet contenue dans les Méditationes
de prima philosophia : “Dans l'impérialisme planétaire de l'homme
organisé techniquement, le subjectivisme atteint son point culminant, du haut
duquel l'homme descendra dans les plaines de l'uniformité organisée pour s'y
fixer et s'y installer”[11]. D'autres penseurs
(comme F. Von Hayek) verront dans la pensée de Descartes l'origine des tares de
l'étatisme et du communisme: cette volonté de maîtriser les flux sociaux
multipolaires ne condamne-t-elle pas son auteur à la dictature et aux pires
crimes?
Nous sommes partis du
prince d'Elseneur pour nous retrouver avec le petit père des peuples[12].
C'est dire combien la pensée de Descartes est vivante et à quels voyages ou
cauchemars elle invite. Mais on n'est pas grand philosophe impunément.
Descartes ou Galilée dans Shakespeare pour refaire le monde... ou le dénaturer.
La tragédie, pour avoir déserté la scène et la politique, est là plus que
jamais pour nous en son essence et en ses choix.
17/10/1996
[3]« J'ai vu en un an dix fois plus de choses que les hommes
n'en ont vues en 5600 ans. » Galilée: Le Messager des Etoiles.
[4] Stanley Cavell: Le Déni de savoir dans six
pièces de Shakespeare. (Hamlet, Othello, Coriolan, Le Roi Lear, le conte
d'Hiver, Antoine et Cléopâtre) Seuil.
Sur
le doute utilisé par les catholiques contre les protestants cf.
Richard H. Popkin: Histoire du scepticisme
d'Erasme à Spinoza. PUF.
[5] Descartes: Discours de la méthode.
[6] Schelling: Contribution à l'histoire de la philosophie cité in F. Rodis-Lewis:
Descartes, textes et débats, p. 229.
[7]. cf. Aussi un autre
texte de Nietzsche, OC, t. XI, P. 376.
[8]. F. Jacques: Différence
et Subjectivité, Paris, Aubier, 1982, p. 241.
[9]. J. Hintikka: “cogito ergo sum: inference or performance” in W.
Doney: Descartes, a collection of critical essays, NY, Double day and
Cie, 1967 pp. 108-139 ou The Philosophical Review, 71, pp. 3-32 (1962).
[11]. Chemins qui ne mènent nulle part. Cf.
Aussi Heidegger: Nietzsche, NRF, t. II, pp. 347-8.
[12] De Hamlet à Staline.