Muhammad Hussayn
Chamseddine: Zaman Samir Frangié…,Sîra (Les années Samir Frangié, une
biographie), Présentation de Mgr Youssef Bichara, L’Orient des livres, 2019,
324pp.
Deux années sont passées sur la perte de
Samir Frangié (avril 2017), mais sa présence ne cesse d’interpeller comme
nom, comme image, comme pensée et voie. La médiocrité d’une scène politique
libanaise où la lutte pour le pouvoir et le lucre a radié toute dimension
nationale et culturelle n’en est pas la seule raison. Une ferveur, une
fidélité, une reconnaissance pour celui qui avec plus de courage, de
sagacité, de permanence assignait les buts et les poursuivait -tout en
luttant, les dernières années, contre le plus insidieux des maux- persévèrent ; ce
qui n’est, de la part de ceux qui l’ont connu, que droiture.
Après La Révolution tranquille,
textes choisis (1995-2017) par Michel Hajji Georgiou, publié par
L’Orient des livres en 2017, le même éditeur fait paraître une biographie en
arabe signée par le plus dévoué des compagnons de
route, Muhammad Hussayn Chamseddine. L’ouvrage est en
fait polyphonique non seulement parce qu’il est centré sur la parole
de Samir (entretiens, enregistrements, manuscrits, textes publiés
et inédits…), mais parce que s’y expriment sa famille (les précisions
d’Anne sont toujours pertinentes…), ses amis (Mgr Youssef Bichara, initiateur
et hôte du Regroupement de Kornet Chehwane, signe une présentation magistrale)… et
que chacune des parties du livre a été discutée par une cellule ad
hoc. Biographie autant qu’autobiographie, prétendant à l’objectivité
sans afficher la neutralité, le livre se penche à la fois sur
le vécu, les engagements et les idées, d’où sa richesse et son
apport à l’histoire libanaise et au monde contemporain.
Le premier chapitre est consacré aux années
politiques de Hamid Frangié (1934-1957), ce qui est amplement
légitime vu l’importance de cette personnalité
historique, son combat pour l’indépendance du Liban, son
rôle dans l’évacuation des troupes françaises en 1946 et les accords
monétaires, son intégrité, sa sage modération et sa
défense opiniâtre du Pacte national contre l’aventurisme chamouniste (années
1950). L’image qu’il laisse pour
les divers groupements libanais, toutes confessions
confondues, ne cesse d’être reluisante, et il n’est pas étonnant que
son fils Samir l’intègre comme ‘contrôle’ et ‘référence’ intérieurs,
lui devant ses valeurs, non sa place sur l’échiquier. Mais l’autre gageure
de l’ouvrage est à double tranchant : éviter de parler des divisions du
clan Frangié après 1957 et l’hémorragie cérébrale de Hamid. C’est
toujours indélicat de se glisser dans les divisions d’une famille et les grands
combats de Samir n’auraient rien gagné à se perdre dans des sentiers
étriqués. Mais la vérité demeure ainsi partielle et bien des choix du
protagoniste restent inexpliqués. A sa famille Samir doit une
certaine aura et une ‘immunité’ mais à sa discorde des déboires et des
impasses.
Dans son Voyage au bout de la
violence (2012), l’auteur relate sa rencontre précoce avec cette
dernière. Il avait 12 ans quand eut lieu la tuerie préélectorale
de Miziara où des clans zghortiotes s’affrontèrent ;
intracommunautaire, elle préfigura par le ‘nettoyage’ familial des
quartiers la guerre du Liban. Mais c’est de retour d’Europe en
1965 et après la découverte des idées de gauche qu’il
entama à Zghorta avec des jeunes d’appartenances
variées des mouvements pour combattre les féodaux et les inégalités. En
1966, il rejoint le parti communiste et le quitte après la défaite de 1967,
alors que s’éclosent dans les universités de Beyrouth de nouvelles formations
estudiantines (telles les FFE) et que les affinités arabes prennent le pas sur
les solidarités internationales. Les ‘fils de famille’ de gauche se
montrent les plus audacieux dans les manifs et affrontements, bénéficiant
de la protection de leur nom et ascendance. L’effervescence de mai
68 touche de plein fouet le Liban et l’action de ‘l’Union des
communistes’ s’affirme au Sud, à la Békaa, à Mkallès…Samir
y est particulièrement engagé (1968-1970) avec des amis dont aucun
nom ne nous est caché. Mais après 3 ans de
militantisme partisan, il se consacre au journalisme et à
la vie de famille sans renier ses idées, leur assurant une
large audience (1970-1975). Sa carrière le montre particulièrement
créatif et innovateur : Fiches du Monde Arabe, Petro Report…
Les années qui précèdent la guerre de 1975
esquissent l’horreur qui va suivre. La lutte armée incarnée régionalement par
la Résistance palestinienne et nourrie par la mythologie d’une révolution
mondiale s’impose désormais à une jeunesse protestataire en quête d’égalité, de
liberté et de justice. Samir confessera plus tard un
penchant condamnable à prendre appui sur les organisations palestiniennes
pour réaliser les buts, ce qui la rendra un appoint et un poids. Aux
premiers mois des combats, il est membre de la direction du Mouvement national
libanais comme personnalité indépendante aux côtés de Kamal Joumblatt. Mais son
opposition au ‘camp chrétien’ ne l’empêche pas de chercher à se disjoindre des
factions en lutte et de s’interroger sur le déferlement de la violence que
connaît alors le pays, violence intérieure née de pressions, de peurs, de
haines. Le Front des chrétiens indépendants fondé en 1976 condamne les 2 camps.
Cette tentative intéressante ne tarde pas à appeler son dépassement
(1977): il faut mettre fin à la guerre, pousser au dialogue les belligérants,
trouver les points d’accord.
Le courage du compromis, l’unification des mouvements
civils et pacifistes qui prolifèrent dans toutes les régions, la reconnaissance
de la seule légitimité de l’Etat, le bannissement de la force dans la
confrontation, l’appel à l’imaginaire politique et le déploiement des arguments
justes rendent Samir indispensable à la plupart des contacts pour sortir des
impasses meurtrières. La confiance qu’il inspire, les amitiés qui l’appuient lui donnent le rôle de soldat connu et inconnu
de l’accord de Taëf (octobre 1989) qui met fin à la guerre.
De l’hégémonie syrienne qui prévaut de 1990 à 2005,
Samir est un des plus fins lecteurs ; une analyse profonde, équilibrée et
juste, nous dit Chamseddine. La ‘stratégie du salut national’ ne peut
être trouvée que dans la fin des cloisons artificielles, l’unité des Libanais,
la réhabilitation de l’idée d’une Entité nationale aux repères positifs (1920,
1943...) et aux acquis évidents. Un ‘Congrès permanent du dialogue libanais’
est formé. Les amis de tous les cazas et combats successifs accourent. Le
pluralisme est assuré dans une absence de hiérarchie, de cloisonnement
interne/externe. Le dialogue se renouvelle et les initiatives
individuelles et collectives sont encouragées. Des périodiques de qualité
forment et informent centre et périphéries. Cette activité et ce réseau ne
résorbent pas tout l’effort de Samir et de ses amis: dialogue islamo-chrétien,
synode pour le Liban (1995), contribution à mettre en œuvre l’Exhortation
apostolique de mai 1997 quant à l’ouverture, le vivre ensemble et la solidarité
arabe, le pardon, l’épuration de la mémoire...Après 2000, le retrait israélien
et l’appel des évêques maronites au retrait des forces syriennes du Liban, ce
fut le regroupement de Kornet Chahwan (30/4/2001)et en 2005 l’intifada de
l’indépendance. Peu après, la révolution se dévoie et les causes du mal sont
dénoncées sans pouvoir être dépassées.
Samir qui ne craint pas de parler de sa maladie a vécu avec elle un quart de siècle. Il a été
victime de 3 cancers successifs sans rapport l’un avec l’autre : le premier en
1994 fut facile à guérir; le second en 2010 où l’ablation réussie d’une
grande tumeur au cerveau a relevé, selon les médecins, du miracle; le dernier
en 2015 a atteint les poumons et le foie. Courageux, entêté, résilient, combattant
né ne craignant pas les confrontations, puisant des forces dans la vie et
attaché à elle, à la pensée, à l’humour, à la joie...Le dévouement familial et
la solidarité des amis lui sont d’un secours permanent mais il ne cesse de se
montrer le ‘plus fort’ les réconfortant un
à un.
Concernant la foi de Samir dont Mgr Bichara
fait la troisième dimension de sa personnalité avec la pensée au service des
valeurs et la lutte pour les objectifs politiques et nationaux, laissons la
parole au prélat, à la famille. Pour le premier, la face croyante s’est révélée
dans la longue lutte contre la maladie qui n’a pu entamer ni le vouloir, ni le
moral ni la clairvoyance. Anne tout en penchant vers cet avis et signalant
la dimension «messianique» de la longue épreuve de Samir, note son
mutisme sur la question et approuve l’affirmation de sa fille Hala: « la
foi religieuse conduit à la foi en l’homme comme l’inverse ....si l’une ne
conduit pas à l’autre, elle reste incomplète. »
Samir Frangié est l’ennemi de la violence à
laquelle il oppose le dialogue où il passe pour un maître chevronné. Mais il
lui assigne des buts ascendants qui vont de la construction nationale à
l’approfondissement social et humain. Il cherche à en accroître le champ en
l’étendant aux printemps arabes, aux
rives de la Méditerranée, à la Terre des hommes. Il en approfondit les
présupposés pour soutenir que ce ne sont pas les différences qui l’obstruent
mais les menaces de leur disparition. Il élève ainsi la communication à un rang
philosophique peut-être inconnu.
Tout se passe pour Samir comme si un
problème est l’opportunité providentielle de la recherche d’une solution,
d’où la tâche toujours reprise et l’optimisme jamais en manque. Sa biographie
est un livre de mémoire plurielle non seulement pour les innombrables amis
cités mais pour tous ceux qui vivent les années Samir comme des ténèbres
épaisses où perce un rayon lumineux. Ces années résistent et continuent.
Elles marquent un commun destin.